La bataille qui se déroule sur le territoire métropolitain en mai et juin 1940 continue de faire l’objet de représentations erronées, malgré les travaux de l’historiographie récente, française et étrangère. La défaite des armées alliées était-elle inéluctable ? L’armistice était-il le seul choix raisonnable au vu du désastre ? Co-auteur d’un ouvrage de réflexion stratégique sur les débuts de la Deuxième Guerre mondiale (1), Jacques Sapir a bien voulu répondre à nos questions.

 

Royaliste : En 1939, la France est-elle une nation mobilisée ?

Jacques Sapir : Oui, la France s’est mobilisée dès septembre 1939. Mais il faut distinguer entre la mobilisation militaire, la mobilisation industrielle et la mobilisation des esprits en se demandant si la population et les autorités avaient vraiment intégré ce que voulait dire cette guerre. Il faut en effet rappeler que les opérations militaires sont à un très faible niveau du 1er septembre au 10 mai 1940. De fait, dès septembre 1939, il y a une nette montée en puissance de l’appareil militaire, que ce soit en métropole ou dans les colonies. La mobilisation de l’industrie et des capacités productives est elle aussi importante. Par exemple la production de chars augmente fortement à partir de l’entrée en guerre, la production de matériel aérien se met elle aussi en marche mais avec des retards liés à des hésitations sur les choix de matériels. En mai 1940, la production du chasseur Dewoitine 520 – l’appareil le plus moderne de notre armée de l’air – est en train de monter à 150 voire 200 exemplaires par mois. Ainsi 8 appareils avaient été livrés à l’Armée de l’Air en janvier 1940, 23 en février, 34 en total cumulé pour les mois de mars et d’avril, mais 142 en mai et 181 du 1er au 26 juin soit un total de 388. Au total ce sont en réalité 437 avions qui ont été fabriqués par les usines Dewoitine, le décalage avec le chiffre de 388 provenant des avions construits mais non encore réceptionnés par l’Armée de l’Air. Il y a donc bien une courbe ascendante de la mobilisation française qui va dépasser, mais trop tard, la mobilisation industrielle de l’Allemagne en mai-juin – alors que l’Allemagne dispose d’un appareil industriel plus développé que le nôtre.

Royaliste : Venons-en à la mobilisation des esprits…

Jacques Sapir : On se rappelle la fameuse phrase prononcée à la fin d’un discours à la Chambre par Clemenceau le 8 mars 1918[1]: «Ma politique étrangère et ma politique intérieure, c’est tout un. Politique intérieure, je fais la guerre ; politique étrangère, je fais la guerre. Je fais toujours la guerre». En 1939, il n’y a pas ce type de réaction dans ce qu’on appelle les élites françaises. Une partie de ces élites, y compris celles qui sont très engagées dans la guerre, est dans l’idée que la guerre véritable ne commencera qu’à l’hiver 1940-1941, que la France est dans une logique de guerre de positions et qu’il faut attendre le printemps 1941 pour que les armées française et britannique aient les moyens de mener des opérations d’envergure. Cet état d’esprit a des effets importants sur la mobilisation psychologique.

Une autre partie des élites est opposée à la guerre. Il y a une élite pro-allemande qui considère que cette guerre ne devrait pas avoir lieu et une élite qui considère que cette guerre n’est pas la bonne, car c’est à l’Union soviétique qu’il faudrait faire la guerre. La combinaison de ces attitudes différentes ou contradictoires est délétère. Même dans l’entourage de Paul Reynaud, comme Paul de Villelune, plusieurs conseillers estiment que cette guerre est absurde et qu’elle doit s’arrêter au plus tôt. Dans le milieu industriel, Louis Renault partage cette opinion. Dans le milieu dirigeant et dans une partie de l’opinion, on observe une sur-réaction lors de la guerre russo-finlandaise et certains militent en faveur d’une assistance à la Finlande. Après l’armistice finno-soviétique, l’état-major de l’armée de l’Air travaille pendant l’hiver 1940 sur un projet de bombardement de Bakou à partir des bases françaises du Levant.

Somme toute, ceux qui sont persuadés que la France fait la bonne guerre, qu’il faut arrêter Hitler et qu’il faut engager les opérations militaires là où on peut et dès que l’on peut sont relativement minoritaires. Même Paul Reynaud table sur une conduite économique de la guerre. Quand il déclare : “ nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts », il dit quelque chose de tout à fait exact : l’ensemble industriel français et anglais qui dispose du soutien des Etats-Unis est immensément plus puissant que l’Allemagne. Ce n’est donc pas absurde… mais on n’a jamais vu de guerre qui soit gagnée uniquement pour des raisons industrielles.

Royaliste : Quant à l’état d’esprit des Français, quelle est l’influence du Parti communiste et de la CGT ?

Jacques Sapir : Il n’y a pas encore de sondages d’opinions réguliers en France mais nous disposons des rapports des Renseignements généraux. On remarque que l’opinion française est assez convaincue de la justesse de la guerre : elle est légitime et nécessaire. Ce n’est pas l’enthousiasme mais une froide résolution à la guerre. Cela permet de comprendre l’isolement complet du Parti communiste qui dénonce une “guerre impérialiste”. Le Parti a même perdu le contact avec une partie de sa base électorale et il se trouve réduit à son noyau de cadres et de militants très convaincus. On a beaucoup parlé des sabotages que les communistes et les cégétistes auraient organisés dans les usines d’armement. Aujourd’hui, les historiens considèrent qu’il y a eu très peu de sabotages avérés. Mais la main d’œuvre qui fait face à la montée du volume de la production n’est pas au niveau et elle fabrique des produits qui ne sont pas au niveau – par exemple les moteurs d’avion. Les malfaçons sont très nombreuses et résultent toutes de l’inaptitude passagère de la main d’œuvre. En fait, on a répété l’erreur commise en août 1914 quand on a envoyé les ouvriers au front avant de les rappeler comme affectés spéciaux à la fin de l’année. En 1939, les usines de chars, d’avions, de bateaux n’ont pas été très affectées mais dans d’autres usines on a recruté des ouvriers sans formation pour assurer la montée en puissance de l’appareil productif. C’est la combinaison de tous ces facteurs qui a donné l’impression d’un sabotage. Les Etats-Unis ont d’ailleurs connu la même situation au premier semestre de 1942 : psychose de sabotage mais en réalité manque effectif de formation de la main d’œuvre qui s’est par la suite formée sur le tas.

Royaliste : Qu’en est-il de la mobilisation britannique ?

Jacques Sapir : Il y a une véritable adhésion à la politique du gouvernement britannique. Comme les Français, les Britanniques expriment une sombre résolution en 1939. Chaque fois que le roi et les membres du gouvernement s’expriment sur la guerre, il y a un assentiment très profond. Cela dit, il y a au sein du gouvernement britannique des hésitations comme en France : elles proviennent de l’idée que la guerre sera longue et qu’on aura les Allemands à l’usure. Certains ministres soulignent la nécessité de mobiliser l’Empire, ce qui prend du temps. Mais il y a aussi des partisans de l’action immédiate. Churchill, qui est alors Premier lord de l’Amirauté, prend par ses initiatives le risque que ce soit la Grande-Bretagne qui déclenche les hostilités en Norvège en ordonnant d’aller attaquer les briseurs de blocus allemands dans les fjords – donc sans aucun respect de la neutralité norvégienne. En février 1940, dans une opération bien connue, des destroyers anglais, emmenés par le HMS Cossack, entrent ainsi dans un fjord norvégien et arraisonnent le navire ravitailleur allemand Altmark, libérant 300 marins britanniques fait prisonniers par le Graff Spee et que l’Altmark ramenait en Allemagne. Cette volonté d’en découdre à tout prix n’est pas toujours efficace mais elle fait de Churchill, aux yeux de l’opinion britannique, l’homme qui incarne la volonté de battre l’Allemagne – ceci dès le printemps 1940.

Royaliste : Quel est le rapport des forces, le 10 mai 1940 ?

Jacques Sapir : L’ensemble de l’armée allemande est déployé sur le front de l’Ouest et l’on sait que le plan allemand consiste à attirer une partie des forces françaises en Belgique et en Hollande pour procéder au “coup de faux” qui isolera toutes les forces franco-britanniques aventurées vers la Belgique.

Du point de vue matériel, les forces allemandes ne sont pas vraiment supérieures aux forces terrestres anglo-françaises. L’artillerie britannique et l’artillerie française sont largement supérieures à l’artillerie allemande. Quant aux chars, il y a une très légère supériorité numérique allemande mais les chars allemands sont d’une qualité inférieure aux chars français. Les divisions de panzers engagées dans la bataille de France sont pour la plupart équipées de chars légers Panzer II et Panzer III mais il y a aussi des chars tchèques, relativement légers mais de très bonne qualité. En face, les chars français sont globalement de bonne qualité avec un blindage et un armement supérieurs aux chars allemands mais les divisions cuirassées sont chargées d’appuyer l’infanterie ou d’opérer de façon isolée. L’idée d’une infanterie d’assaut accompagnant les chars n’existe pas dans l’armée française. De plus ces chars ont une tourelle monoplace, le commandant de char fait aussi office de tireur et de chargeur pour l’armement principal, alors qu’il y a deux ou trois hommes hommes dans la tourelle des chars allemands ce qui les rend plus efficaces. De plus, ces derniers sont systématiquement équipés d’une radio. Les chars britanniques sont de mauvaise qualité et seront massivement détruits par les Allemands, comme on le verra lors des combats d’Abbeville.

La supériorité aérienne allemande est certaine mais elle tient surtout au fait que la Luftwaffe demande beaucoup à ses pilotes : les aviateurs de la chasse allemande font trois à quatre missions par jour entre le 10 mai et le 25 juin alors que l’armée de l’Air française veut économiser ses forces car elle sait que ses pilotes sont beaucoup plus expérimentés que les Allemands – rappelons que ce pays n’avait pas d’arme aérienne de 1919 à 1933 – et elle se place dans la perspective d’une guerre longue. Mais les appareils allemands – Messerschmitt et Stukas – sont meilleurs que les appareils français d’anciennes générations : les Morane 406, les Bloch 151, 152 et 155. Ce n’est qu’à partir de début juin qu’on voit apparaître les Dewoitine 520 qui sont à égalité avec les appareils allemands qu’ils combattent avec des taux de succès élevés. Mais, à cause de la doctrine d’emploi française, les aviateurs français ont presque toujours été en infériorité numérique par rapport à leurs adversaires. Les bombardiers sont eux aussi d’anciennes génération au début du conflit mais on voit arriver en avril-mai de nouveaux appareils français – des Bloch, des Breguet – ou commandés aux Etats-Unis. Là encore, la doctrine d’emploi des bombardiers est souvent défectueuse : on les envoie par petits groupes par peur d’user le matériel et on leur demande de bombarder trop bas pour qu’ils soient vus par les troupes françaises alors qu’à une altitude normale ils valaient les appareils allemands, voire ils lui étaient supérieurs comme c’est le cas pour le LeO-45.

Royaliste : Peut-on parler de “l’étrange victoire” allemande ?

Jacques Sapir : Cette “étrange victoire”, c’est d’abord une victoire au niveau du plan d’attaque et de la conception de la guerre qui, très clairement, est en avance par rapport aux conceptions de l’état-major français. Dans l’armée française, la conception du combat a régressé depuis 1918 : nous avions alors la doctrine d’emploi terrestre et aérien la plus évoluée et la plus avancée de l’époque comme l’explique Michel Goya dans “Les vainqueurs”, son ouvrage sur la Première Guerre mondiale. De 1918 à 1939, il y a un étiolement et un retour en arrière sur toute une série de terrains et cela joue important dans la défaite.

La deuxième cause, ce sont les erreurs qui sont commises par le général Gamelin qui tombe dans le piège tendu par les Allemands. Le commandant en chef envoie des forces importantes au secours de la Belgique et des Pays-Bas ; du coup, il ouvre son flanc droit et quand Guderian attaque dans les Ardennes c’est le désastre puisqu’une bonne partie de l’armée française va se trouver encerclée. L’erreur de Gamelin, c’est aussi d’engager les troupes par petits paquets. Si l’ensemble des troupes disponibles avait été engagée pour contrer l’attaque de Guderian, le résultat aurait pu être très différent ! N’oublions pas que les batailles du mois de mai sont extrêmement violentes. En Belgique, à Hannut et Gembloux, les panzerdivision subissent des pertes très importantes et sont bloquées, l’artillerie allemande souffre terriblement face à l’artillerie française – à l’inverse de 1914, où notre artillerie était complètement dominée. Mais les Allemands disposent de la supériorité aérienne… La bataille de Stonne, du 15 au 17 mai, est perçue par les officiers allemands qui ont combattu pendant la Première Guerre mondiale comme l’équivalent de ce qu’ils ont vécu à Verdun[2]. Là encore, que ce soit par manque de transmissions ou par doctrine, les forces franco-britanniques ne poussent pas les contre-attaques jusqu’au point où il était nécessaire de les pousser. En mai 1940, nous ne sommes pas dans une guerre-éclair – la Blitzkrieg est une invention de la propagande allemande[3] – mais dans des combats très violents au cours desquels les forces alliées sont défaites morceau par morceau. Ensuite, c’est l’évacuation de Dunkerque, et ce qui reste de nos troupes se bat sur la Somme où se répètent les erreurs commises à Stonne – multiplication d’attaques violentes et séparées aux cours desquelles les forces franco-britanniques s’épuisent. Pour résumer, l’appareil franco-britannique souffre de plusieurs défauts :

1/ Il ne mène pas la guerre qu’il devrait mener, qu’il s’agisse de l’emploi des forces et du commandement.

2/ Il s’obstine à vouloir contre-attaquer sur les points immédiats de percée allemande au lieu de manœuvrer en cherchant à tronçonner la Wehrmacht. Il fallait pour cela une révolution dans le commandement, faisant agir ses forces en bloc.

Dès lors, les Allemands vont pouvoir capitaliser sur la faible distance qui sépare Paris du front – dont Berlin est très éloigné. Le centre de décision politique français est trop proche de la zone des combats. D’ailleurs, en 1939,  l’amiral Castex avait proposé qu’en cas de guerre le gouvernement aille s’installer à Alger afin de rétablir une distance de sécurité entre le gouvernement et le front dans une guerre qui se mènera, prévoit-il, par des opérations menées dans la profondeur au champ de bataille[4]. De fait, après la percée allemande sur la Somme, le gouvernement évacue Paris dans la confusion, ce qui entraîne une désorganisation de l’administration – et cela pèse encore plus sur les capacités opérationnelles de l’armée française. Même dans les départements du Nord, l’administration avait bien fonctionné jusqu’à la fin mai mais à partir du début juin elle s’effondre pour deux raisons : les hauts fonctionnaires ne sentent pas une volonté de se battre à outrance chez les dirigeants politiques et, par ailleurs, on ne cesse de déplacer les centres d’administration en reculant.

Royaliste : Fallait-il signer l’armistice ?

Jacques Sapir : Cet armistice fut une erreur tragique de la part des gouvernants français. A l’inverse, il apparaît pour Hitler comme une divine surprise. Quel que soit le mépris qu’il avait pour la France et les Français, Hitler n’en espérait pas tant ! C’est la raison pour laquelle il empêche Mussolini de présenter des exigences importantes car il craint que le gouvernement français renonce à signer l’armistice.

Cet armistice est pour le Führer une occasion inespérée parce que le commandement de la Wehrmacht l’a prévenu que l’offensive allemande était sur le point de s’arrêter. Du 20 au 25 juin, les unités allemandes sont arrivées au bout de leurs capacités logistiques : le système ferroviaire français est détruit et l’armée allemande a moins de camions que l’armée française et elle ne peut fournir immédiatement aux troupes le carburant et les munitions nécessaires. Si l’armistice n’avait pas été signé, l’opération allemande se serait arrêtée pendant quinze jours ou trois semaines.

Tels sont les éléments qui contredisent une partie de l’historiographie française, qui présente l’armistice comme la meilleure solution. Tel n’est pas le cas sur le plan militaire. Mais il y a eu un retournement du gouvernement français au sein duquel les partisans de l’arrêt des combats, minoritaires en mai, l’ont emporté. En juin, la population française continuait d’accepter la guerre. Quand Paul Reynaud est reconnu par une foule de réfugié sur la route de l’exode, il est acclamé ! Malgré les défaites militaires et la fuite sur les routes, la population française continuait de faire corps avec le gouvernement. Paul Reynaud a manqué de courage. Quand il démissionne pour céder la place à Pétain, il le fait sans raisons valables.

Propos recueillis par Bertrand Renouvin

  • Sous la direction de Jacques Sapir, Frank Stora, Loïc Mahé, 1940, Et si la France avait continué la guerre…Tome I, 2010 ; tome II, 2012.

[1] http://www2.assemblee-nationale.fr/decouvrir-l-assemblee/histoire/grands-discours-parlementaires/georges-clemenceau-8-mars-1918

[2] Lormier D., La bataille de Stonne : Ardennes, mai 1940, Paris, Perrin, 2010,

183 p

[3] Frieser K-H, (trad. Nicole Thiers), Le mythe de la guerre éclair : La campagne de

l’ouest 1940 [« Blitzkrieg-Legende : der Westfeldzug 1940 »], Paris, Belin, 2003, 479 p.

[4] Vimar N., « L’amiral Raoul Castex, le stratège inconnu », La Nouvelle Revue d’histoire, no 7H, automne-hiver 2013, p. 53.

Partagez

0 commentaires