Au pays des kratts

Mai 29, 2015 | Chemins et distances

 

Au temps de l’empire russe, des barons baltes et des pasteurs luthériens, voici quelques jours de la vie des habitants d’un village estonien, par Andrus Kivirähk, merveilleux écrivain.

De la pluie, de la neige, de la boue… Sous le ciel gris, la campagne estonienne n’est vraiment pas gaie en novembre. Les habitants de Räägu sont habitués à ce temps pourri et, de toutes manières, ils ont d’autres chats à fouetter. C’est que les occupations ne manquent pas, dans ce village perdu ! La première, la plus prisée et fructueuse, c’est de voler le baron allemand et sa baronne qui vivent prospères dans leur manoir. On vole dans le garde-manger,  on vole des robes et des bijoux et on raconte des histoires pour se faire donner des sous. On vole soi-même, quand on est au service de ces vieux imbéciles, ou bien on envoie son kratt.

Mais qu’est-ce qu’un kratt ? Dans sa drolatique et terrifiante chronique des événements survenus entre le 1er et le 30 novembre dans la bourgade estonienne (1), Andrus Kivirähk nous dit qu’il s’agit d’objets bricolés – par exemple un saut et deux balais font très bien l’affaire – qui ont la particularité peu commune d’avoir une âme. Pour que le kratt s’anime stricto sensu, c’est très simple : on va voir le Vieux-Païen et en échange de quelques gouttes de sang et d’une inscription sur le grand registre infernal, le kratt devient un être volant, pensant et parlant. Comme les Estoniens sont des malins, au moment du pacte ils écrasent discrètement quelques groseilles que le Vieux-Garçon prend pour du sang !

Le kratt vole aux deux sens du verbe. Il s’élance dans les airs sur ordre de son maître et s’en va piller tantôt les barons allemands, tantôt, il faut bien le reconnaître, les voisins estoniens. C’est qu’au village il y a, comme partout, de l’amour et de la haine, de la jalousie, de la violence… Mais ces banales passions humaines se vivent dans une autre normalité – ou si l’on veut dans un monde qui paraîtra extraordinaire pour qui n’a pas connu la vieille, très vieille terre brutalement et hâtivement christianisée par les chevaliers Porte-Glaive. Ainsi, le 2 novembre, Jour des âmes, on met la table dans l’étuve pour que les défunts de la famille viennent faire bombance. On peut se faire engager par le Vieux-Garçon pour aller travailler en enfer mais si on fricote trop avec les damnés on est renvoyé sur terre et l’on va à l’église comme si de rien n’était. Quand la peste arrive, parfois avec un visage de jeune femme, on peut la tromper en se faisant passer pour un cadavre. Et puis il y a ce kratt fabriqué avec de la neige, qui a parcouru le monde en eau courante et qui raconte de merveilleuses histoires…  Il disparaîtra aux rayons d’un pâle soleil.

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(1) Andrus Kivirähk, Les groseilles de novembre, Chronique de quelques détraquements dans la contrée des kratts, Editions Le Tripode, 2014. 266 p. 21 €. Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin.

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