Sous la direction d’un historien, Denis Pelletier, et d’un sociologue des religions, Jean-Louis Schlegel, treize spécialistes de l’histoire religieuse ont retracé les itinéraires suivis après la Libération par les chrétiens de gauche, catholiques et protestants, religieux et laïcs, révolutionnaires ou réformistes. Ces hommes et ces femmes ont épousé des causes – celle de la classe ouvrière, de la décolonisation, du tiers-monde – et fréquenté les courants idéologiques inspirés par le marxisme jusqu’à s’y perdre. Ont-ils marqué la seconde moitié du 20ème siècle, et de quelle manière ? Maintenant que les polémiques sont retombées, un premier bilan devient possible.

Les quinze spécialistes qui se sont penchés sur les chrétiens de gauche font revivre une société, et à bien des égards une contre-société aventureuse, passionnée, foisonnante, riche en personnalités hors du commun. La lecture de leur ouvrage (1) réveillera le souvenir de débats et de disputes qui furent parfois d’une grande vivacité mais la disparition des grands enjeux réels ou imaginaires de la période de la guerre froide devrait permettre une réflexion apaisée sur les motivations des chrétiens de gauche et les raisons de leurs échecs.

Encore faut-il s’entendre sur une définition. Familier il y a encore une dizaine d’année, le cliché du « catho de gauche » est à la fois tronqué et flou. On n’y retrouve pas les protestants, qui ont joué un grand rôle dans le christianisme de gauche, et tous les chrétiens entrés en politique par la gauche étaient loin de partager les mêmes idées : la distance est grande entre le chrétien marxiste qui milite au Parti communiste et le bourgeois protestant qui cautionne Pierre Mendès-France !

Le repérage de cette mouvance est d’autant plus difficile que ces chrétiens forment une « gauche sans domicile fixe » selon l’heureuse expression de Denis Pelletier : on les trouve en petit nombre au MRP en 1945, ils sont nombreux au Parti socialiste unifié puis au Parti socialiste et à la CFDT, rares au Parti communiste et à la CGT mais ils n’ont jamais formé un grand parti, ni un grand syndicat puisque la CFTC n’est pas située à gauche. Et quand ils se retrouvent entre eux, chez eux, les organisations sont sectorielles (la Jeunesse ouvrière chrétienne) ou très minoritaires (les groupes Témoignage chrétien) voire groupusculaires et éphémères (les Chrétiens marxistes qui opèrent de 1974 à 1977). En revanche, dans cette gauche qui selon sa nature profonde conteste l’incarnation de l’autorité, on repère facilement les fortes personnalités qui font l’objet, dans le livre, de portraits bien travaillés : Emmanuel Mounier, Jean-Marie Domenach, Robert Davezies « l’apôtre du FLN », le pasteur Georges Casalis, Jacques Delors, Michel Rocard, Jean Cardonnel et Jacques Gaillot ont durablement marqué leur époque.

D’où viennent-ils, ces hommes – les femmes sont rares -, ces groupes et ces mouvements ? La généalogie du christianisme de gauche n’est pas facile à faire. Les historiens qui s’y consacrent évoquent à juste titre le christianisme social qui est lui-même un mouvement complexe et s’interrogent sur un héritage résistant qui est à la fois réel et mythifié : les protestants sont très nombreux dans la Résistance, les Cahiers du Témoignage chrétien publiés à partir de 1941 représentent un aspect important du combat spirituel contre l’Allemagne nazie mais ses fondateurs ne se situent pas dans une tradition de gauche. On sait par ailleurs que beaucoup de catholiques de gauche (Claude Bourdet par exemple) militent dans des organisations sans référence religieuse et la seule formation politique d’inspiration chrétienne qui se constitue en 1945, le MRP, perd rapidement son aile gauche. Enfin, c’est hors de la Résistance que s’affirme le mouvement de la mission ouvrière qui se poursuit après la guerre et jusqu’en 1953 par l’engagement de plus en plus radical de prêtres-ouvriers dans les conflits sociaux et politiques.

Ces prêtres qui adhèrent à la CGT et au Mouvement de la Paix, à l’exemple du célèbre André Depierre, annoncent ce qui sera la faiblesse majeure des chrétiens de gauche : ils participent à des mouvements idéologiques, politiques et sociaux mais ils ne les inspirent pas et ils ne les dirigent pas. A l’exception de quelques intellectuels, qui construisent au fil des ans une œuvre majeure, les chrétiens de gauche sont « suivistes », comme on dit dans les cercles militants, alors qu’ils avaient certainement comme vocation d’être le levain dans la pâte.

Après la Libération, la classe ouvrière occupe la place centrale dans la société française et la tendance dominante considère que le Parti communiste représente l’avant-garde du prolétariat, concrètement défendu par la CGT dirigée par les communistes. Cette représentation est pour partie imaginaire (2) mais les chrétiens de gauche ne la contestent pas. On voit apparaître en 1947 une Union des chrétiens progressistes animée par Marcel Moiroud et André Mandouze qui figurent parmi les compagnons de route du Parti communiste. Lorsque le Conseil mondial de la paixlance l’Appel de Stockholm en 1950, des catholiques le signent mais ce ne sont pas eux qui sont les moteurs de ce mouvement pacifiste très clairement inspiré par Moscou. Certes, toute la gauche chrétienne n’est pas alignée sur « le Parti ». La JOC, que certains critiquent pour son « ouvriérisme », est en rivalité avec la Jeunesse communiste et mène une action résolue dans le domaine de la formation, du logement et du tourisme populaire. D’autres mouvements catholiques sont actifs dans les milieux ouvriers et dans le monde rural sans avoir de coloration politique.

Lorsque la décolonisation devient un enjeu crucial pour la nation française, de très nombreux chrétiens de gauche militent pour l’indépendance de l’Algérie et quelques uns vont jusqu’à porter les valises pour le compte du FLN. Léon-Etienne Duval, archevêque d’Alger, Henri-Irénée Marrou, Jean-Marie Domenach, Claude Bourdet, Robert Barrat et bien d’autres jouent un rôle important mais ce sont les communistes, les militants du Parti socialiste unifié et les étudiants de l’UNEF qui mènent la campagne pour la paix en Algérie. Face à la guerre du Vietnam, Témoignage chrétien est très actif et, après que le cardinal Spellman a déclaré souhaiter la victoire des Etats-Unis dans une « guerre pour la défense de la civilisation », le dominicain Philippe Roqueplo et le pasteur Casalis rédigent une lettre en faveur d’une solution négociée du conflit qui signent une centaine de prêtres et de pasteurs ; des chrétiens participent aussi à la campagne « Un bateau pour le Vietnam » menée par le Mouvement de la Paix – participation condamnée par Pax Christi.

Sabine Rousseau montre que « la lutte contre la guerre du Vietnam agit aussi comme un élément intégrateur d’une partie des chrétiens dans la gauche française ». La gauche chrétienne apprend à connaître les militants laïcs et se met à imiter leurs modes d’action mais, là encore, ils sont attirés plus qu’ils n’attirent et c’est encore une fois le Mouvement de la Paix qui est le fédérateur des mouvements chrétiens et laïcs. La Chine maoïste séduit aussi, mais moins fortement. Elle compte parmi ses amis le dominicain Jean Cardonnel, les franciscains de Frères du monde et les dirigeants du Mouvement rural de la Jeunesse catholique (MRJC) qui sont proches des prochinois du Parti communiste marxiste-léniniste de France (PCMLF).

L’attrait d’une partie des chrétiens de gauche pour le marxisme est bien connu. De même que la classe ouvrière est centrale dans l’imaginaire français au temps de la guerre froide, le marxisme est l’idéologie dominante par rapport à laquelle il paraît indispensable de se situer. A Esprit, Emmanuel Mounier veut engager le dialogue avec un « marxisme ouvert », « qui peut ne plus être très éloigné d’une réalisme personnaliste » dans la mesure où Marx voulait « la libération des hommes ». D’autres vont beaucoup plus loin, sans tenir compte de l’encyclique Divini Redemptoris qui a condamné en 1937 le communisme comme « intrinsèquement pervers ». Avant de quitter son ordre en 1951, le dominicain Henri Desroches affirme qu’ « il s’agit moins de réconcilier le christianisme et le marxisme que d’opérer le double dépassement des représentations purement religieuses et des représentations purement politiques de la libération collective ». Dans les années soixante, marquées par la publication du Pour Marx de Louis Althusser (un ancien jéciste), le marxisme demeure l’opium de la gauche chrétienne – même si le protestant Jacques Ellul s’y montre totalement rebelle.

L’adhésion de certains chrétiens au tiers-mondisme se situe dans cette idée d’une libération humaine plus ou moins fortement marxisée. Mais, pour l’essentiel, l’aide effective au tiers-monde contre le « sous-développement » est le fait d’experts laïcs, d’organisations catholiques qui agissent selon des encycliques à forte résonnance (Populorum progressio en 1967) et de catholiques travaillant sur l’économie (François Perroux) qui ne se situent pas dans la gauche chrétienne. Celle-ci se radicalise en respirant l’air du temps, à la fin des années soixante : tandis que la théologie de la libération apparaît en 1968, la JEC, la Jeunesse Etudiante chrétienne internationale (JECI) et la JOCI professent des thèses révolutionnaires, de même que l’assemblée générale de la Fédération protestante de France et le Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD). Les rédacteurs de Frères du monde et l’aile radicale du protestantisme approuvent les guérillas latino-américaines qui, comme chacun sait, trouvent leur inspiration dans le communisme cubain. La Chine est une terre promise que visite avec enchantement l’incontournable père Cardonnel. Dans ces mouvements révolutionnaires, les chrétiens de gauche radicalisés ne sont que des forces d’appoint.

La révolte de Mai 1968 et le gauchisme sont intensément vécus par la gauche chrétienne mais celle-ci reste confinée à un faible rôle dans les manifestations dirigées par des trotskystes, des maoïstes et des anarchistes. En fait, son action, qui s’inspire du thème antiautoritaire, se déploie surtout dans l’Eglise où les chrétiens de gauche critiquent les structures ecclésiastiques à partir des thèses althussériennes. Chez les gauchistes catholiques comme chez les protestants, l’espérance est placée dans les « communautés de base » qui restent groupusculaires. Ils suivent encore les modes dominantes lorsqu’ils se passionnent pour l’autogestion yougoslave et pour le féminisme révolutionnaire…Il est dommage que Maurice Clavel ne fasse l’objet que de brèves mentions : ce catholique engagé de manière singulière dans son époque et par rapport à la gauche aurait mérité un portrait. L’auteur des Paroissiens de Palente n’est pas de droite et on peut donc le placer à gauche, mais c’est en fait un inclassable, qui rejette le marxisme et qui a eu plus d’influence sur certains gauchistes qu’ils n’en ont eu sur celui qui écrivit Dieu est Dieu, nom de Dieu… D’autres intellectuels chrétiens étudiés dans le livre sont tout aussi étrangers aux modes : ainsi Ivan Illich, qui joua un grand rôle dans la critique de la société industrielle, ou encore Jacques Ellul qui a aujourd’hui de nombreux disciples tout comme Paul Ricœur.

Ces philosophes ont composé des œuvres originales, alors que les chrétiens de gauche évoqués plus haut se laissent emporter par les courants dominants. La raison de cette attitude mériterait une ample discussion. Peut-être faut-il pointer l’embarras théologique des chrétiens de gauche. Dans les années soixante, ceux-ci tiennent les théologiens pour des spécialistes extérieurs à leur milieu. « Auréolés par les censures ou les tracas dont ils ont été victimes sous Pie XII, Yves Congar ou Henri de Lubac passent pour faire autorité mais on ne les lit guère », écrit Yvon Tranvouez. D’ailleurs le P. Congar adresse de sévères reproches à Jean Cardonnel et à l’équipe de Frères du Monde… Les protestations contre le désaveu de plusieurs théologiens (Marc Oraison par exemple) sont une réaction défensive qui masque les divisions profondes de la gauche chrétienne. Il y a les lectures matérialistes de la Bible, Bernard Besret et l’abbaye de Boquen, la théologie de la libération mais en 1981 Martine Sevegrand dresse dans La Lettre un constat d’échec : « Nous n’avons ni élaboré cette nouvelle théologie à laquelle nous aspirions ni même, et c’est plus grave […], construit une synthèse équilibrée entre notre engagement politique et notre référence chrétienne ».

La seconde raison du suivisme politique, c’est une cécité étonnante devant les conséquences meurtrières des utopies révolutionnaires du 20ème siècle. Bien sûr, on peut souligner les facilités des jugements a posteriori. Tout de même, sans faire référence aux publications résolument antimarxistes et anticommunistes de la guerre froide, les chrétiens de gauche auraient pu s’interroger sur l’insurrection de Budapest et sur le Printemps de Prague, sur le témoignage d’Edgar Morin dans son Autocritique de 1959, sur les travaux de Claude Lefort et Cornélius Castoriadis, sur Les habits neufs du président Mao que publie Simon Leys en 1971. La critique de gauche du marxisme leur échappe, l’effondrement prévu des utopies gauchistes les surprend, ils ne comprennent pas que Mai 1968 est « l’été de la Saint-Martin du marxisme » comme l’écrit Maurice Clavel, ils ne savent pas analyser les évolutions du monde ouvrier qui sont exposées par des sociologues tout à fait accessibles comme Serge Mallet décrivant La nouvelle classe ouvrière. Cela explique que les chrétiens de gauche engagés une radicalité politique soient de moins en moins repérables en ce début du 21ème siècle.

On ne saurait cependant conclure à un échec global. La fraction révolutionnaire a sombré en même temps que les communismes européens mais l’aile réformiste, tant catholique que protestante, a exercé une réelle influence sur la vie politique nationale à la fin du siècle dernier. Bien que déconfessionnalisée, la CFDT est marquée par une inspiration chrétienne qui est typique de toute la « deuxième gauche ». Ce courant, tardivement désigné (3), prend naissance dans les années soixante et s’affirme au sein du Parti socialiste unifié, petite formation qui exprime l’évolution d’une mouvance qui passe du révolutionnarisme à un réformiste vécu dans les clubs des années soixante puis à l’intérieur du Parti socialiste. De tradition protestante, Michel Rocard est la figure emblématique de cette « deuxième gauche » qui affronte la vieille gauche laïque qui comprend aussi des croyants : Gaston Deferre est protestant comme Pierre Joxe, Pierre Mauroy est catholique. Face à eux, Pierre Rosanvallon, Patrick Viveret, Jacques Julliard sont les intellectuels de référence du courant modernisateur qui, après l’échec de Michel Rocard, trouve en Jacques Delors – il milita à la Jeune République fondée par Marc Sangnier – un représentant conforme à ses aspirations.

Certes, ces intellectuels et ces dirigeants politiques n’agissent pas en tant que chrétiens mais leur culture chrétienne éclaire fortement les dynamiques politiques et sociales des trente dernières années du siècle dernier. La CFDT a bouleversé le paysage syndical et largement contribué à écarter la thématique de la lutte des classes. La Jeunesse agricole catholique a été à la pointe de la modernisation de l’agriculture française. Jacques Delors a joué un rôle majeur dans la construction européenne, avant de refuser la candidature à la présidentielle que toute la gauche réformiste espérait. Les chrétiens de gauche, dans leur ensemble, sont pour beaucoup dans la réaction de défiance à l’égard de l’Etat, dans l’idée d’un dépassement des nations dans la supranationalité européenne et dans la revendication de l’auto-organisation de la société.

Et maintenant ? Les fractions radicales de la gauche chrétienne ont quasiment disparu, Témoignage chrétien vient d’arrêter sa publication mais le courant réformiste continue d’exercer une influence diffuse sur une gauche qui reste attachée à l’européisme d’un Jacques Delors mais qui par ailleurs a choisi d’appliquer sa volonté de changement ou de bouleversement au domaine des mœurs et à la famille – hors de toute influence catholique.

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(1) Sous la direction de Denis Pelletier et Jean-Louis Schlegel, A la gauche du Christ, Les chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours, Le Seuil, 614 pages.

(2) Cf. Xavier Vigna, Histoire des ouvriers en France au 20ème siècle, Perrin, 2012.

(3) Hervé Hamon, Patrick Rotman, La deuxième gauche, Histoire intellectuelle et politique de la CFDT, Le Seuil, 1984.

Publié sous pseudonyme – 2012

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