Chinois de France

Mai 23, 1984 | Entretien

 

Après avoir interrogé Françoise Gaspard sur les réalités générales de l’immigration (voir «Royaliste» N°404), nous nous penchons cette semaine sur une communauté particulière : celle, peu nombreuse mais très active, des Chinois de France.

Nicolas Druz

Fils d’un Savoyard et d’une Chinoise du Vietnam, directeur d’un quotidien en langue chinoise, ce qui ne l’empêche pas de bien connaître et aimer la culture française et occidentale, Nicolas Druz nous permet de découvrir le rôle présent et à venir d’une communauté que l’on dit mystérieuse.

Royaliste : Que représente la communauté chinoise en France du point de vue quantitatif, et où est-elle implantée ?

Nicolas Druz : Des Chinois en France, il y en a depuis longtemps. Le premier Chinois est arrivé en 1684, à la cour de Louis XIV. Mais la première arrivée massive date de la guerre de 1914-1918 : pour des raisons d’armement, on a fait venir 100.000 Chinois en France, et 150.000 en Grande-Bretagne. Le gouvernement a essayé de les faire repartir après la guerre, mais il en est resté une grande partie. La seconde vague date de 1947-1949, lorsque Mao Tsé Tung a pris le pouvoir en Chine. La troisième vague a été provoquée par les événements d’Indochine. Mais l’afflux le plus massif, en France et en Europe, a commencé en 1975 avec les « boats people » qui étaient jetés à la mer parce qu’ils étaient Chinois – et non des opposants politiques comme on le croit habituellement. Il y a donc aujourd’hui en France 250.000 Asiatiques d’origine chinoise. Beaucoup vivent dans la région parisienne, mais aussi dans les DOM-TOM : à Tahiti, à la Réunion, où il y a des élus locaux d’origine chinoise, notamment à Saint-Denis. Les Chinois font donc partie du paysage français depuis longtemps…

Royaliste : Cette immigration a donc des causes essentiellement politiques…

Nicolas Druz : Pas seulement. Certes, la première vague d’immigration a été politique. Mais pas celle de 1975 : les « boats people » sont à 80 ou 90{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} d’origine chinoise. C’est donc bien une affaire de racisme : les Chinois ont été mis dehors parce qu’ils étaient considérés comme les Juifs de l’Asie.

Royaliste : Comment cette communauté chinoise s’est-elle organisée, comment s’est-elle insérée dans la collectivité nationale, et jusqu’à quel point ?

Nicolas Druz : Le premier fait qui doit être souligné, c’est que la communauté chinoise s’est intégrée en France avec une grande dignité. Les Chinois n’ont pas tendu la main ; ils font très peu appel aux organismes d’assistance. Pourquoi ? Parce que l’atome de la civilisation chinoise, c’est la famille. C’est elle qui prête assistance aux nouveaux arrivants, qui les entoure de sa solidarité. Le second point, c’est que le Chinois ne sait pas être ouvrier ; il devient très vite un « bourgeois ». En peu de temps, et même lorsqu’ils sortent des camps, les Chinois sont capables de gagner droit de cité. Soit en devenant commerçants, en ouvrant des restaurants, soit en jouant auprès de la communauté asiatique dans son ensemble, un rôle d’intellectuels, de « leaders d’opinion ». Ainsi, les Chinois forment un lien entre la communauté asiatique et la collectivité nationale : grâce à son activité commerciale, le Chinois est tout à fait capable d’expliquer aux Asiatiques comment communiquer avec les Européens. C’est en créant, à partir de rien, des richesses, que les Chinois se sont intégrés. C’est sans doute pour cela que le racisme vis-à-vis des Chinois, et des Asiatiques en général, est moins fort que vis-à-vis d’autres communautés. Il y a aussi d’autres raisons. Dans l’inconscient collectif des Français, les Asiatiques jouent un rôle important parce que la France porte encore les stigmates de Dien Bien Phu. Elle a l’impression d’avoir laissé un peu de son cœur et de son histoire là-bas. Les Asiatiques, de leur côté, ont versé beaucoup de sang pour notre pays : dans les cimetières militaires, il y a des emplacements qui sont réservés aux Chinois morts pour la France pendant la première et la seconde guerre mondiale. Enfin, chacun sait que la zone Asie-Pacifique est importante pour l’avenir du monde. Le Président Reagan vient de dire que, pour la première fois, les échanges entre les Etats-Unis et cette zone avaient dépassé les échanges avec l’Europe. Mais il n’y a pas que l’économie : les valeurs culturelles asiatiques sont importantes et peuvent apporter, en période de crise, un peu de confiance. Or, les Français se rendent compte qu’il y a là une culture, une civilisation qui les interpelle. Vis-à-vis des Asiatiques qui se trouvent en France, ils sont par conséquent dans une situation de respect. Cela ne signifie pas que les autres cultures ne sont pas dignes de respect. Mais souvent les Français ont un sentiment de supériorité vis-à-vis de celles-ci, alors qu’il suffit de regarder la balance des brevets entre l’Europe et la zone Asie-Pacifique pour s’apercevoir que la créativité se trouve plus en Asie qu’en Europe.

Royaliste : Vous évoquez les autres communautés asiatiques. Quels rapports les Chinois entretiennent-ils avec elles ?

Nicolas Druz : La communauté chinoise a été opprimée, souvent massacrée, par les autres Asiatiques tout au long de l’histoire. En chinois, la Chine se dit « pays du Milieu ». C’est un pays qui a toujours été envahi, et qui pratiquement n’a jamais envahi les autres. Il y a quelques années, quand la Chine a voulu envahir le Vietnam, l’armée chinoise s’est heurtée à toute la population et, malgré son poids, elle n’a pu avancer que d’une douzaine de kilomètres. Les Chinois sont donc dans une situation de méfiance vis-à-vis des autres communautés asiatiques, et parfois d’hostilité à cause de tout ce qu’ils ont subi. Cela dit, la civilisation chinoise a un tel pouvoir assimilateur qu’au bout de peu de temps les envahisseurs de la Chine deviennent les débiteurs de ce pays, comme les Romains l’ont été à l’égard des Grecs. Quand on voyage en Asie du Sud-Est, on se rend compte de la présence des caractères chinois, de « l’impérialisme » de la cuisine chinoise, etc. Cela prouve que la Chine diffuse un art de vivre et de penser qui perdure quels que soient les régimes et les époques.

• Royaliste : Pourriez-vous définir, en quelques mots, cette civilisation chinoise. J’imagine que la réponse est difficile…

Nicolas Druz : Je vais le faire avec une citation : « les chevaux ont quatre pattes, voilà le Céleste. Mettre une bride au cheval, voilà l’Humain ». C’est cela la civilisation chinoise, dont je pourrais parler pendant des heures. Mais, ce qui me rassure, c’est que je n’ai jamais rencontré deux sinologues d’accord sur des points mineurs ; je ne parle même pas des points importants… Il v a tellement de Chines… Bien sûr, on peut parler de Confucius, encore que cela soit difficile en quelques mots. Je rapproche Confucius de Machiavel, qui ont vécu une époque comparable. L’un vit au temps des républiques italiennes, et veut créer un Etat. L’autre au temps des Royaumes Combattants, et il voit se détruire tout ce qui était important pour lui. Alors Confucius a une idée de génie : il se sert de la tradition pour ramener dans la Chine très troublée de cette époque un certain nombre de valeurs morales. Pour la première fois dans l’histoire de la Chine, quelqu’un dit que celui qui doit régner n’est pas l’homme bien né, mais l’homme éduqué qui est capable de proposer des solutions rationnelles. Et Confucius va ramener à lui un certain nombre de princes qui ne pensaient qu’à combattre et qui bientôt vont se rendre compte que c’est l’intérêt du peuple qui est important. Ce que fait Confucius, c’est ce que tous les éducateurs de rois ont fait – tel Fénelon qui rappelait au Dauphin que s’il existe des peuples sans roi, il n’y a pas de roi sans peuple.

• Royaliste : vous êtes directeur du quotidien «Europe-Journal». Comment concevez-vous votre tâche ?

Nicolas Druz : Il y a quatre points importants. Il fallait d’abord que l’entreprise soit viable. Comme il y a plus de 600.000 Chinois en Europe qui aiment lire, donc s’abonnent, et qui représentent un pouvoir de consommation important, il était possible d’envisager une telle entreprise. A partir de là, « Europe-Journal » a tenté d’atteindre trois objectifs :

— le premier a été de dire à ces Chinois : vous êtes minoritaires et le statut de minoritaire a toujours été une atteinte à la dignité des gens – mais vous êtes les représentants d’une culture capable d’exister et même de créer loin du berceau d’origine. Vous devez donc être fiers d’appartenir à cette civilisation. Elever quelqu’un, c’est d’abord l’élever à ses propres yeux ;

— le second a été de conseiller : vous êtes en Europe, dans des pays qui vous ont accueillis avec beaucoup de générosité (mieux en tous cas que d’autres minorités) et vous devez donc respecter ces pays qui ont beaucoup à vous donner. Vivant ici, vous ne saurez plus être des Chinois à part entière, mais vous ne deviendrez pas non plus des Français, des Anglais — des Européens. Alors soyez les deux, ayez la double appartenance, c’est le seul moyen de trouver un équilibre et, puisque les deux civilisations sont tout à fait remarquables, apportez le meilleur de vous-même aux deux ;

— le troisième objectif a été de rappeler aux responsables européens (hommes politiques, financiers, industriels) : vous avez maintenant à l’intérieur de l’Europe une minorité importante qui a beaucoup à recevoir mais aussi à apporter. Elle a prouvé en Asie du Sud-Est qu’elle était capable non seulement de survivre à la civilisation occidentale, mais aussi de créer quelque chose de neuf ; qu’elle savait être efficace mais qu’elle pouvait aussi apporter une certaine sérénité. Donc il est possible d’utiliser toutes ces capacités pour exporter des produits mais aussi pour permettre à l’Europe de se développer culturellement. On s’aperçoit en effet que les grands pays sont, aujourd’hui et peut-être depuis toujours, métissés culturellement. Je me demande d’ailleurs si le déplacement du centre de gravité des Etats-Unis sur la côte du Pacifique n’est pas dû en grande partie à la présence massive des Asiatiques dans ces régions. La civilisation chinoise est donc une chance pour l’Europe.

• Royaliste : Des articles récents tendent à montrer que la communauté chinoise est une des plus fermées qui soit, voire la plus mystérieuse…

Nicolas Druz : Il est vrai que cette communauté est quelque peu mystérieuse. Mais il faut comprendre son histoire. Les Chinois qui sont arrivés en 1975 avaient besoin d’un sas de décompression. Ils se sont donc regroupés dans quelques arrondissements de Paris, le 13ème notamment. Comme la culture, la langue, le climat français étaient très différents, ils avaient besoin de recréer un peu de leur bien-être et de leurs habitudes. Mais dix ans, c’est peu de choses. Le 13ème arrondissement représente un havre nécessaire mais les flux migratoires de cet arrondissement montrent que les Chinois y restent peu, et essaiment dans d’autres régions de France. Il est vrai aussi que, les Chinois étaient très attachés à leur civilisation, ont créé et financé des écoles chinoises où les enfants apprennent la culture qui leur est nécessaire pour communiquer au sein de la famille. Mais, je le répète, nous faisons tout pour que les Chinois aient une double appartenance, pour qu’ils s’intègrent mieux à la France. Dans « Europe-Journal », nous parlons régulièrement de la culture européenne tout en nous efforçant de mieux faire connaître la culture chinoise aux Européens. Par exemple, nous avons réalisé un numéro bilingue avec « Libération » et nous pensons à une grande fête pour l’année prochaine. Il y a donc nécessité de cette double appartenance, mais sans assimilation.

• Royaliste : C’est une grande difficulté, à laquelle toutes les communautés immigrées sont confrontées. Les Chinois parviennent-ils, mieux que les autres, à s’insérer dans la communauté nationale sans s’assimiler totalement ?

Nicolas Druz : Comme toujours, les principales difficultés surgissent avec la deuxième génération. Mais, encore une fois, l’importance de la famille pour les Chinois peut les réduire : les conflits de générations sont moins forts en raison du respect pour les vieux, pour la tradition. Mais il est vrai que les phénomènes de violence, de drogue, de délinquance existent dans la deuxième génération. Cela m’inquiète beaucoup et je ne vois pas de solutions simples. Cependant, je constate que le taux de délinquance dans le 13ème arrondissement est le plus faible de France et que, sur 15.000 plaintes déposées l’an dernier dans cet arrondissement, aucune ne concernait les Asiatiques. Or, dans le 13ème, la moyenne d’âge des Asiatiques est inférieure à trente ans. Donc le problème de la deuxième génération ne se posera que dans quelques années.

Comment y faire face ? L’école jouera un rôle fondamental et il est possible que l’existence d’écoles chinoises soit une réponse. D’autre part, le processus peut désamorcer la violence. Si on parle plus des Maghrébins que des Asiatiques, c’est parce que l’insertion de ces derniers se fait en douceur. Mais il y a tout de même des rumeurs typiquement racistes : par exemple celle qui dit que les Asiatiques n’enterrent pas leurs morts. C’est scandaleux : on peut accuser les Chinois de bien des choses, mais pas de cela quand on connaît leur immense respect pour la famille.

Mais ces rumeurs n’atteignent pas plus les Chinois que les revers de la fortune. Ils ont une longue tradition de souffrance, dont ils ont retiré une certaine sérénité. La succession des cycles, la volonté de gagner son « nirvana » sont profondément ancrées chez les Chinois : tout ce qui est bon est comptabilisé, tout ce qui est mauvais aussi. Si le Chinois parvient à maîtriser son désir, s’il parvient surtout à ne prendre du monde que ce qui lui plaît, à laisser de côté ce qui le heurte, il sera plus fort que la nature. Donc, plutôt que la violence, les Chinois choisiront de mettre cette philosophie en action : travailler pour la famille, accepter le mauvais sort, et tout faire pour le contrebalancer. Ce qui leur permet de faire face souvent avec succès.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publié dans le numéro 405 de « Royaliste – 23 mai 1984

 

 

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