Chronique 63 : Jacques Julliard, historien des gauches françaises (1)

Oct 29, 2012 | Chronique politique | 6 commentaires

Cette histoire des gauches françaises fera très longtemps référence (1). J’y ai beaucoup appris, partage bien des analyses et admire les portraits croisés des grands hommes de la gauche, aussi justes qu’admirablement écrits. Quant à l’histoire des idées politiques, nous avons eu des lectures communes – Marcel Gauchet, Lucien Jaume, Ran Halévi, Odile Rudelle… – et vécu les mêmes évènements depuis la guerre d’Algérie. J’ajoute que j’ai une vieille affection pour le syndicalisme d’action directe et que j’ai gardé un grand et beau souvenir du Fernand Pelloutier et du livre que Jacques Julliard a consacré à l’autonomie ouvrière (2).

 

Il va presque sans dire que nous appartenons à des traditions politiques différentes et que nous ne sommes pas dans la même position par rapport à la gauche : Jacques Julliard a toujours été de gauche ; je ne suis toujours pas de gauche même si la Nouvelle Action royaliste a apporté son soutien critique à François Mitterrand et appelé à voter pour François Hollande. Il paraît donc intéressant de confronter une analyse extérieure qui n’est pas malveillante au travail d’un historien qui a une connaissance intime de son sujet mais qui a su l’envisager avec la distance nécessaire sans cacher ses sympathies et ses antipathies. Mon point de vue – celui d’un militant – n’est certainement pas objectif mais il devrait permettre des critiques différentes de celles qui viendront de la gauche.

Je m’étonne de ne pas trouver dans cette histoire des gauches quelques pages sur le christianisme social. Villeneuve-Bargemont et Albert de Mun sont cités mais je regrette que Jacques Julliard ne se soit pas interrogé sur les idées et sur le rôle des chrétiens sociaux. Il est vrai que ce mouvement était divisé sur la question politique comme sur l’organisation sociale : René de La Tour du Pin est monarchiste et corporatiste, Albert de Mun se prononce pour le Ralliement… Mais dans l’ensemble les chrétiens sociaux jugent que les œuvres de charité sont insuffisantes et ils militent pour la justice sociale, la reconnaissance des syndicats, la limitation de la durée du travail, le salaire minimum, l’assurance sociale… ce qui allait, contre la sauvagerie du système économique libéral, dans le sens du progrès social.

Après l’étonnement, la stupéfaction. Jacques Julliard annonce au début de son livre qu’il ne s’occupera pas de la gauche pendant des deux guerres mondiales ce qui le conduit à faire l’impasse sur la période de l’Occupation, donc sur la Collaboration et sur la Résistance. L’affaire, si l’on peut dire, est expédiée en quelques lignes dans le chapitre qui porte sur la 4ème République : « La France de la Libération, pour des raisons à la fois politiques et idéologiques, rejetait massivement cette droite [classique], tenue pour responsable de ses malheurs et de son déshonneur. Les historiens pourront bien ensuite nuancer ce jugement, montrer qu’il avait existé pendant la guerre une droite résistante et aussi une gauche collaborationniste, ils ne remettront pas en cause la justesse de ce diagnostic et surtout ses conséquences sur la période tout entière » (3).

Quelles étranges formulations ! « Les historiens » sont apparemment si nombreux qu’ils empêchent de faire référence à celui qui a révélé la face sombre de la gauche : Simon Epstein, qui ne se borne pas à « nuancer » un jugement global puisqu’il expose dans toute son ampleur le paradoxe français – celui d’hommes situés avant la guerre à droite et à l’extrême droite et qui participent à la Résistance tandis que des personnalités et des militants de gauche en viennent à structurer la Collaboration (4). Ce ralliement d’une partie de la gauche n’excuse en rien la trahison d’intellectuels et de militants de droite mais il devrait faire surgir maintes interrogations chez l’historien. Jacques Julliard choisit de faire l’impasse alors que l’occupation allemande est un moment crucial pour les partis politiques et les intellectuels qui nous occupent ici. Entre 1940 et 1944, la gauche s’est divisée autant que les autres familles politiques : la SFIO est obligée d’exclure un tiers de ses cadres après la Libération, d’anciens dreyfusards et de nombreux pacifistes disciples d’Alain se retrouvent du coté allemand alors que le Parti communiste, entré avec retard dans la Résistance, s’y engage totalement. Le prestige et l’audience des communistes sous la 4ème République tient à cet engagement.

J’en viens à la droite. Comment prétendre qu’elle était rejetée ? La droite collaborationniste et par extension tous les groupes d’extrême-droite ont été exclus de la vie politique sous la 4ème République mais le MRP, qui s’est très vite classé à droite, était issu de la Résistance et le RPF fondé par le général de Gaulle se situait nettement à droite. Surtout, comment ne pas se souvenir que les Français dans leur ensemble célébraient comme sauveurs de la patrie le général de Gaulle, le général Leclerc de Hauteclocque, le général de Lattre de Tassigny qui n’étaient pas considérés comme des hommes de gauche !

La Résistance a mêlé des Français de toutes opinions et de toutes conditions sociales. La guerre qu’ils ont menée contre l’Allemagne a entraîné de sanglantes luttes contre les complices de l’Occupant. Le peuple français en a gardé la mémoire, surtout dans les régions marquées par la répression allemande et milicienne. Quant aux anciens de la France libre, de la Résistance intérieure, de la Déportation, ils ont maintenu, en dépit de choix politiques opposés, des liens fraternels qui ont beaucoup compté jusqu’aux premières années de notre siècle. Un exemple, parmi tant d’autres : président du Conseil Economique et Social, Jean Mattéoli entretenait avec Henri Krasucki, comme lui ancien d’Auschwitz, « des relations de camaraderie sans faille » (5). Jacques Julliard, qui décrit avec beaucoup de science les relations entre les droites et les gauches depuis la Révolution, manque cet élément majeur de la conscience nationale pendant et après la guerre que je résumerai ainsi : derrière le Moscoutaire qu’elle dénonçait à grand cris, la droite patriote voyait toujours le FTP et le farouche adversaire de l’Union soviétique allait voir, les larmes aux yeux, Quand passent les cigognes parce que derrière l’URSS il y avait les combattants héroïques de Stalingrad, de Koursk, de Léningrad. J’écris ceci alors que nous venons de fêter le soixante-dixième anniversaire de Normandie-Niemen ; l’étoile rouge brille toujours sur le fuselage des appareils du régiment de chasse qui porte ce nom et nous venons de rendre hommage au colonel Roland de la Poype, compagnon de Libération et héros de l’Union soviétique, disparu le 23 octobre…

Pour dire les choses froidement et d’une manière qui déplaira à Jacques Julliard : Henri Krasucki en était et Georges Marchais, ouvrier chez Messerschmitt, n’en était pas ; François Mitterrand, reçu à Alger par le général de Gaulle comme membre important de la Résistance, en était et Michel Rocard n’en était pas en ce sens qu’il ne se situait pas dans la continuité de la Résistance. Lionel Jospin n’en était pas non plus, car sa filiation était celle de la gauche pacifiste. Au Pôle républicain rassemblé par Jean-Pierre Chevènement, toutes les familles politiques de la Résistance étaient représentées : les gaullistes, les royalistes, les socialistes patriotes, les communistes, les démocrates-chrétiens. Le résultat fut modeste mais, dans l’histoire de la gauche, il ne fut pas anecdotique. Quand une gauche qui se veut « moderne » néglige ou méprise le sentiment patriotique, il lui en cuit.

(à suivre)

***

(1) Jacques Julliard, Les gauches françaises, 1762-2012, Histoire, politique et imaginaire, Flammarion, 2012. Cf. l’analyse de Gérard Leclerc dans « Royaliste », n°1020.

(2) Cf. Jacques Julliard, Fernand Pelloutier et les origines du syndicalisme d’action directe, Le Seuil, 1971 ; Autonomie ouvrière : études sur le syndicalisme d’action directe, Le Seuil, 1988.

(3) Jacques Julliard, Les gauches françaises, pages 729-730.

(4) Cf. Simon Epstein, Les Dreyfusard sous l’Occupation, Albin Michel, 2001 ; Un paradoxe français : antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la Résistance, Albin Michel, 2008.

(5) Cf. Régis Paranque,De Mendès France à Bérégovoy, L’honneur en politique, Editions Pascal Galobé, 2011. Page 113

 

 

 

 

 

Partagez

6 Commentaires

  1. cording

    Michel Rocard étant né en 1930 il lui était plus difficile d’être dans la Résistance que d’autres, pas plus que Lionel Jospin qui a eu un père au comportement pour le moins contestable.

  2. Jean-Marie Tissier

    Cher Bertrand,

    Il n’est jamais facile de répondre à tes chroniques car elles mêlent à la fois érudition, engagement, réflexion et on est parfois confronté au sentiment de ne pas être toujours d’accord avec toi sans jamais vraiment savoir le formuler. Je vais pourtant essayer aujourd’hui de faire un effort.

    Je dois d’abord préciser que je n’ai pas encore lu l’ouvrage de Jacques Julliard, ce qui est un tort, je le reconnais. Je vais donc me contenter de réagir à tes propos. Oui, il est dommage que les deux guerres mondiales aient été laissées de côté. Qu’il me soit permis de rappeler toute l’importance de la Première Guerre Mondiale que tu n’as pas encore évoquée. J’ose à peine rappeler que sans elle pas de révolution bolchévique. Boris Souvarine l’a longuement développé dans son livre Staline,aperçu historique du bolchévisme. Et cette révolution bolchévique, elle est fondamentale pour comprendre la gauche française et pas seulement après 1918. C’est elle qui coupe la gauche socialiste en deux familles irréductibles qui ne sont toujours pas à ce jour réunifiées. Mais la Première Guerre Mondiale, c’est aussi l’Union Sacrée,les socialistes au Gouvernement au moins un temps. On a un peu oublié aujourd’hui des personnages comme Albert Thomas ou Marcel Sembat sans parler de Jules Guesde. Ce dernier si réservé sur la nécessité pour la gauche de s’engager derrière Zola et Dreyfus, est un ardent de l’Union Sacrée. Faut-il que la défaite de 1870 et le souvenir des soldats de l’an II ait marqué la gauche socialiste!! Quand on pense que même un Gustave Hervé issu de l’anarchisme se drape en 1914 dans le drapeau tricolore. Enfin, faut-il rappeler que le courant pacifiste à gauche est très largement le fruit du cauchemar des tranchées et que ce cauchemar est tel qu’il les rendra aveugles face à la menace nazie. C’est à partir de cette guerre qu’une partie de la gauche socialiste a mal à la patrie, et ce n’est pas la seconde guerre mondiale qui l’a fait changer d’avis. Dès lors l’engagement européen de certains socialistes n’est que le résultat de ces deux guerres, effroya

  3. Jean-Marie Tissier

    yables. Ah au fait, je déteste ton expression de socialistes patriotes. Où es-tu donc aller la chercher? Je n’aime pas cette idée qui laisse sous-entendre qu’il y aurait des socialistes fréquentables, honorables, les anti- Mastricht, les anti-Amsterdam etc et puis de l’autre les non patriotes, les traitres, les salauds. Moi, je ne vois que deux lectures différentes de l’histoire et des deux guerres mondiales en particulier et les deux me paraissent respectables, même si j’ai ma préférence.

    Et la seconde guerre mondiale vas-tu me dire, en quoi n’es-tu pas d’accord avec mes analyses. Elles sont tout à fait intéressantes, je n’en disconviens pas. Une petite précision cependant. Le rejet du capitalisme libéral se manifeste déjà dans les années 30 et pas seulement à gauche et pas seulement non plus chez les admirateurs du fascisme ou du communisme. Le planisme est alors en vogue et les Jeunes Turcs du parti radical ne sont pas les derniers à s’y rallier. A certains égards le CNR reprend et amplifie les idées développées au cours de ces années. Il est d’aileurs amusant de rappeler que des Britanniques qui ne sont pas de gauche, comme Keynes mais surtout Beveridge vont apporter leur contribution au développement de l’Etat-Providence de l’après-guerre. Comme quoi la pensée politique britannique est loin de se réduire aux schémas de Mme Thatcher. Puisque tu évoques le CNR, tu aurais pu rappeler qu’y existait un comité général chargé de réfléchir aux futures institutions de la République. S’y trouvait en particulier un certain Michel Debré, authentique résistant qui prônait dans un rapport le rééquilibrage des institutions au profit du gouvernement et la mise place d’un Président de la République, clef de voûte des institutions, vrai monarque républicain qui aurait bénéficié d’un mandat de douze ans non renouvelable, douze années étant selon lui la durée moyenne de règne des monarques français. A lui de solliciter les autres pouvoirs quand il le juge nécessaire et de préserver la bonne marche des institutions.Je te renvoie au colloque organisée par la FNSP en 1983 pour le 25° anniversaire de la V° République. Il donna lieu à publication sous la direction de Jean Luc Parodi et d’Olivier Duhamel.

    Et justement, cette V° République que tu aimes tant est-elle présidentielle? Non bien sûr, car sinon pas de responsabilité du gouvernement devant les députés, et pas de droit de dissolution de l’Assemblée Nationale pour le Président de la République. Mais au delà des qualificatifs, ce qui me paraît essentiel, c’est de rappeler que le texte de 1958 est le fruit d’un compromis voulu et accepté par le Général De Gaulle. Faut-il rappeler que les dispositions de l’article 49 doivent beaucoup à un socialiste, un certain Guy Mollet? On peut même dire que le texte de 1958 permet plusieurs interprétations et pas seulement les deux que nous avons connues. Marie Anne Cohendet a montré il y a une vingtaine d’années que le texte de 1958 pouvait faire du Premier Ministre le véritable poumon du pouvoir exécutif, le Président se contentant de solliciter les autres pouvoirs et ce sans qu’il y est d’affrontement plus ou moins feutré entre les deux têtes de l’exécutif comme on a pu le voir durant les trois cohabitations.

    Quelques petites remarques encore. De Gaulle nous a peut-être fait sortir du commandement intégré de l’OTAN, mais il s’est toujours considéré comme un allié des Américains. Au moment de la crise de Cuba il est totalement aux côtés de Kennedy, le poussant à l’intransigeance car quand les intérêts vitaux du « clan occidental » sont en jeu De Gaulle est totalement solidaire. Cela n’empêche pas la France d’avoir des intérêts dans le monde et d’en assurer la défense même face aux Américains. En mars 1969, c’est De Gaulle qui renouvelle notre adhésion au Pacte Atlantique. Je te renvoie au livre de Sir Bernard Ledwidge: De Gaulle et les Américains paru chez Flammarion en 1985 et dont j’avais rendu compte dans Royaliste. Enfin puis-je te rappeler que si les Français ont vibré aux exploits de l’Armée Rouge, ils ont vibré aussi à ceux des Etats-Unis qui se sont battus eux sur deux fronts ? Puis-je te rappeler enfin l’intérêt précoce De Gaulle pur les Etats-Unis et leur économie, intérêt qui remonte aux années à St-Cyr. Je te renvoie au premier tome de la biographie de De Gaulle par Lacouture. On ne comprend pas l’appel du 18 juin si on ne prend pas en compte cette donnée, même si naturellement, ce ne peut pas être le seul élément d’explication.
    Il est bien tard. Je reviendrai demain car j’aimerais réagir à ta sempiternelle affirmation que le Comte de Paris aurait pu succéder à De Gaulle en 1965 ou 1969 et que l’on aurait pu avoir à terme une monarchie drapée dans les institutions de 1958.

  4. cording

    Les précisions qu’apporte Jean Marie Tissier sont intéressantes mais la problématique a largement changé depuis la IIIè République et la IVè. Une des conséquences de la seconde guerre mondiale dans la suite de la première est la défiance complète voire le reniement envers l’Etat et la Nation dont l’UE est la traduction puisqu’elle est censée les dépasser en assurant à tous ces citoyens la paix et la prospérité. C’est une tragique illusion qui se terminera mal dont on voit partout à travers des différents pays européens les effets dramatiques de stagnation économique voire de régression sociale sans précédent depuis 1945 et comme en Grèce où toutes les querelles historiques que l’on croyait éteintes sont en train de renaître avec acuité comme l’Union soviétique et les pays socialistes ont cru abolir les querelles historiques en les mettant sous le boisseau, une chape de plomb cf le retour du nationalisme hongrois avec son actuel gouvernement.
    Tant et si bien que l’on peut dire que le non-dit de l’UE c’est Nation=nationalisme=guerre, et que l’internationalisme est conçu comme la négation des Nations qui ne peuvent être pourtant au coeur de toute idée européenne. A mon avis un véritable internationalisme consisterait en une entente entre nations européennes pour organiser le continent européen de façon stable et pacifique et une réelle prospérité de tous ses citoyens. Jaurès « du réel à l’Idéal »!

  5. cording

    Lors de la présidentielle DE 2007 il y eût un fait significatif c’est que Sarkozy cite et se réclame de Jaurès sans que les socialistes ne répliquent. Cela me paraît significatif de leur inculture.

  6. cording

    N’en déplaise à Jean Marie Tissier, il y a des socialistes patriotes et d’autres, non tout comme il y a des gens de droite qui ne sont pas patriotes tel le supposé président sortant qui, dès juillet 2007, a fait allégeance aux Etats-Unis de G W Bush. C’est une constante historique qui traverse toutes les sensibilités politiques d’avoir une préférence étrangère à son propre pays depuis le Traité de Troyes en 1420 par la reine Isabeau de Bavière jusqu’à,Philippe Pétain en 1940. C’est leur choix, qu’ils l’assument!