En janvier, Emmanuel Macron avait annoncé que “La France a un rendez-vous avec son industrie de défense, une industrie en mode économie de guerre” qui devra augmenter ses capacités de production. Toute la presse a brodé sur ce thème, largement repris lorsque le ministre de la Défense a déclaré qu’il n’excluait pas de procéder à des réquisitions afin d’inciter les industriels à produire plus rapidement ou à faire passer les commandes militaires avant les commandes civiles. Les chroniqueurs qui se demandaient si la France allait entrer en économie de guerre en sont maintenant convaincus : nous y sommes désormais et les annonces confuses sur l’envoi de troupes en Ukraine semblent donner un surcroît de réalité à la formule.

Or la grande presse et les milieux dirigeants se bercent d’illusions, sans voir que leurs injonctions et les plus sombres de leurs scénarios guerriers n’affectent pas le cours ordinaire des choses : les boursiers boursicotent et se portent très bien ; on bavarde sur les économies budgétaires, les partis font mollement campagne pour les élections européennes et l’on va bientôt faire comme si les innombrables problèmes dont les citoyens sont accablés n’avaient plus lieu d’être en raison des Jeux olympiques.

Nous demandons, une fois de plus, qu’on prenne les affaires militaires au sérieux. Aucune menace, même la plus hypothétique, n’est à négliger. Cela signifie que la nation doit pouvoir compter sur toutes les parades, nucléaires et conventionnelles.

Le gouvernement peut effectivement décider, selon les informations dont il dispose, que la nation doit entrer en économie de guerre. Mais en ce cas, il doit mettre en œuvre des moyens cohérents, qui s’articuleront autour d’un axe politique : une économie de guerre, c’est une économie dirigée. Cela signifie que l’État contrôle directement ou non, les industries-clés, militaires et civiles, ainsi que la monnaie, les prix, le commerce extérieur et les mouvements de capitaux.

C’est la guerre qui a engendré la planification, comme nécessité impérieuse, en France comme en Allemagne, pendant la Première Guerre mondiale (1). Entre 1914 et 1918, la France a consacré 70% de son PIB à la guerre (2) et, pendant la Seconde Guerre mondiale, les dépenses liées à la guerre ont représenté 74% du PIB américain. Le financement de l’effort se fait par l’endettement massif, par la création monétaire, par une pression fiscale accrue…

Avec MM. Macron, Attal et Lecornu, nous ne sommes pas simplement loin du compte mais dans un système qui interdit le passage à l’économie de guerre. Il faudrait envisager un surendettement – qui n’est pas souhaitable – alors que l’heure, nous dit-on, est au désendettement. Il faudrait pouvoir créer de la monnaie, alors que le pouvoir monétaire est à Francfort. Il faudrait protéger l’économie nationale pour retrouver la puissance industrielle et l’indépendance alimentaire alors que les dirigeants français ne sont même pas capables de bloquer le processus d’extension du libre-échange. Il faudrait ponctionner la richesse improductive alors que toute hausse d’impôts est un tabou.

On peut bien sûr répondre que l’effort militaire français évitera d’en passer par le dirigisme parce qu’il s’inscrira dans la “défense européenne”. Or si l’Union européenne parvenait à organiser un système complet de défense, ses gestionnaires seraient obligés d’établir un protectionnisme européen, de revoir complètement le rôle de la Banque centrale européenne et la logique austéritaire de l’euro tout en inventant un dirigisme sans État. La réalisation de ce scénario hautement improbable ne dispenserait pas la France de financer sa propre défense pour deux raisons décisives : elle est une puissance nucléaire ; elle doit protéger ses territoires ultramarins, tout autant que ses intérêts sur le continent européen.

L’économie de guerre est l’économie des pays en guerre ou sur le point d’y entrer. Elle implique une politique radicalement nouvelle, dont aucun dirigeant ouest-européen ne prendra la responsabilité. Nous en resterons aux formules martiales, qui ne doivent pas nous entraîner dans la logique du tout ou rien. Depuis des années, nous plaidons pour une mobilisation de l’économie nationale, qui inclut tous les moyens nécessaires à la reconstitution de notre puissance militaire. Nous avons dit cent fois que cette mobilisation supposait la nationalisation des secteurs-clés, la planification et la protection de l’activité nationale, y compris par nos choix monétaires. Elle permettrait de se préparer à toute éventualité et de passer, si nécessaire, à l’économie de guerre en évitant les pièges de l’improvisation. Elle redonnerait un sens aux enjeux collectifs pour tout  un peuple qui est aujourd’hui exposé à la fragmentation mais qui peut très bien comprendre qu’il ne s’agit pas de se mobiliser pour une guerre inéluctable – mais au contraire pour l’éviter.

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1/ Cf. Jacques Sapir, Le grand retour de la planification, Jean-Cyrille Godefroy, 2022, et notre entretien avec l’auteur dans Royaliste n° 1245.

2/ Cf. les analyses de Jean-Claude Werrebrouck sur son blog : La crise des années 2010, 12 et 17 mars 2024.

Editorial du numéro 1276 de « Royaliste » – 8 avril 2024