Chômage : quel modèle américain ?

Juin 3, 1991 | la lutte des classes

 

En matière de lutte contre le chômage, peut-on s’inspirer du modèle américain ou, plus généralement, des expériences étrangères ? Une étude récente incite à la prudence.

Lors de ses premières interventions télévisées, sur A2 puis sur TF1, Edith Cresson a cité en exemple les États-Unis, qui parvenaient à réduire leur taux de chômage malgré une faible croissance. Sans céder à l’esprit cocardier ni tomber dans un anti-américanisme absurde, il est permis de mettre en doute la valeur de cet exemple en ce qui concerne notre pays.

C’est ce que souligne Philippe d’Iribarne dans un ouvrage récent (« Le chômage paradoxal », PUF, 1990). Après avoir montré dans une précédente étude que les relations du travail s’inscrivaient dans la spécificité des traditions nationales (« La Logique de l’honneur », Seuil, 1989), ce chercheur connu pour la rigueur de ses analyses met en évidence les facteurs extra-économiques qui interviennent dans le lancinant problème du chômage. Là encore, il faut examiner de près les particularités historiques et culturelles de chaque pays pour comprendre qu’il n’y a pas de marché de l’emploi fonctionnant partout de la même manière, mais des attitudes personnelles et collectives devant l’emploi qui sont différentes ou opposées.

A l’appui de son hypothèse, Philippe d’Iribarne cite justement le cas des États-Unis qu’il examine en des pages qui devraient vivement intéresser Edith Cresson : si 28 millions d’emplois nouveaux ont été créés entre 1970 et 1986, dont 27 millions dans le secteur des services et pour des activités faiblement rémunérées, c’est parce que les Américains acceptent à la fois la flexibilité des salaires et ce type de travail. Pour quoi ? Parce que l’idéologie marchande qui prévaut aux États-Unis légitime l’idée qu’un homme doit être payé à son « juste prix », et non pas selon des principes d’équité. Parce que le travail dans le secteur des services, y compris dans les « petits boulots », n’est pas considéré comme un déshonneur. Parce que le fait de perdre un emploi et de reprendre à un niveau plus bas n’est pas vécu comme une déchéance. On peut admirer ces attitudes ou les trouver bizarres, le fait est que les Américains demeurent héritiers de l’esprit des fondateurs de l’Union…

Si nous nous rendons au Japon, nous constatons que dans ce pays aussi le service, dans les cafés, les restaurants, les magasins, est assuré par un personnel que nous jugeons pour notre part pléthorique. C’est que ce type d’activité est considéré comme un métier honorable, accompli dans le souci de plaire au client. Ce n’est pas au Japon que l’on verrait des affichettes signalant les commerçants qui participent à la campagne de l’année sur la qualité de l’accueil et la gracieuseté du sourire… Manière d’avouer que, dans notre pays, le service n’est pas naturel mais un boulot qu’on fait faute de mieux en maugréant contre le client.

Une partie du problème français du chômage est là : à l’encontre des Américains et des Japonais, nous n’acceptons pas le travail dans les services parce que c’est à nos yeux un travail servile, contraire à notre vieille « logique de l’honneur ». De même, nous n’acceptons pas de perdre notre rang, donc de descendre provisoirement d’un cran, ni de nous conformer aux injonctions administratives qui assurent un règlement efficace de la question de l’emploi en Suède. On peut trouver ce comportement archaïque, ridicule, immoral, mais les responsables politiques auraient tort de ne pas tenir compte, parmi d’autres données, de celles qui touchent à notre histoire et à notre culture. Plaise à Madame le Premier ministre de lire l’étude que nous avons rapidement évoquée, afin de ne pas nourrir trop d’illusions sur les vertus de l’imitation.

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Article publié dans le numéro 560 de « Royaliste » – 3 juin 1991

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