Chronique 66 : Jacques Julliard, historien des gauches françaises (4)

Nov 2, 2012 | Chronique politique, Res Publica | 1 commentaire

Les trois précédentes chroniques ne sont pas écrites contre Jacques Julliard : c’est avec son livre que j’ai mené ma propre réflexion. Je souscris à des centaines de pages et je suis persuadé que l’ensemble posera plus de problèmes à la gauche qu’aux royalistes de la NAR. Les portraits croisés de Voltaire et de Rousseau surprendront ceux qui s’en réclament et il était bon de souligner que la souveraineté du peuple, telle qu’elle est énoncée dans Le Contrat social, ne peut être mise en pratique. Le salut ne viendra pas d’un retour aux philosophes français des Lumières, qui ont surtout éclairé les despotes du moment.

Pour ma part, j’ai voulu insister sur l’oubli ou le mépris du sentiment national, tel que je les observe aujourd’hui à la direction du Parti socialiste, chez Jean-Luc Mélenchon et dans la fraction dominante de l’intelligentsia. Jacques Julliard me paraît bien peu sensible à ce phénomène, qui vient de loin. Pourtant, la prise de distance de maints dirigeants à l’égard de la nation entraîne une conséquence grave : si la gauche ne veut plus être le « parti patriote », c’est la droite nationaliste qui prétendra exprimer le sentiment d’appartenance – tout en le ruinant par sa propagande ethniciste. Et ce n’est pas la droite, européiste et ultralibérale, qui empêchera le Front national d’arrondir sa pelote électorale. Les répliques à cette offensive nationaliste existent, mais elles sont encore minoritaires à gauche comme à droite. On n’évitera pas le danger en appelant au « front républicain » mais en reliant à nouveau la Nation et la République.

Encore faut-il s’entendre sur la définition de la République et sur la politique républicaine. Dans son livre, Jacques Julliard explore le sujet par le côté gauche, là où l’on voit naître le parti patriote. La gauche de l’Assemblée a voulu incarner la République, d’abord sous la forme de la monarchie parlementaire établie en 1791, puis sous sa forme jacobine. Après le Second Empire, la gauche prétendit exprimer l’ensemble du parti républicain face aux monarchistes, ce qui avait un sens, puis face aux cléricaux, ce qui pouvait se justifier, mais se trouva fort dépourvue d’adversaires lorsque les monarchistes disparurent de la vie parlementaire et lorsque les catholiques acceptèrent la laïcité. On continua cependant d’en appeler au Front républicain avec Guy Mollet, à pratiquer le désistement républicain sous la 5ème République, à célébrer à tout propos et hors de propos l’école républicaine, très mal en point, le dialogue républicain ruiné par la langue de bois et la vigilance républicaine face au Front national qui ne s’est jamais si bien porté.

L’inflation du mot a fait perdre de vue l’idée même et c’est la nation tout entière qui se trouve dépourvue d’une philosophie de la République. Celle-ci existe cependant. Blandine Kriegel l’a retrouvée, explicitée et développée dans de savants ouvrages dont nous avons rendu compte à « Royaliste » mais qui restent par trop méconnus dans le milieu politico-médiatique. Il faut donc rappeler aux distraits que la philosophie de la République est fondée par Aristote. La République ( Politeïa, Res publica) vise l’intérêt général selon les dispositions légales assurant la liberté et l’égalité ; elle s’oppose au Despotisme qui établit l’intérêt privé d’un chef soumettant par la violence ses sujets. Nous disons aujourd’hui que la République s’oppose à l’Empire car tel fut bien le cas dans l’histoire de l’Europe moderne…

Puisque la République établit les principes de la vie collective, elle n’est pas un gouvernement, mais la justification ou pour mieux dire la légitimation de ce gouvernement. Il peut y avoir des Républiques princières, des Républiques monarchiques, des Républiques démocratiques et il est certain que la République s’est enrichie au fil de l’histoire de l’Europe de principes et de lois qui augmentaient la liberté de ceux qui devinrent, à l’époque moderne, de véritables citoyens : droits de l’homme, souveraineté du peuple et représentation nationale, séparation des pouvoirs qui implique la distinction du gouvernement et de la représentation.

Si la gauche et la droite étaient restées fidèles à la définition classique de la République, il n’y aurait pas eu ces volontés rivales d’appropriation de la République qui ont tant faussé le jeu politique. J’ajoute que si Charles Maurras avait lu Aristote, il n’aurait pas opposé la République à la Monarchie, puisque la monarchie en Europe est l’une des modalités de la République. Beaucoup de Français restent prisonniers de cette bataille idéologique qui convenait très bien aux républicanistes confortés dans l’idée qu’ils défendaient la République, et aux monarchistes d’extrême droite qui disposaient d’un ennemi d’autant plus haïssable qu’il était caricaturé.

De gauche ou de droite, le républicanisme se heurtait à de sérieuses difficultés puisque l’idée républicaine pouvaient accueillir des constitutions fort différentes et il est vrai qu’on en essaya plusieurs – monocaméralisme, séparation stricte des pouvoirs, régime parlementaire – avant que le peuple français ne se prononce massivement en 1958 puis en 1962 pour les institutions actuelles. Je ne reprendrai pas ici leur analyse critique mais il me semble nécessaire de souligner que désormais la République française est établie sur un socle de lois fondamentales imprescriptibles que nous nommons « bloc de constitutionnalité » : Déclarations de 1789 et de 1958, Préambule de 1946.

Tous les Français qui adhérent à ces principes sont républicains. Entre eux, la question du gouvernement continue de faire débat : il y a des gaullistes, des royalistes, des présidentialistes, des parlementaristes. Cependant, la gauche a cessé de contester notre système de monarchie élective et parlementaire – qu’elle a fortement déséquilibré en acceptant le quinquennat. Nous sommes aujourd’hui dans une synthèse provisoire, qui est de plus en plus menacée par les pratiques antidémocratiques des dirigeants de droite et de gauche : mépris du suffrage universel après le référendum de 2005 ; refus de consulter les Français par référendum au sujet du nouveau pacte budgétaire européen.

Il faut donc envisager une réforme de nos institutions, qui doit être placée dans la dynamique de l’histoire française et européenne. Blandine Kriegel montre la voie en présentant une nouvelle généalogie de la République (1).Après la politeïa grecque, il y a les Républiques de cité et les Républiques d’Etat – la première fondée par Guillaume d’Orange en lutte contre l’Espagne impériale. Après Aristote, il y eut Thomas d’Aquin, Hobbes et Locke, Spinoza , Michel de l’Hospital, Jean Bodin, des Anglais, des Français, des protestants et des catholiques, Henri IV et Sully… qui ont élaboré la pensée républicaine dans le cadre des monarchies royales. Cette généalogie de la République est donc bien antérieure à la Révolution française qui fut conduite, après la fuite de Louis XVI, à concevoir la République négativement, comme absence de roi et par la suite par absence de « prince » – de chef d’Etat disposant d’une autorité réelle. Tel n’est plus le cas : royaliste ou non, chacun peut observer que l’Europe fonctionne selon le principe du leadership qui fait que la réalité du pouvoir est exercée par le Premier britannique, par la Chancelière de la République fédérale, par le président ou par le Premier ministre français, par le Premier ministre espagnol…

Ayant pris conscience de la généalogie républicaine et des principes de la République, nous aurons à les concrétiser en France et en même temps pour l’Europe qu’il faudra reconstruire après la catastrophe en cours. Cela ne se fera pas par une victoire de la droite ultralibérale sur la gauche néolibérale à l’intérieur de l’oligarchie. Pour réussir, il faudra s’inspirer du « parti des politiques » qui, au 16ème siècle, réunissait des catholiques et des protestants décidés à sortir des guerres religieuses par rétablissement de l’unité autour de l’Etat légitime. En lisant Jacques Julliard, j’ai retrouvé à gauche de grands « politiques » qui prenaient tous les risques pour le salut de la patrie. Je suis plus proche de Mirabeau, de Malouet, de Mounier, de Lally-Tollendal que des hommes du côté gauche, plus proche de Chateaubriand que de Lamartine, plus proche de Charles de Gaulle que de Pierre Mendès France mais j’attends avec impatience les héritiers de Gambetta, de Clémenceau, de Jaurès qui sauront se vouer, avec des républicains extérieurs à la gauche, au salut de l’Etat et de la nation. Jacques Julliard s’indignera de ce trait « populiste » mais je persiste à dire que la gauche se retrouvera en redevenant politique au lieu de fuir ses responsabilités dans le fédéralisme européen, la réforme des mœurs et le moralisme international.

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(1)Cf. Blandine Kriegel, Philosophie de la République, Plon, 1998. Cf. l’entretien qu’elle a accordé à « Royaliste », n° 725. Voir aussi, du même auteur, La République et le Prince moderne, PUF, 2011 et ma présentation de cet ouvrage sur ce blog : https://bertrand-renouvin.fr/?p=3376 et https://bertrand-renouvin.fr/?p=3372

 

 

 

 

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1 Commentaire

  1. Benoît Dolle

    Quelle remarquable série d’articles, et quelle synthèse ! À n’en pas douter, ils feront date dans l’histoire de notre famille politique et serviront de référence pour tous ceux qui, voulant dépasser les approximations faciles, auront à cœur de comprendre ce que sont le mouvement et ma pensée royalistes d’aujourd’hui. Merci Bertrand Renouvin pour votre persévérante action, qui a non seulement sorti notre famille politique de la gangue où elle s’engluait, mais qui, surtout, lui a permis de constituer ce corps de pensée si solidement charpenté : tôt ou tard, les fils de la vraie tradition et de la vraie modernité trouveront à se renouer et, à ce moment là, le royalisme républicain jouera tout son rôle. Ce n’est probablement pas le seul mérite de l’opus de Jacques Julliard que de vous avoir donné l’occasion de ces commentaires, mais si c’était le cas, ce serait déjà remarquable. Il fallait que quelqu’un relevât ces « oublis » d’une certaine gauche, toujours prompte à passer rapidement sous silence les périodes peu glorieuses de son histoire et à cataloguer ou à jeter l’anathème sur ce qui ne vient pas d’elle, et ne saurait en conséquence briguer les mêmes droits à reconnaissance.