Chrétiens d’Orient : Les hommes en trop

Nov 16, 2014 | Chemins et distances

Après Dieu est américain, L’Apocalypse russe et Le Paradoxe persan, trois ouvrages dont nous avions rendu compte, Jean-François Colosimo, qui enseigne la théologie tout en faisant son métier d’éditeur, poursuit son enquête sur les métamorphoses de Dieu en politique par une évocation de la tragédie vécue par les chrétiens d’Orient (1).

L’histoire est violente mais cette banalité ne conduit pas nécessairement à la résignation, au cynisme ou à la surenchère. Jean-François Colosimo nous rappelle qu’aux heurts sanglants de l’Iliade succèdent des moments de grâce, pendant lesquels les hommes se redécouvrent frères. Cette évocation d’Homère ne doit rien à la prétention littéraire. Elle permet le rappel d’une vérité anthropologique à laquelle s’ajoutent des réalités qui concernent notre civilisation. Si l’Europe occidentale puise abondamment à la source grecque antique, d’abord située en Asie mineure, elle doit le christianisme à l’Orient qui vit naître sa théologie et ses premières communautés de croyants – puis s’affirmer Byzance que nous avons ici trop tendance à oublier ou à caricaturer.

D’où une indispensable mise au point. On trouvera dans le livre de Jean-François Colosimo, au chapitre V, un exposé précis et dense d’une histoire religieuse marquée de controverses et de schismes qui continuent de distinguer des Eglises unies par une même pensée de l’autorité, de la médiation, de la temporalité… Le continent européen – qui comprend évidemment la Russie – n’est pas intelligible sans cette prise en considération du christianisme oriental. C’est pourtant le cadet des soucis de l’Union européenne : elle se prend pour l’Europe tout entière, elle bavarde sur les valeurs mais, pour Bruxelles, les chrétiens d’Orient ne sont pas de bonnes victimes, « éligibles » à sa compassion bureaucratique.

Au contraire, aux yeux de l’extrême-droite, ces chrétiens sont devenus des témoins utiles – utiles quand ils se font égorger car leurs cadavres prouvent l’infinie méchanceté des musulmans de tous pays, ligués contre l’Occident chrétien. Cette récupération tardive de gens qui ne sont après tout « que des Arabes » est à la fois grotesque et odieuse : elle érige les chrétiens d’Orient en ennemis de l’islam alors qu’ils ont toujours voulu entretenir avec leurs compatriotes musulmans des relations paisibles – et cela malgré le statut inégalitaire (3) qui leur était imposé. Les chrétiens d’Orient n’ont pas été victimes d’un islam diabolisé mais d’ennemis acquis à la modernité, de l’Europe elle-même et de leurs propres choix stratégiques.

Il y eut, au 20ème siècle, deux entreprises majeures d’élimination. D’abord, d’avril 1915 à juillet 1916, le génocide des Arméniens qui n’est pas dans la logique ottomane mais dans celle, moderniste, nationaliste, ethniciste, technicienne, de la révolution Jeune-Turc qui organise l’extermination fondatrice de la Turquie nouvelle. Mais on ne sait pas assez que les assyriens et les grecs-orthodoxes du Pont-Euxin furent victimes de massacres, de déportations et de famines, que les Grecs furent chassés d’Asie mineure par les troupes kémalistes. Dans ces deux entreprises de nettoyage ethno-religieux, l’islam est un facteur parmi d’autres. Dans l’empire ottoman, donc sous le khalifat, les communautés ethno-religieuses formées par les « gens du Livre » étaient reconnues et tolérées dans le cadre légal du Millet – alors que le nationalisme turc pratiquait l’exclusivisme religieux selon une doctrine laïque très différente de la nôtre.

Les responsabilités des acteurs politiques locaux dans l’élimination des chrétiens d’Orient pendant et après la Première Guerre mondiale ne sauraient faire oublier comment ces « hommes en trop » furent utilisés puis abandonnés par plusieurs grandes nations.

Les Arméniens avaient été encouragés par la progression des Russes dans le Caucase : prise de Derbent en 1722, occupation du Karabakh en 1780, des khanats du Nakhitchevan et d’Erevan en 1828, annexion de Kars et Ani en 1877. Pendant la Première Guerre mondiale, ils participèrent aux offensives russes vers Erzurum et Trabzon – causes immédiates du génocide – jusqu’à ce que la Révolution de 1917 provoque la décomposition de l’armée russe du Caucase. Abandonnés par les Russes, les Arméniens se retrouvèrent face à l’armée turque avant que leur jeune République soit soumise par l’Armée rouge…

Les Grecs, profitant de la décomposition de l’empire ottoman, débarquèrent à Smyrne en mai 1919 avec les encouragements des puissances alliées. Ils pensaient reconquérir Constantinople et remportèrent des succès militaires en 1920 mais la France et l’Angleterre se rangèrent aux côtés de Mustapha Kemal qui prit Smyrne en 1922.

Les Assyriens, qui avaient cru aux promesses anglaises, se lancèrent sur l’actuel territoire irakien dans une lutte contre la monarchie hachémite qui leur valut d’être, comme en Turquie vingt ans plus tôt, durement réprimés.

 

Pris dans leur ensemble, les chrétiens d’Orient ne sont pas étrangers à leur propre tragédie. Après la Seconde Guerre mondiale, ils ont tenté, pour affirmer leur existence, plusieurs stratégies qui ont toutes échoué.

Le panarabisme est conceptualisé et mis en pratique par des chrétiens qui veulent dépasser les oppositions confessionnelles par l’unification de la nation – syrienne, irakienne – autour d’un Etat laïc. On sait que le Baas est fondé en 1947 par Michel Aflak, grec-orthodoxe, et par Salah al-Din al-Bitar, sunnite. On sait aussi que les dictateurs syrien et irakien ont à la fois protégé et instrumentalisé les chrétiens…

La cause palestinienne fut elle aussi investie par les chrétiens, très influents auprès de l’Organisation de libération de la Palestine qui fait bon accueil, dans sa Charte, à toutes les spiritualités. Deux grecs-orthodoxes se placent à l’extrême pointe du combat et de l’action terroriste : Georges Habache, chef du prosoviétique Front populaire de libération de la Palestine et Nayef Hawatmeh, chef du prochinois Front démocratique. L’effondrement de l’Union soviétique marquera la fin de leur rêve révolutionnaire. Georges Habache est mort à Aman en 2008, Nayef Hawatmeh est réfugié à Damas.

En Egypte, les Coptes ont choisi, sous l’égide du pape Chenouda III (1923-2012), une stratégie diamétralement opposée : celle du communautarisme religieux qui les enfermait dans une rivalité mimétique avec les Frères musulmans, face à un Etat qu’ils auraient pu servir à l’exemple de Boutros Boutros-Ghali. Ils étaient dès lors exposés à la double répression de l’Etat et des islamistes.

Au Liban, les maronites – unis à Rome – ont choisi une stratégie d’affrontement avec les musulmans, selon une idéologie occidentaliste lourdement connotées de références franquistes (les Phalanges libanaises). Tout en menant la lutte contre leurs adversaires dans la guerre civile qui ensanglante le Liban de 1975 à 1990, les grandes familles maronites (Gemayel, Frangié, Chamoun) s’engagent à coup d’assassinats et de massacres dans une logique d’autodestruction.

 

Les chrétiens d’Orient auraient sans doute pu surmonter leurs déconvenues et leurs échecs si les Etats-Unis n’avaient pas décidé d’agresser l’Irak. C’est en 2003 que commence la catastrophe américaine. Les événements sont connus mais Jean-François Colosimo souligne le rôle des évangélistes américains embarqués avec l’armée américaine dans la « croisade » bushiste et qui se livrent à un prosélytisme échevelé. A la vision apocalyptique des wahhabites, répond le messianisme yankee et la froide détermination des néoconservateurs qui veulent purger le Middle East de toute menace – non pour l’Occident mythique mais pour le territoire sacré des Etats-Unis. Le plan de réorganisation du Proche-Orient est monstrueux dans son intention de découper les territoires afin d’y organiser une guerre endémique entre de petits Etats fabriqués à la va-vite. On veut créer un Etat arabo-chiite au détriment de l’Iran, une entité irako-sunnite, donner l’indépendance aux Kurdes et aux Baloutches et l’on songea même à créer un réduit chrétien-oriental auquel le Vatican fit renoncer.

Dans cette diplomatie du chaos, dans les fureurs de la guerre civile en Irak puis en Syrie, les chrétiens d’Orient sont à nouveau pris dans de terribles étaux. Les Américains, qui les méprisent, veulent les récupérer pour leur croisade mais ne font que les compromettre en les faisant passer pour des suppôts de l’Occident. Ils sont donc voués aux massacres, à moins de prendre les chemins de l’exil vers des pays aussi peu accueillants que le Liban et la Turquie – la Jordanie faisant exception – ou vers l’Europe et les Etats-Unis.

Quelle que soit la destination, le départ des chrétiens d’Orient des pays où ils vivaient depuis deux millénaires est et sera une catastrophe pour eux-mêmes, pour leurs concitoyens – et plus encore car ils étaient des médiateurs comme l’écrit Jean-François Colosimo : « …à cheval sur la fracture que creusait la mondialisation, vivant de part et d’autre de la ligne de démarcation qui, peu à peu, s’imposait à la planète, le christianisme oriental s’instituait comme le tiers absolu d’un face à face autrement condamné au manichéisme. Par-là, cette théologie engageait aussi une politique. Très exactement une politique de la médiation ».

Par héritages théologiques et philosophiques, par tradition historique et diplomatique, la France pouvait comprendre cette politique de la médiation et en faire le principe de son action au Proche-Orient en coopérant avec la Russie et l’Iran chiite comme le propose Jean-François Colosimo. Mais les actuels détenteurs du pouvoir sont dépourvus de culture et de volonté. Ils ont confirmé le retour de la France dans le commandement intégré de l’Otan décidé par Nicolas Sarkozy ; ils sont délibérément englués dans l’Union européenne et alignés sur les Etats-Unis.

La politique de la France au Proche-Orient est à reprendre de fond en comble. Elle sera l’affaire de ceux qui donneront congé à l’oligarchie atlantiste sans rien concéder aux nationalistes qui croient qu’on peut fonder une politique intérieure et extérieure sur le « choc des civilisations ». Les médiateurs ne sont indispensables que s’il y a des forces divergentes ou antagonistes à composer en vue de relations internationales apaisées.

***

(1)   Jean-François Colosimo, Les hommes en trop, La malédiction des chrétiens d’Orient, Fayard, 2014.

(2)   En échange de diverses contraintes (fiscales notamment) les sujets ou citoyens non-musulmans – les dhimmis – peuvent pratiquer leur culte et bénéficient de la protection des autorités.

  • Cf. notre entretien avec Jean-Marie Tissier : « Le Proche-Orient a besoin des chrétiens », Royaliste, n° 1050, février 2014.

Article publié dans le numéro 1066 de « Royaliste » – 2014

 

 

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