Au mépris de la démocratie : Alain Minc et compagnie

Avr 20, 2002 | Res Publica

La démocratie d’opinion ? La défunte « deuxième gauche » rocardienne présentait avec faveur cette perspective floue voici une douzaine d’année. L’indifférence était alors quasi-générale. La campagne pour le premier tour nous a fait apparaître la chose. La démocratie d’opinion, celle du jeu de miroir entre les sondages et leur commentaire médiatique, se caractérise par la mise à l’écart du peuple, l’opinion publique étant réduite à des séries de clichés. L’oligarchie ne se contente pas de se réjouir de cette évolution. Après en avoir fait la théorie, elle compte la mener jusqu’à son terme afin de détruire notre système représentatif.

Citoyens de toutes tendances, qu’est-ce qui nous attend ? Vers quel paradis sur terre sommes-nous appelés à marcher ? Et de quoi sommes-nous éventuellement menacés ?

Pour dessiner les couleurs de notre avenir, nous savons qu’il ne faut pas compter sur les « grands » dirigeants. Dans l’ordinaire des jours, lorsqu’ils pratiquent la « gouvernance », ces messieurs se déclarent pragmatiques et affirment que nous n’avons pas d’autre choix que la « modernisation » – autrement dit l’économie ultraconcurrentielle du marché globalisé. Quant ils sont en campagne électorale, ils cachent sous des promesses minimalistes (le droit de vote à 17 ans) et démagogique (la sécurité pour tous et pour demain matin) des décisions déjà prises (la liquidation des services publics) et des orientations inavouables mais programmées par leurs « experts » et leurs intellectuels organiques.

Qui ça ? Où ça ? Quant ça ? Dans plusieurs ouvrages publiés et largement diffusés l’année dernière sous la signature de Roger Fauroux, de Jean-Marie Colombani et d’Alain Minc qui ont à nos yeux l’avantage de dire tout haut ce que les équipes chiraquienne et jospiniste pensent tout bas.

C’est dans cette sous-littérature politique qu’on trouve clairement formulée la théorie de la démocratie d’opinion, qui est en harmonie avec l’idéologie du marché. A la démocratie économique des actionnaires, à la démocratie sociale des fonds de pension correspond la démocratie d’opinion. Sans revenir sur les deux premières applications de cette étrange démocratie, examinons de plus près sa forme politique, ou supposée telle.

Anne Lauvergeon, figure discrète mais représentative du milieu dirigeant, invitée à ce titre par Roger Fauroux, note avec complaisance que l’Etat est désormais obligé de respecter trois nouvelles puissances : les marchés, les médias et l’opinion publique. Alain Minc désigne quant à lui la nouvelle « Sainte-Trinité » (sic) qui a remplacé la dialectique de l’Etat et du marché. Ce qui « structure la réalité », c’est « le marché ; le droit avec son grand prêtre, le juge ; l’opinion publique à travers ses prophètes, les médias ». On notera le caractère religieux de la métaphore, qui adoucit le caractère radical du changement qui aurait eu lieu : « Au tryptique à la Montesquieu – exécutif, législatif, judiciaire -, s’en est substitué un autre : la justice, les médias, l’opinion. La même révolution est à l’œuvre dans la vie économique : le droit et son militant de choc, le juge, sont d’autant plus solides face au marché qu’ils s’enracinent dans les mouvements de l’opinion publique ».

En d’autres termes, l’Etat arbitral est remplacé par le juge, les médias semblent occuper la place du législateur parlementaire et l’opinion serait la forme modernisée du peuple. Jean-Marie Colombani précise quant à lui que l’Etat est appelé à devenir un simple « groupement d’intérêts », qui plaiderait modestement sa cause parmi d’autres acteurs économiques et sociaux devant un juge indépendant qui dirait le droit et qui ferait valoir son arbitrage…Tel serait le schéma de la démocratie d’opinion, qui aurait remplacé la démocratie représentative.

Or ce nouveau système présente deux caractéristiques :

Il n’est pas démocratique. Aucune des autorités désignées par Alain Minc et consorts n’est élue. Sa logique est même autoritaire puisque le juge, traditionnellement considéré comme la « bouche de la loi » deviendrait l’auteur de la loi en l’absence d’un pouvoir législatif clairement identifié. Mais Pierre Joxe, autre invité de Roger Fauroux, répond que le droit est désormais fabriqué par les institutions européennes (au mépris de la souveraineté nationale) tandis que d’autres annoncent que le contrat va prendre le pas sur la loi. Le libéral-libertarisme juridique serait donc préservé et même développé, mais toujours au détriment de la démocratie.

Il nie l’opinion publique. Alors que le peuple souverain fait connaître son choix en désignant les députés appelés à représenter la nation, l’opinion publique peut être définie comme l’expression complexe et contradictoire d’idées, de sentiments, d’intérêts économiques et sociaux. La représentation et l’expression sont deux modes démocratiques distincts mais qui ne s’opposent ni ne s’excluent. Les partis politiques sont à la jointure des deux affirmations (ils sont au Parlement, ils s’affirment dans le peuple) mais la représentation est institutionnelle alors que l’expression se manifeste par les formations politiques et les associations, par les journaux, les syndicats, les affiches, les slogans, les graffitis, les manifestations, les conversations de comptoir…

Or cette opinion publique est résorbée par les sondages et réduite au discours médiatique, lui-même produit par deux journaux (Libération et Le Monde), deux chaînes de télévision (TF1, France 2) et quelques radios (surtout France Inter) qui fonctionnent en boucle. On constate en outre que le couple formé par les instituts de sondage et par les médias est complètement replié sur lui-même : les sondeurs, qui se présentent comme des observateurs scientifiques, commentent leurs enquêtes dans la grande presse ; parfois, ils conseillent un parti ou un candidat et n’hésitent pas à manipuler l’opinion publique ; dans tous les cas, les sondeurs cherchent, comme les médias, à renforcer leur image de marque en vue de maximiser leurs profits sur le marché de la communication.

Dans les grands médias, le commentaire politique consiste de plus à commenter les sondages commandés par la direction du journal, ou plus précisément des concentrés de sondages qui donnent une image encore plus caricaturale de l’expression populaire : on extrapole les résultats du second tour de l’élection présidentielle sans tenir compte des réactions que susciteront les résultats du premier tour ; on publie des pourcentages apparemment décisifs mais sans indiquer le nombre de personnes qui refusent de répondre à l’enquêteur (surtout s’il interroge par téléphone), et sans donner le pourcentage de ceux qui disent vouloir s’abstenir ou qui sont indécis.

Là encore, on aboutit à des manipulations éhontées de l’opinion publique. Elles sont aggravées par la présélection opérée tout au long de la pré-campagne par les médias, au détriment de certains « petits candidats » et par l’ostracisme qui frappe, dans les jours ordinaires, certains mouvements politiques et certaines familles de pensée. Pourquoi les trotskystes qui recueillent plusieurs millions de suffrages n’ont-ils pas le droit à la parole hors période électorale ? Pourquoi le Front national (plusieurs millions d’électeurs) est-il omniprésent sur la scène publique avant la scission mégretiste, et pourquoi disparaît-il jusqu’en mars 2002 ?

Qui décide ? Sur quels critères ? Des pressions politiques ou financières (la presse écrite et TF1 sont la propriété de sociétés capitalistes) sont-elles exercées sur les rédactions ? Nous ne savons rien, ou si peu… Mais il est sûr que le système fonctionne dans une pleine opacité alors que la « transparence » est présentée comme la grande conquête de la modernité libérale-libertaire. Car la fameuse gouvernance, selon la définition donnée par Alain Minc, c’est « la philosophie d’équilibre des pouvoirs [le juge, les médias, l’opinion], la transparence dans la manière de gouverner, et surtout le moralisme ».

Le moralisme ? Alain Minc veut sans doute parler de la morale… La confusion est significative car le milieu dirigeant adore faire la morale et invoquer l’éthique tout en se plaçant au-dessus de toute règle. On se souvient qu’en décembre 1999 le président du conseil de surveillance du Monde a été condamné pour contrefaçon par la tribunal de Paris : pour la rédaction d’un ouvrage sur Spinoza, le célèbre polygraphe avait effectué trente-six emprunts à une biographie du philosophe ! Alain Minc n’a pas démissionné de ses fonctions, pas plus que tant d’autres de ses pairs qui ont été condamnés ou qui sont aujourd’hui gravement soupçonnés d’activités criminelles.

Le nouvel équilibre des pouvoirs n’a jamais existé et les trois éléments cités par Alain Minc sont d’une fragilité extrême. Des rapports parlementaires et des déclarations de magistrats montrent au citoyen que la justice n’est plus à l’abri de la corruption et des réseaux occultes. Le Juge transcendant de la « philosophie » minquienne est révoqué avant même d’avoir commencé à régner. Les grands médias sont quant à eux discrédités et soupçonnés de se faire les complices de mensonges d’Etat comme en témoigne le succès du livre de Thierry Meyssan, qui prétend expliquer les attentats du 11 septembre par une prétendue conspiration. Et chacun s’aperçoit que les sondages d’opinion sont la source constante d’erreurs grossières, dénoncées à chaque élection : les sondeurs se sont lourdement trompés lors de la présidentielle de 1995 (Edouard Balladur donné élu), des législatives de 1997 (la droite donnée gagnante) et des municipales de 1999 (la « vague rose » n’a pas déferlé).

Les repères théoriques que les intellectuels du milieu dirigeant avaient tenté de planter dans le décor « moderne » sont en train de disparaître. L’idéologie ultralibérale est rejetée. La logique ultra-concurrentielle fait l’objet d’un discrédit croissant. Parmi les serviteurs des puissants de l’heure, on trouve beaucoup de complices, de débiteurs et d’otages, mais bien peu de dupes. Les réseaux sont à découverts, les fils sont à nu. L’oligarchie se donne à voir telle qu’elle est : le contraire de la démocratie, la caste ennemie du peuple.

***

REFERENCES

Les citations sont tirées de :

Jean-Marie Colombani, Les infortunes de la République, Grasset, 2000.

Roger Fauroux, Notre Etat, (en livre de poche, 2002).

Alain Minc, www capitalisme.fr, Grasset, 2000.

 

POUR EN SAVOIR PLUS

Patrick Champagne, Faire l’opinion, le nouveau jeu politique, Ed. de Minuit, 1990. Ouvrage fondamental.

Emmanuel Kessler, La folie des sondeurs, de la trahison des opinions, Denoël, 2002. Critique allègre et judicieuse d’un journaliste qui a pris la peine de se documenter.

 

Article publié dans le numéro 793 de « Royaliste »- 2002

 

Partagez

0 commentaires