Pascal Beaucher : une brève histoire des élites françaises

Mar 15, 2013 | Billet invité

Le texte que j’ai le plaisir de publier est issu d’une conférence de Pascal Beaucher sur les élites françaises, lors d’une réunion des Mercredis de la NAR, le 6 février 2013. Cette histoire longue, qui commence avant la monarchie capétienne, permettra d’envisager avec rigueur la question de la classe dominante, telle qu’elle se pose aujourd’hui.

 

Refaire l’histoire brève des élites en France, c’est s’intéresser au temps long en histoire et raisonner à l’horizon des siècles et non des décennies. Tout est affaire d’interprétation bien entendu. Deux écoles s’affrontent : la vision cyclique et la vision linéaire. La première voudrait que l’histoire ne soit à quelque chose près qu’un éternel recommencement et la seconde que l’avancée soit inexorable et ne puisse jamais s’arrêter. La vision que je vais développer emprunte à la fois à la première et à la seconde. L’histoire n’est pas un éternel recommencement même si souvent les mêmes causes produisent les mêmes effets. Elle n’est pas non plus linéaire mais peut connaître des arrêts, plus ou moins longs ou des retours en arrière.

 

L’histoire des élites en France, du moins dans l’acception que j’ai choisie, le démontre. Le maître-mot de la conduite de la bourgeoisie me paraît simple : il s’agit de s’extraire par tous les moyens du peuple et d’acquérir tout pouvoir ou parcelle du pouvoir, en en éloignant du même coup le reste du peuple. Ce cheminement durera sept siècles. Bien naturellement la fin n’est pas écrite au début sur une telle période mais tout démontre que la progression est réelle. Pour pouvoir comprendre ce que sont nos élites d’aujourd’hui, il faut revenir sur l’histoire de la noblesse et de la bourgeoisie.

I° La noblesse : la première des élites.

 A° Création et composition d’une élite.

Contrairement à la classification généralement admise et qui ne répertorie les familles de noblesse qu’en fonction de leur ancienneté, je fais le choix d’un autre critère qui me paraît être plus en phase avec notre sujet d’aujourd’hui et permet de mieux comprendre la création, la composition et l’évolution d’une élite.

La première catégorie comprend les trois familles qui ont régné, à un moment ou un autre de notre histoire, sur tout ou partie significative du territoire français. Ce sont les descendants des Capétiens donc aujourd’hui les Bourbon-Orléans, la famille Bonaparte et les Rohan, descendants des rois de Bretagne et héritiers en second de la Navarre.

Ces familles mises à part, toutes les autres peuvent être qualifiées de noblesse de service. Je ne fais donc pas de distinction de nature entre les La Rochefoucauld et les Chodron de Courcel, dernière famille subsistante anoblie en France en 1867. Evidemment, il y a entre ces deux familles plus encore qu’une différence d’ancienneté. J’entends par noblesse de service le fait d’avoir été « extrait » de la masse par une autorité souveraine et légitime afin de servir – c’est-à-dire participer à l’administration, gérer un territoire et le défendre. Sur le temps long, on peut distinguer trois grandes séries d’anoblissements : la première avec les Mérovingiens et les Carolingiens, la deuxième au mitant du XIIème siècle et la troisième à compter de la fin du Moyen Age. Si l’on veut suivre une classification selon l’ancienneté, il faut s’intéresser à l’origine des familles subsistantes, ainsi des groupes peuvent être constitués. La plupart des maisons ducales – ou qu’ils l’ont été – d’Ancien Régime sont issues de la première, tels La Rochefoucauld, déjà cité, mais aussi, Mortemart, Harcourt, Caumont-La Force, Chabot, etc… Dans le second groupe on peut compter les Noailles, les Mailly, de Langle, Bauffremont et ainsi de suite. La troisième comptant les anoblis par charges quelle que soit l’époque, la noblesse d’Empire et celle du reste du XIXe siècle.

1° IX ème siècle. La naissance de la noblesse première.

La fonction militaire est évidemment la principale durant le haut Moyen Age qui vit l’apparition d’une classe de milites, de combattants. Ainsi dès les Mérovingiens, il a semblé nécessaire au souverain à la fois de récompenser des fidélités et de se doter d’une infrastructure permettant à la réalité du pouvoir de s’exercer. Le choix de ces hommes n’avait évidemment rien qui tint au hasard. C’étaient d’abord les combattants proches des chefs francs mais ils se trouvaient en trop petit nombre pour couvrir l’intégralité des besoins. Il ne faut pas perdre de vue qu’à aucun moment les fameuses invasions franques n’ont concerné plus de quelques dizaines de milliers d’individus. Il n’y avait pas de changements par rapport à la structure sociale des tribus des sociétés germaniques, l’ascension sociale n’était pas encore à l’ordre du jour. Tenir le territoire impliquait donc de se rallier les élites locales préexistantes, ce que déjà les Romains avaient fait avec succès. Les évêques jouèrent un très grand rôle dans ce processus puisqu’eux mêmes  étaient généralement issus de la vieille noblesse sénatoriale gallo-romaine. Je précise qu’à cette époque, les évêques étaient généralement mariés et abondamment pourvus d’enfants « à chaser ». La fusion va se faire aisément, en fonction des besoins d’administration et de sécurité des territoires.

C’est l’Empire carolingien qui organisa rationnellement enfin le système. Cette élite combattante se vit donc confier des fonctions de service : administration et conseil du souverain. Fonctions toujours révocables et au début jamais héréditaires ; ce sont les marquis, les comtes, vicomtes et vidames. La proximité du pouvoir central avait naturellement des conséquences, la latitude laissée à chacun de s’organiser et donc d’exercer le pouvoir délégué variant au gré de l’éloignement. C’est pourquoi, dès l’époque de Charlemagne, se fit sentir la nécessité d’exercer un contrôle strict, et parfois brutal, sur les fonctionnaires. Tout se passa bien tant que le pouvoir fut fort mais dès le milieu du IXe siècle, l’affaiblissement progressif du pouvoir central permit à cette classe de s’émanciper et de réclamer des droits nouveaux – ceci d’autant plus que la bataille de Fontenoy, la première celle de 841, fut une boucherie atroce qui décima à jamais un certain nombre de lignages. Dès cette époque, les fonctionnaires cessèrent de l’être puisqu’ils parvinrent à arracher à l’Empereur le principe de l’hérédité des charges. Survint ensuite le traité de Verdun qui mit fin à l’Empire, ce qui accéléra encore le changement de nature du système.

C’est un moment capital et l’apparition d’une véritable noblesse. Certaines lignées encore représentées aujourd’hui datent de cette époque. Le souverain perdant de l’influence se vit donc contraint de distribuer charges et terres pour s’assurer des fidélités, allant de ce fait toujours en s’appauvrissant et par voie de conséquence affaiblissant toujours sa situation. A tel point qu’avant même la mort de Louis V en 987, d’autres que les Carolingiens exercèrent le pouvoir royal. Adalbéron, archevêque de Reims et tenant de l’idée impériale, poussa à l’élection du plus puissant des barons, Hugues Capet. Bonne idée pour les Capétiens mais moins bonne pour l’archevêque qui se fit proprement rouler dans l’affaire.

2° La noblesse seconde.

Issus de la noblesse de fonction, les premiers Capétiens eurent fort à faire avec des vassaux indociles. Pourtant jamais la fonction royale ne fut remise en cause et, même symbolique, le principe d’une autorité sur la noblesse prend racine à cette époque. De symbolique, le pouvoir devint effectif avec la montée en puissance à compter de Philippe I vers 1100. Toujours selon le même processus, l’époque nécessitait un maillage étroit du territoire et chaque feudataire fut amené à morceler son domaine pour permettre à ses vassaux d’avoir l’assise territoriale nécessaire à l’entretien d’une force militaire. La guerre coûte déjà très cher et peu d’hommes ont les moyens de se fournir un équipement idoine. Bien évidemment, les ducs et comtes dotèrent d’abord leur famille et leurs parents de loin en loin mais, dès la première moitié du XIIe, l’extinction de certaines lignées et les besoins croissants de personnel compétent amenèrent les tenants des fiefs à élargir au delà des premiers cercles à certains de leurs hommes qui n’avaient la plupart du temps aucun lien avec les familles précédemment nobles. Il n’y a pas alors d’anoblissement en termes juridiques, c’est une situation de fait qui vit l’émergence de cette classe de serviteurs dont l’intégration au milieu fut assez rapide, notamment en termes matrimoniaux ; les lignages s’entrecroisèrent, une seconde fusion intervint alors. L’accession de roturiers à cette classe est déjà un signe à cette époque de la perméabilité de la noblesse, bien avant que le pouvoir royal ne mettent à l’encan l’intégration à l’ordre.

Pour la première fois, j’insiste sur ce fait, l’élite doit s’ouvrir à l’extérieur. La noblesse est un corps mobile, on y entre comme on peut en sortir, ce qui fut le cas, notamment au XIVe pour des familles extrêmement anciennes dont l’appauvrissement les ramena à la terre. Ce tournant du XIIe en préfigurait un autre. Les besoins de la centralisation royale toujours croissante nécessitaient un personnel adapté et qui n’était donc pas nécessairement combattant. Dès Philippe Auguste, le Conseil du roi s’ouvrit donc à une autre élite : la bourgeoisie qui fait son apparition politique à ce moment. La nécessité pour le souverain de s’opposer à une noblesse souvent turbulente le conduisait à se trouver des alliés à la fois dans la noblesse et à l’extérieur. Habilement, le roi relaya les volontés des élites des villes de s’administrer elles-mêmes en échappant autant que possible pouvait à la tutelle seigneuriale. Le mouvement des chartes communales dès le début du XIIe – la première doit dater de 1113 – a permis à la bourgeoisie, généralement marchande, de sortir de ses échoppes pour monter à l’assaut du pouvoir. Le chemin sera très long mais finira par connaître un succès avec la Révolution française d’abord puis à sa suite. Nous en reparlerons.

La noblesse a lutté contre ces « novelletés » comme on disait alors, parfois les armes à la main. L’histoire de France fourmille de ces révoltes nobiliaires qui jamais n’eurent d’influence sur le cours de l’évolution.

         3° Vers l’anoblissement de masse.

Avec Philippe III et Philippe le Bel, une nouveauté apparaît : une stratégie mûrement pensée qui se caractérise par une action idéologique visant à mettre en valeur la notion du territoire national et de sa défense. Il n’est pas encore question de patrie mais quelque chose naît ici. Les grands feudataires ont bien mal vécu la mainmise directe du pouvoir royal sur leurs propres vassaux. Cinquante ans auparavant, une telle pratique n’était même pas envisageable : le fait de se grouper autour du roi pour combattre tenait plus de son équation personnelle que de son statut de souverain.

En outre, au même moment, les troupes vont être soldées. C’est un point fondamental. Ce n’est plus le seul lien vassalique qui va jouer mais le fait d’avoir des troupes composées de nobles et de non nobles payés pour se battre. Il faut noter que la bataille de Courtrai où tant de chevaliers sont tombés sous les couteaux des tisserands flamands a poussé le roi à ouvrir à nouveau les rangs de la noblesse à des éléments nouveaux, combattants de valeur et bourgeois étoffés.

La suite de l’histoire est connue. La noblesse est sortie largement exsangue de la Guerre de Cent Ans. Beaucoup de familles se sont alors paupérisées et sont retournées pour certaines à la roture. Les financiers ont largement profité de cette détresse… Dès avant cette époque, tous les hommes de lignages nobles ne pouvaient accéder à la chevalerie, cet état étant devenu souvent économiquement inabordable. Pourtant nul n’a jamais alors songé à retirer une noblesse à ceux qui n’étaient plus en mesure d’assurer le service qui avait amené leur mise en place. C’est là qu’apparaît nettement l’importance, en termes d’administration locale et de gestion quotidienne des territoires, des nobles qui en étaient tenants. Ils seront dès lors un corps intermédiaire entre le pouvoir royal et le peuple, rôle qu’ils ont souvent gardé jusqu’à la dernière guerre mondiale.

Ce XVe siècle voit également apparaître la première armée permanente. Le rôle purement militaire de la noblesse commence de décroître à ce moment là. De plus, les besoins conjugués de la monarchie centralisée en plein développement exigent d’avoir une infrastructure composée de professionnels. Ce mouvement et les besoins d’argent toujours plus considérables vont pousser le pouvoir royal, graduellement d’abord puis à fort volume ensuite, à vendre des charges de judicature et d’administration. On voit clairement la croissance de ce phénomène avec les guerres d’Italie, sous Louis XII d’abord et plus encore sous François I. Cette nouvelle classe de la noblesse va avoir une influence considérable, notamment pour ce qui concerne les arts et la culture. Un Montaigne, un La Boétie et tant d’autres encore forment la pointe de ce mouvement qui va largement essaimer dans tout l’ordre durant le XVIe et le XVIIe siècle. De nombreux collèges vont s’ouvrir qui formeront jeunes bourgeois et jeunes nobles sur les mêmes bases. Pour la haute bourgeoisie, l’accès à la noblesse devient un objectif que l’on peut remplir à force d’écus. Les nobles ancienne formule vont réagir mais ne pouvant empêcher cet afflux, s’en tiendront aux paroles et aux écrits. Les moqueries ne vont pas manquer contre les parvenus accédant à la noblesse via la planche à vilain.

L’esprit de la noblesse va se développer, le sens de l’honneur souvent poussé aux excès, un mépris de l’argent mais aussi des éléments plus positifs comme la culture conjointe d’une morgue aristocratique et d’une humilité chrétienne. Il n’est que de lire la première phrase du testament du Connétable Anne de Montmorency pour s’en convaincre : « Pour la guerre, j’ai fait tout ce qu’un soldat devait faire ; pour le reste, j’ai fait ce que j’ai pu ».

Méprisant les bourgeois, des plus nobles vont être obligés de composer… Un autre mouvement va apparaître alors avec les unions de plus en plus fréquentes entre une noblesse désargentée et cette classe de grands bourgeois qui ont de quoi redorer plus d’un blason. Ce n’est pas pour rien qu’une dame au temps de Louis XIII avait surnommé sa belle-fille : « mon petit lingot d’or » ; d’autres moins aimables les nommaient plutôt « du fumier pour nos terres ». Ce mouvement avait été amorcé un siècle plus tôt mais limité uniquement aux filles, la nouveauté c’est que les hommes aussi sont maintenant concernés – ce qui n’est pas sans conséquence dans un milieu si attaché à la pureté du lignage.

Gardant de la Fronde un affreux souvenir d’enfance, Louis XIV fera tout ce qu’il peut pour rogner les derniers pouvoirs de la noblesse en la domestiquant par la présence à la Cour. En outre, le culte de l’honneur va se voir combattu, notamment par la législation très ferme sur les duels.

B° Le XVIIIe et la fin d’un monde.

1° Inutile la noblesse ?

Ayant perdu de son importance militaire et de sa puissance financière, la noblesse est-elle pour autant devenue inutile ?

Au plan militaire, certainement pas. Les nobles forment encore l’écrasante majorité des cadres militaires et demeure l’honneur chevaleresque qui oblige chacun à se battre pour son roi. Politiquement, dès Henri IV, ce ne sont plus que des individus qui prennent les postes de pouvoir,   les récents anoblis formant la technostructure des ministères et de l’administration. La Fronde a sonné le glas de l’influence déterminante du corps entier, la domestication louis-quatorzienne a achevé le processus. Il y aura bien des tentatives de reprise en main du pouvoir, notamment sous la Régence mais toutes échoueront. Si la haute noblesse d’épée perd son pouvoir, la noblesse de robe acquiert le sien et le long combat du roi et des parlements est là pour le montrer.

Au plan foncier, les nobles ne perdent quasiment rien d’une influence que certains ont conservée jusqu’à nos jours. D’abord parce qu’ils sont après l’Eglise les premiers possesseurs des terres du royaume, ensuite parce que leur dominus transformé en magister mettra bien du temps à s’estomper.

Sur le plan du mécénat artistique, ils garderont toujours une influence majeure. Ce n’est pas en vendant leurs œuvres que la plupart des écrivains ou des artistes plastiques peuvent s’assurer un train de vie. Ce sont les pensions qui les font vivre. Qu’elles viennent du roi ou plus généralement des grands seigneurs qui ont assuré le développement des arts et également des sciences.

Le XVIIe apporte le goût de la connaissance, il est peu de petits seigneurs qui ne se livrent à telle ou telle activité scientifique. Il n’est que de voir la profusion des publications pour le comprendre. Le développement des cabinets de curiosité, extrêmement répandus, sont les ancêtres des musées. Intellectuellement le rôle est aussi essentiel, beaucoup des principaux penseurs des XVIIe et XVIIIe siècles sont nobles, et pas seulement ceux qui à l’instar de Boullainvilliers écrivent sur les origines et le devenir de leur corps.

2° 1750-1791 : Un monde qui s’en va.

Le mouvement des « Lumières » va bouleverser jusqu’à la manière qu’a la noblesse de se concevoir. Les salons vont être le creuset de la diffusion des idées nouvelles et là encore la noblesse, toutes origines confondues va être le moteur du phénomène. De cette sociabilité vont naître le goût et l’apprentissage du débat. Les choses allèrent graduellement comme toujours, il y a loin du jeune noble promettant le bâton à un auteur s’il se montrait plus spirituel que lui aux débats enflammés sur le jansénisme ou sur la réforme Maupeou.

Mais la noblesse ne commence-t-elle pas à perdre la tête ? Trois événements font réfléchir. La faillite Guéméné, l’affaire du collier et le « Mariage de Figaro ».La plus illustre des familles du pays, les Rohan, va se trouver mêlée à deux scandales qui ruineront ce qui restait du crédit de la noblesse.

a° La faillite Guéméné.

Les nobles ne savaient pas compter, c’est parfaitement connu. Un grand nombre d’entre eux se livraient d’ailleurs couramment à des pratiques qui de nos jours seraient trouvées amusantes par nos élites actuelles et insupportables pour la majorité de l’opinion. En 1780, il est loin le temps où Louis XIV brûlait dans sa cheminée les reconnaissances de dettes qui accablaient le Duc de Saint-Aignan.

Les faits sont simples : en 1781, le Prince de Guéméné se voit ruiné. Ayant le revenu considérable de 500 000 livres par an, ses dépenses se montaient au chiffre astronomique de 750 000. Loin d’être ménager de son bien, le prince avait confié sa gestion à un homme d’affaires qui parvint en quelques années à creuser un trou de quelques 30 millions de livres. 5{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} des recettes de la France à l’époque. Cette faillite ruina des milliers de petits épargnants, notamment bretons, ce qui entraîna une vague de suicides sans précédent. Il n’est que de lire les passages consacrés à cette affaire dans les mémoires de l’époque pour avoir une idée du séisme qu’elle a provoqué. Le mot du cardinal : « seul un roi et un Rohan peuvent faire une telle faillite » tomba particulièrement mal.

Fait nouveau, devant la menace, la solidarité nobiliaire va jouer. Les autres membres de la pléthorique Maison de Rohan vont mettre la main à la poche, le roi même remboursa les charges abandonnées par le couple Guéméné, ce que rien ne l’obligeait à faire. Un traité fut mis en place visant à un remboursement, une indemnisation des victimes fut conclue et son application ne fut suspendue que par la Révolution. Les annales judiciaires du XIXème siècle bruisseront encore de cette affaire.

b° L’affaire du collier.

          Je ne reviens pas sur cette affaire, connue de tous ni sur les faits, ni sur leurs tragiques conséquences pour la monarchie. Sauf pour dire que là encore la famille a remboursé le collier, les derniers versements seront effectués par les Rohan en 1890.

c° Le « Mariage ».

On peut d’ailleurs s’interroger sur la clairvoyance de cette même noblesse qui va prêter la main et applaudir aux répliques qui la mettaient pourtant en charpie. Plus d’une jolie tête poudrée soutiendra, en riant derrière son éventail, des idées qui la feront un jour rouler dans le panier de son. C’est l’épisode du Mariage de Figaro.

Louis XVI, bien qu’il doive beaucoup à Beaumarchais, s’était longtemps opposé à la création du Mariage de Figaro, pièce qui faisait suite au Barbier de Séville et qu’il jugeait subversive, voyant parfaitement bien, lui, les implications de l’œuvre. Cette affaire va agiter l’Europe pendant des années. On peut considérer qu’achevée vers 1777-1778, la pièce ne fut jouée qu’en 1784. Enfin autorisée, c’est le comte de Provence qui prêta son théâtre du Luxembourg pour que la pièce soit jouée. La plus haute noblesse se précipita à la première pour entendre des répliques d’une violence extraordinaire. Ce fut un triomphe !

Ce que l’on peut en conclure, c’est que la Révolution, dont le Mariage est l’un des éléments déclencheurs et d’une certaine façon la première journée de violence révolutionnaire, va se charger de leur faire remettre les pieds sur terre.

Il est peu de dire que la noblesse n’a plus la cote, dix ans avant la Révolution – à tel point que Montgolfier, anobli par Louis XVI déclara qu’ « il aurait préféré un privilège plus utile ».

3° L’échec de la participation au pouvoir.

Ce que tout le monde sentait venir arriva à la surprise générale. La prise de la Bastille mais plus encore les mouvements des grandes peurs, sorte de « jacqueries » vont provoquer un double phénomène.

a° Le ralliement.

Certains des esprits les plus éclairés, Talleyrand, les frères Lameth et Clermont-Tonnerre prennent la mesure de ce qui se passe. C’est une chance inespérée pour cette partie de la noblesse de peser sur le cours des événements. C’est eux qui rallieront le Tiers, seront les meneurs du mouvement qui conduira à l’abolition des privilèges et à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Ce sont les monarchiens, promoteurs d’une solution à l’anglaise, bicamérale, qui verra le jour avec la Restauration.

Ils resteront fidèles au roi mais perdront la bataille et nombre d’entre eux devront s’enfuir. La noblesse elle-même sera supprimée en 1791.

b° Émigration et la lutte extérieure.

 Comme d’autres l’avaient fait avant eux. Suivant le comte d’Artois, parti dès le 17 juillet 1789, une large part de la noblesse de cour va émigrer et trouver refuge principalement en Allemagne, en Angleterre et en Italie. Dès ce moment il n’est plus question que de combattre la Révolution les armes à la main. La mise sur pied de l’armée de Condé n’aboutira à rien, pas plus que les tentatives de débarquement comme celle de Quiberon en 1795. Ce phénomène est important aussi sur le plan des idées puisqu’en Angleterre surtout vont naître les prémices du conservatisme et de la droite française. Le rapport à la religion changera aussi, une frange non négligeable va se rallier aux ultramontains.

La Révolution marque une nette cassure, jamais refermée entre la frange libérale qui va participer aux mouvements politiques du XIXe siècle et la frange conservatrice et ultramontaine qui s’y opposera toujours.

Si cette émigration est importante, les nobles n’en constituent pas pour autant la part principale. D’autres choisiront de rester, ce qu’ils paieront parfois de leur vie, soit sur l’échafaud soit dans les guerres civiles qui dureront jusqu’à Bonaparte. Les paysans, partout où les révoltes  eurent lieu, poussèrent bien souvent leurs nobles fort rétifs à encadrer leur mouvement. D’autres vécurent plus ou moins aisément la période de la Terreur, la plus noire pour eux.

A la chute de Robespierre, beaucoup rentrèrent en France, croyant le danger passé, les soubresauts du Directoire leur montreront qu’il n’avait pas disparu.

II° La bourgeoisie à l’assaut du pouvoir.

Pendant longtemps la bourgeoisie, dans sa frange supérieure, va essayer de s’agréger à la noblesse, par des voies juridiques et financières ou plus clandestinement par agrégation. Les souverains ont compris très tôt le parti politique et financier qu’ils pouvaient tirer de ce vif désir de sortir du lot. L’inexistence d’un système fiscal cohérent face aux besoins pousse les contrôleurs des finances à multiplier les offices pour finir les fins de mois, rétrécissant toujours plus la base fiscale. La vanité a coûté cher à la bourgeoisie mais plus encore à la monarchie.

A° Le complexe de « Monsieur Jourdain».

Le théâtre classique est plein de ces bourgeois que la vanité pousse toujours plus nombreux vers la noblesse. Déjà détentrice d’un large pan du pouvoir économique, elle n’a eu de cesse d’accroître son influence politique. Durant des siècles, seule la voie de l’anoblissement était envisagée. Les Lumières vont changer tout cela avec la « fabrique de l’égalité ». Le bourgeois veut avoir les mêmes droits que le noble, les idées nouvelles sont pleines de cela. La noblesse va tenter de lutter contre ce mouvement. C’est la Réaction nobiliaire. Des impératifs économiques vont y pousser. Les petits nobles sont d’autant plus attachés à leurs privilèges et aux droits féodaux, souvent ramenés à peu de choses en termes monétaires, qu’ils se sont appauvris. On peut aisément parier que sans la Révolution une part non négligeable des plus nécessiteux aurait dérogé. Ce mouvement de réaction nobiliaire va réussir sous Louis XVI auquel les nobles  arracheront la fermeture totale de certaines carrières, notamment militaires, à la bourgeoisie. Combat d’arrière-garde. Un plafond de verre empêche de nombreux bourgeois d’accéder à l’ordre. Leur radicalisation politique date de cela.

La marche de la Révolution est aussi celle de la bourgeoisie vers le pouvoir. Cela se fera graduellement et c’est au moment où elle s’est sentie suffisamment forte qu’elle a participé au mouvement révolutionnaire.

C’est que peut être, mieux encore que la noblesse, la classe supérieure du Tiers s’est formée intellectuellement et de remarquable façon. Les meneurs de la Révolution ont tous une solide culture. Même si la bourgeoisie prend le pouvoir, elle ne saura le conserver et le Directoire sombrera corps et biens dans une atmosphère de corruption même pas imaginable sous l’Ancien Régime.

B° Napoléon et les élites.

Dès le coup d’Etat de Brumaire, Bonaparte sait qu’il a besoin de relais dans l’opinion. Il permettra à de nombreux nobles de rentrer, tant il a besoin d’eux pour encadrer la population. Il ne s’est jamais départi d’une attirance pour l’aristocratie, lui le petit noble corse, il en concevra un certain complexe d’infériorité, son attitude face à Talleyrand le démontre aisément. Il ralliera une part non négligeable de cette noblesse qui tenait plus à son pays qu’à son statut social, et ce d’autant plus que c’est leur mode de vie qui s’est imposé à l’élite entière.

Napoléon ne pouvait remettre en place l’ancienne noblesse mais cherchait tous les moyens pour créer une nouvelle élite. Dès 1806 il franchit le pas en titrant certains de ses plus proches, militaires ou civils. En 1808, il ne crée pas une noblesse : le mot est récusé, car la France est désormais attachée à l’égalité des droits. Le seul moyen de récompenser des services, de s’attirer les faveurs des anciens dirigeants et de s’accaparer les nouveaux est de distribuer des titres qui, légalement du moins, ne créent pas de privilèges. Il le fera largement, accordant 3 324 titres. Cela fait 1 chef de famille sur 10 000, contre 7 en 1789. 17{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} d’entre eux sont des notables. En moins de 6 ans, la plupart des membres du haut de la bourgeoisie ont atteint l’objectif de leur vie…

Ils se montreront généralement peu reconnaissants et se rallieront en masse à un Louis XVIII qui avait bien besoin d’eux.

C° La Restauration.

La bourgeoisie ne veut pas accepter la défaite qui est la sienne. Beaucoup d’entre eux tiennent à la stratégie, encore inconsciente, d’élimination de la monarchie et du peuple du jeu politique. Le suffrage censitaire, la distinction entre citoyens actifs et passifs vont les rassurer. Ils garderont l’égalité des droits – égalité toute théorique d’ailleurs car la marche vers la justice sociale est très lente.

C’est Louis XVIII qui fait des titrés de l’Empire une noblesse à part entière. L’amalgame ne se fera pas trop difficilement au départ. Le roi est intelligent et sait jusqu’où il peut aller. Cela ne l’empêchera nullement de récompenser les fidélités du temps des mauvais jours et certains ralliements, même tardifs. Charles X n’aura pas la même clairvoyance et le « Milliard des émigrés », même s’il est beaucoup moins injustifié qu’on le prétend, n’a rien fait pour sauver le régime. C’est le temps des ultras, de ceux qui voulaient le retour à un ordre des choses qui avait la caractéristique curieuse de n’avoir jamais existé…

La frange libérale entre alors en rébellion, rejoignant les élites bourgeoises non affidées au régime.

D° La Monarchie de Juillet et le schisme nobiliaire.

1830 est arrivé trop tôt au goût des grands bourgeois qui désiraient le pouvoir et par conséquent l’établissement d’un régime républicain. L’intervention de La Fayette à l’Hôtel de Ville marque à quel point les esprits n’étaient pas encore prêts. Il faudrait attendre en rongeant son frein. Pour invalider le régime, il fallait à toute fin le couper du peuple, c’est pourquoi les révolutionnaires de 1830 ne mirent jamais le suffrage universel à l’ordre du jour. La noblesse n’attirait plus. La bourgeoisie était forte assez pour se passer de cela dans sa marche vers la prise du pouvoir.

La cristallisation de la cassure entre les différentes fractions de la noblesse va se dérouler avec la Monarchie de Juillet pour ne jamais plus être refermée jusqu’au XXe siècle. L’essentiel de la noblesse va demeurer fidèle aux Bourbons contre l’«usurpateur» Orléans. Loin de participer au nouveau régime, cette fraction va se retirer sur ses terres et y avoir une action extrêmement volontaire qui lui permettra de retrouver une influence importante dans un pays en grande partie encore agricole. Chose étrange, c’est cette partie de la noblesse qui aura le moins de mal à se rallier à la République après l’autorisation donnée par le Pape : la République plutôt qu’un Orléans ! Peu attachés aux titres, mis à part celui de duc, beaucoup de chefs de maison vont se parer de titres auxquels ils n’ont aucun droit pour réagir contre les titrés de l’Empire.

Le parti libéral va participer au pouvoir au côté de la bourgeoisie. Monarchistes ils étaient, monarchistes ils resteront jusqu’à l’échec de la restauration du Comte de Chambord. La plupart se rallieront, faute de mieux, face à une restauration dont la perspective chaque année semblait s’évanouir plus encore.

E° Le XXe et la fusion des élites.

 C’est d’abord l’affaire Dreyfus, puis la guerre de 14 qui achèveront le ralliement de la noblesse au régime et la mise en place d’un axe haute bourgeoisie-noblesse. Comptant de nombreux officiers, la noblesse comme les autres élites a payé un lourd tribut à la victoire. Ce qui restait du rôle de la noblesse durant les années folles diminua encore du fait de son appauvrissement et la crise des années 20 et 30 la ramena à néant.

La bourgeoisie quant à elle poursuit sa mainmise complète sur le pouvoir mais, chose curieuse, certains de ses membres chercheront toujours à se donner les apparences de la noblesse, en achetant châteaux et terres, en trafiquant plus ou moins leur nom ou en se parant de titres fantaisistes. Cela en contradiction puisque la législation qui reconnaît les titres comme accessoires du nom, veille jalousement à ce que les usurpations soient punies.

La fusion, quasi définitive, va alors s’opérer. Les intérêts sont devenus les mêmes, d’abord matériels. L’extinction de nombreuses familles de première importance va « libérer » des places. L’éducation devient la même et la conversion à l’argent va rendre délicate la différence entre les deux composantes des élites. Ce mouvement commence dès les années trente mais encore à cette époque, le service de l’Etat est une donnée essentielle. Les élites jouent encore leur rôle de corps intermédiaire mais les avancées sociales les pousseront au repli. Le Front Populaire a vu se dresser contre lui la plupart de ses membres. De là date une fracture qui ne va pas se réduire.

La guerre de 39-45 et la Résistance vont encore creuser le fossé. L’élite économique et financière va se rallier en majorité au régime du maréchal Pétain, beaucoup y voyant une revanche à prendre contre tout ce qui s’est fait depuis la Révolution française qui les a fait grandement ce qu’ils sont mais qu’ils exècrent, comme s’il fallait se laver d’une forme de péché originel . L’esprit du nouveau régime répond à leurs vœux et à leurs désirs, notamment en matière économique et sociale. Certains ne craindront pas pourtant de se couper de leur milieu pour entrer en résistance et retrouver l’honneur, souvent très tôt. La ligne de fracture passe souvent à l’intérieur même des familles.

1944 est une défaite qui va les évincer pour longtemps du pouvoir. C’est la « parenthèse enchantée » des Trente Glorieuses qui verra l’établissement d’un véritable Etat social. Trop compromis par leurs menées sous l’Occupation, leur voix sera inaudible pendant longtemps, permettant la mise en place de l’ambitieux programme du CNR. Parenthèse puisque dès le départ, beaucoup vont œuvrer d’abord pour réintégrer les éléments les moins compromis : des structures, telles que le Club du Siècle, sont créées pour mettre en contact ceux qui s’étaient jadis combattus. Dans les années 70, la présidence Pompidou puis la victoire des ultralibéraux vont leur permettre de relever la tête, de dissoudre la frontière public- privé et surtout de formater la politique dès le milieu des années quatre-vingt. Ce seront les années de vaches grasses, où tous participeront au dépeçage à leur profit des biens nationalisés après guerre.

Nous en sommes encore là aujourd’hui et chaque jour ces élites se démonétisent et créent un ressentiment de plus en plus violent au sein d’une population que les progrès sociaux ont aussi embourgeoisée, en ce sens qu’une large part est devenue propriétaire. Ils sont aujourd’hui ce qu’ils étaient il y a 70 ans, leur but ultime étant l’effacement de soixante ans d’avancées sociales. L’esprit de la bourgeoisie du XIXème siècle, dont la littérature traite si abondamment, resurgit avec son désir de ségrégation sociale.

La France, pays réputé irréformable sait pourtant le faire, elle l’a montré au cours de son histoire. A chaque fois les avancées n’ont été possibles que par l’élimination, au sens propre ou au sens figuré, de l’élite en place et son remplacement par une autre qui porte les réformes. Hélas pour nous, ces crises ne se sont la plupart du temps jamais réglées sans effusions de sang. Pourrons-nous les éviter la prochaine fois ?

 

 

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