La leçon de Milan Kundera

Il fallait s’y attendre : l’anniversaire de la chute du Mur est vécu sous une pluie de bons sentiments. On nous fait de nouveau participer à la joie des Allemands en 1989 et célébrer le beau matin démocratique des peuples libérés.

On néglige ce qui s’est passé ensuite, au lendemain de la fête : des économies effondrées, des populations appauvries et parfois affamées qui subirent de plein fouet les traitements de choc de l’ultralibéralisme triomphant. Les conseillers américains, arrogants et bornés, les petits crétins envoyés par la Commission européenne et les brutes du Fonds monétaire international portent la responsabilité d’immenses malheurs.

Ces stupidités meurtrières n’excusent pas nos propres faiblesses : François Mitterrand abandonna trop vite le projet de Confédération européenne et sacrifia la Yougoslavie, le ralliement des socialistes à l’ultralibéralisme les empêcha de contrer les idéologues du marché qui s’abattaient sur l’Est européen, le patronat avait déjà fait le choix de la Chine contre la Russie (1). Les intellocrates parisiens, passés du totalitarisme aux droits de l’homme, continuèrent à rivaliser entre eux et à régler des comptes avec eux-mêmes. C’est à eux que s’adressait Milan Kundera voici quelques années mais sa dure leçon vaut pour nous-mêmes : elle souligne nos propres insuffisances passées, elle doit nous obliger à changer nos relations avec les étrangers amis de la France.

Ecoutons ce que dit Irena dans « L’ignorance » (2) : « Les Français, tu sais, ils n’ont pas besoin d’expérience. Les jugements, chez eux, précèdent l’expérience. Quand nous sommes arrivés là-bas, ils n’avaient pas besoin d’informations. Ils étaient déjà bien informés que le stalinisme est un mal et que l’émigration est une tragédie. Ils ne s’intéressaient pas à ce que nous pensions, ils s’intéressaient à nous en tant que preuves vivantes de ce qu’ils pensaient, eux. C’est pourquoi ils étaient généreux envers nous et fiers de l’être ».

C’est cruel et c’est juste. C’est ainsi que beaucoup de défenseurs patentés des droits de l’homme se sont comportés à l’égard des dissidents russes, des Tchèques et par la suite des Croates, des Bosniaques, des Kosovars… Sans bouger de Paris, ou après un bref séjour dans un palace de Zagreb ou dans le meilleur hôtel de Pristina, ils pouvaient expliquer la situation à ceux qui vivaient la guerre sur le terrain, depuis des mois ou des années.

Ce n’est pas tout. Quand le communisme s’est effondré, se souvient Irena, la compassion de ces Français a disparu et leurs sourcils se sont froncés : « Ils avaient fait vraiment beaucoup pour moi. Ils ont vu en moi la souffrance d’une émigrée. Puis le moment est venu où je devais confirmer cette souffrance par la joie de mon retour. Et cette confirmation n’a pas eu lieu. Ils se sont sentis trompés. Et moi aussi car, entre-temps, j’avais pensé qu’ils m’aimaient non pas pour ma souffrance mais pour moi-même.»

Sous le blanc manteau des droits de l’homme, la xénophobie douce – peut-être pire que celle que nous avons dénoncée à grands cris parce qu’elle se révèle tout à coup chez ceux qui se proclamaient frères des persécutés. Imposture terrible de cette fausse fraternité, d’autant plus insupportable pour nos amis étrangers ou naturalisés que c’est le troisième mot de notre devise et qu’ils n’imaginaient pas que nous puissions lui être infidèles.

Nous n’échapperons pas au jugement de Milan Kundera en battant notre coulpe. Les militants antitotalitaires ont longuement et fructueusement confessé leurs péchés de jeunesse, abjuré marxisme, stalinisme et maoïsme avant de décevoir ou de scandaliser par leur égotisme et leurs ignorances ces « frères » de l’Est qu’ils avaient froidement utilisés. Nous devons nous méfier, ici-même, chaque fois que nous engageons un combat – aujourd’hui pour les Afghans menacés dans leur vie, pour les Iraniens condamnés pour avoir manifesté leur opposition à la dictature.

Les serments ne suffisent pas. Il faut que nos faiblesses, dans l’ordre de la fraternité, soient dépassées par le projet politique d’un Etat capable d’agir dans la longue durée.

***

(1) Ces quelques lignes n’épuisent évidemment pas le sujet. Voir l’article d’Yves La Marck dans « Royaliste » n°955 et sur mon blog la chronique 13 : François Mitterrand et l’Allemagne.

(2) L’Ignorance, roman, Gallimard, 2003.p. 157-158

 

Editorial du numéro 957 de Royaliste – 2009

 

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