Professeur à l’Université Panthéon-Assas et membre senior de l’Institut Universitaire de France, Philippe Raynaud se consacre à la philosophie politique. Récemment publiée, son étude magistrale sur les trois révolutions fondatrices de la modernité occidentale (1) n’est pas seulement destinée à faire référence dans l’Université : elle peut devenir, pour les peuples qui ont à réussir une révolution, un manuel à l’utilité certaine.

Sur le chemin des libérations espérées, le plus gros obstacle n’est pas celui qu’on voit : « le Pouvoir », ou « les Puissances d’argent ». C’est la haine de la pensée, c’est ce mépris pour la recherche universitaire dont un supposé président se fit voici peu l’écho en y ajoutant le poids de sa vulgarité. Ce n’est pas la première fois dans notre histoire qu’un parti des « pragmatiques », d’ailleurs saturé d’idéologie, tente de nous convaincre que les idées générales sont inutiles ou néfastes. Cité en exergue par Philippe Raynaud, Benjamin Constant a répondu de manière décisive à ce mauvais procès : « Dire que les principes abstraits ne sont que de vaines et inapplicables théories, c’est énoncer soi-même un principe abstrait ». Et d’ajouter : « S’il n’y a pas de principe, il n’y a rien de fixe : il ne reste que les circonstances, et chacun est juge des circonstances ».

Il se trouve que, peu après avoir reçu Philippe Raynaud à l’un de nos Mercredis, j’ai été confronté à des circonstances : la révolution du 7 avril au Kirghizstan, vécue de près grâce à des amis kirghizes et à des Français résidant à Bichkek. De longues conversations avec des citoyens de cette jeune république m’ont incité à ne pas publier ici l’entretien que j’avais annoncé à Philippe Raynaud et à reprendre son livre comme un manuel d’une grande utilité pour la suite des événements.

Je ne crois pas que les « rois-philosophes » offrent plus de garanties politiques que les chefs d’Etat autodidactes mais je note cependant que le chef du gouvernement provisoire kirghize, Rosa Otounbaïeva a enseigné la philosophie – donc les « principes abstraits » qui peuvent l’aider dans sa tâche. J’observe aussi, dans toutes les conversations avec des citoyens qui vivent dans les anciennes républiques soviétiques, que les « principes abstraits » sont immédiatement invoqués par le peuple menu comme par les étudiants de très haut niveau. Aux questions abstraites qui se posent aujourd’hui à nos amis kirghizes (et à nous autres Français en attente de révolution), je ferai donc des réponses théoriques d’autant plus urgente qu’ils doivent, par eux-mêmes et pour eux-mêmes, résoudre des problèmes pratiques de tous ordres. D’où des simplifications dont je m’absous car je préconise de lire entièrement puis de consulter régulièrement le livre de Philippe Raynaud. Ma première réponse théorique concerne la théorie elle-même :

Il faut faire beaucoup de théorie pour réussir une révolution. On pose des principes abstraits, on en débat abstraitement mais dans le domaine de la philosophie politique on se trouve toujours dans une conjoncture historique, confronté à des institutions politiques concrètes, à la présence ou au risque de la violence.

En Angleterre, la Révolution de 1688 est précédée par une formidable controverse théologico-politique (2) et par la publication du Léviathan (1651) où se déploie, sur un certain mode, la dialectique du pouvoir, de la loi et de la liberté que John Locke reprend d’une autre manière – qui a eu et qui a encore une influence considérable sur la pensée européenne (3).

La révolution américaine et la création des Etats-Unis s’accomplissent au fil d’un admirable débat entre des fondateurs qui sont à la fois les héritiers de la tradition britannique et les acteurs autonomes de leur naissante histoire. On voit comment Madison tente de concilier les avantages des monarchies européennes et ceux de la République gouvernée par des représentants élus et comment il découvre, dans le débat avec ses contradicteurs, « la formule centrale de la politique américaine, qui consiste à faire naître la cohésion nationale de la diversité même des intérêts et des opinions ».

Nous savons, je n’insiste pas, le rôle décisif que joue Montesquieu dans la définition des pouvoirs distincts (exécutif, législatif, judiciaire) depuis la Révolution française jusqu’à aujourd’hui.

Les théories politiques libérales ont engendré des révolutions de la Liberté. Le mot de révolution continue de réveiller les images de 1793 et de 1917 et il est difficile de sortir des évocations fascinées de Robespierre et de Lénine. Il faudrait pourtant se rendre au plus vite à l’évidence historique : ce sont les révolutions de la Liberté, monarchiques ou républicanistes, qui finissent par atteindre, plus ou moins rapidement, leur objectif : l’établissement d’un gouvernement représentatif, capable de garantir un système de droits individuels et collectifs en vue de la Liberté.

Les révolutions de la Liberté ne préservent pas de la violence. Les débats théologico-philosophiques et la vie politique en Angleterre détruisent le vieux cliché d’une évolution pragmatique et somme toute ennuyeuse des institutions britanniques. Il y a une radicalité anglaise à l’époque classique qui anticipe de plus d’un siècle la Révolution française. La nation anglaise libérée de la papauté et politiquement libérale est engendrée par la révolution religieuse accomplie par Henri VIII et par les révolutions politiques qui provoquent la fuite de Charles Ier en 1642, sa décapitation en 1649, la dictature de Cromwell, l’avènement de Charles II en 1660 et la Déclaration des Droits de 1689.

La Révolution américaine, qui comporte un courant radical, démocratique et quasi libertaire, s’effectue par l’insurrection armée ; la stabilisation institutionnelle, sous l’égide du deuxième président des Etats-Unis, John Adams, permet à la présidence d’équilibrer les deux assemblées mais ce résultat positif n’évite par la guerre de Sécession, sanglante guerre civile par laquelle les Etats-Unis tranchent leurs débats constitutionnels : nature de la Fédération, portée de la Déclaration d’indépendance et des droits proclamés, logique du pluralisme des « factions ».

L’œuvre admirable accomplie dans les premières années de la Révolution française n’est pas le fruit du républicanisme, inexistant lorsque la Bastille est tombée. Il importe de rappeler à nos amis étrangers, qui voient chez eux les acteurs de l’ancien système prendre la tête des révolutions, que les élites de notre Ancien régime ont joué un rôle décisif dans la Révolution de 1789 : ce sont les monarchiens et les monarchistes constitutionnels qui ont écrit notre Déclaration des droits et tenté de fonder une monarchie parlementaire. Leur échec, cause lointaine de la Terreur, continue de susciter maintes discussions.

Philippe Raynaud, qui reprend tout le débat français du 18ème siècle dans ses relations compliquées avec les révolutions anglaises et américaine éclaire la question de la Terreur par une référence très intéressante à Hegel : pour l’auteur de la Phénoménologie de l’Esprit, la liberté absolue est revendiquée par des individualités qui invoquent la Volonté générale et qui veulent atteindre immédiatement l’universel. Ce faisant, ils méprisent la médiation étatique et récusent les groupes intermédiaires (corporations, « factions » politiques). La Terreur sanctionne l’échec de cette Liberté incapable de produire une œuvre positive : les Droits de l’homme n’engendrent pas une Constitution. Cette observation est aujourd’hui capitale car maintes associations et officines diffusent dans l’Europe post-soviétique l’idéologie sympathique selon laquelle les nouvelles nations devraient se fonder sur les droits de l’homme et le retour aux traditions grâce à la décentralisation, sous l’égide d’une « gouvernance » réduite au minimum. C’est se condamner à un échec qui ne produira pas une nouvelle terreur jacobine ou léniniste mais une suite sans fin de révolutions sans effets.

Pour éviter le déchaînement violent, il faut d’abord résoudre le problème politique en instituant une médiation étatique capable de garantir à la fois la justice sociale et la liberté. Cela implique une Constitution assurant l’équilibre des pouvoirs mais instituant aussi, on l’oublie trop souvent, une autorité arbitrale. A cet égard, la Constitution de notre 5ème République peut être source d’inspiration si l’on prend soin de la référer à la doctrine gaullienne et non aux révisions et bricolages qu’elle a subie depuis la fin du siècle dernier.

La Constitution gaullienne ne saurait être considérée comme une solution miracle car Hegel, le général de Gaulle et les monarchistes libéraux, savent que le pouvoir politique rationnalisé ne devient effectif et positif que s’il est incarné. Importer le régime anglais sans la Reine d’Angleterre ou la 5ème République sans le général de Gaulle peut conduire à des déconvenues car la personnalité du chef de l’Etat (et son honnêteté…) est décisive pour les jeunes Etats nationaux – alors que les vieilles nations parviennent à limiter les dégâts que provoquent les dirigeants de passage, lorsqu’ils sont médiocres et agités…

Aussi brèves soient-elles dans leur moment fondateur, les révolutions s’accomplissent dans le temps long. Aux « experts » arrogants et pressés, il faut sans cesse rappeler qu’il faut beaucoup de temps pour réussir une révolution. Notre première constitution écrite est adoptée en 1791 et c’est après 1958 que le régime politique français est stabilisé. On peut aller plus vite, mais un pays neuf ne peut pas réorganiser tout son système de médiations en quelques mois. Au Kirghizstan comme ailleurs, il faudra beaucoup de philosophie et beaucoup d’anthropologie pour créer des institutions durables et associer le peuple à l’ensemble des tâches de reconstruction. Tâche difficile, mais pas impossible si l’on réfléchit sérieusement à ce que l’on fait sans rompre avec le peuple.

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(1) Philippe Raynaud, Trois révolutions de la liberté, Angleterre, Amérique, France, PUF, collection Léviathan, 2010.

(2) cf. Bernard Bourdin, La genèse théologico-politique de l’Etat moderne, Presses Universitaires de France, 2004.  Cf. « Royaliste », n° 850.

(3) cf. Lucien Jaume, Qu’est-ce que l’esprit européen ? Champs/Essais, Flammarion, 2010.

Article publié dans « Royaliste » – mai 2010

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