Après avoir occupé une place centrale dans le monde du travail, dans la vie politique et dans les préoccupations des intellectuels, la classe ouvrière est progressivement devenue invisible. Le désintérêt des sociologues a contribué à cet effacement. Xavier Vigna retrace l’histoire complexe des ouvriers français, explique le déclin de ce groupe aujourd’hui dispersé, violemment dominé, négligé par les partis politiques alors qu’il compte encore pour un quart dans la population active.

Le Parti communiste, parti de la classe ouvrière qui rassemble l’avant-garde du prolétariat en vue de la lutte finale pour la révolution mondiale… Cette présentation, martelée pendant des décennies, reposait sur l’évidence d’une classe sociale homogène, solidaire face à l’exploitation capitaliste, unie par sa propre culture et dans son ardeur révolutionnaire. La prophétie marxiste ne s’est pas réalisée et le récit communiste sur la classe sanctifiée a volé en éclats. Il est donc inutile de relancer la polémique avec les communistes mais nécessaire de rendre à la classe ouvrière sa vérité, complexe mais toujours éclairante si l’on veut comprendre certains phénomènes politiques d’une pleine actualité.

Tout au long de son ouvrage (1), Xavier Vigna fait apparaître la diversité des situations, des comportements et des convictions au sein d’une classe dont l’existence n’est cependant pas contestable.

Il y a une élite ouvrière, principalement formée dans les écoles nationales professionnelles (Boulle, Etienne) dès 1880, dans les Ecoles pratiques du commerce et de l’industrie (EPCI) à partir de 1892, grâce au CAP créé en 1911, dans les Ecoles nationales professionnelles ainsi que dans les centres d’apprentissage organisés par le patronat – dans l’automobile par exemple. A l’opposé, une masse d’ouvriers sans qualification subit les dures contraintes de la rationalisation qui se développe après la première guerre mondiale et qui est la face noire – aujourd’hui trop oubliée – des Trente Glorieuses.

Il y a une minorité révolutionnaire, qui anime avant 1914 le syndicalisme d’action directe et qui adhère ensuite au Parti communiste. Mais la version française du bolchevisme est faible dans les années trente (490 cellules d’entreprises en 1931) et si le Parti se renforce après la victoire du Front populaire il n’aligne que des effectifs modestes, fluctuants et pas toujours prolétariens. Même au faîte de leur puissance, les communistes ne peuvent prétendre à l’hégémonie : en 1954, le Parti compte 275 000 adhérents sur un total de 6,4 millions d’ouvriers mais il est vrai qu’il recueille à peu près la moitié des suffrages ouvriers.

Mais les autres ? Tout au long du 20e siècle, on constate que leurs appartenances politiques et syndicales dérangent les schémas. Les ouvriers sont nombreux à la SFIO et bien des villes ouvrières donnent leurs voix à des socialistes : Gardanne, Decazeville, Lille, Roubaix, Limoges, Sète, dans cette époque de l’entre-deux-guerres où le socialisme municipal est dynamique et inventif… Point étonnant que la CGT réformiste regroupe beaucoup plus d’ouvriers que la CGTU communiste : en 1935, dans le Nord, on compte 29 000 mineurs à la CGT et 7 300 chez les unitaires. On néglige par trop l’influence du catholicisme, auquel Xavier Vigna consacre de nombreuses pages : les patronages jouent un rôle important, les immigrés polonais et italiens sont massivement catholiques et la CFTC, créée en 1919, rassemble dix ans plus tard 15 000 cheminots, 13 000 ouvriers du textile, 5 000 mineurs, la Jeunesse Ouvrière Chrétienne regroupe 135 000 travailleurs en 1939. Enfin, il y a toujours eu chez les ouvriers, à toutes les époques, une fraction conservatrice qui milite dans les syndicats jaunes ou, plus généralement, qui aime vivre et travailler dans les cadres fournis par le patronat paternaliste.

Il y avait une culture ouvrière, dans les moments libres d’une vie organisée par le travail et où l’on se retrouve entre-soi : ducasses et carnavals, discussions à l’estaminet, ce « parlement du peuple », combats de coqs et autres jeux, spectacles sportifs parmi lesquels le football va prendre une place prépondérante, chansons ouvrières comme celle des sardinières de Douarnenez dans les années vingt, arts de la perruque – la fabrication clandestine d’objets avec les outils et les matériaux de l’entreprise -et technique du macadam grâce à laquelle on simule un accident du travail. Cette culture peut être celle de la solidarité militante et de la manifestation ; elle peut aussi se développer dans le cadre de l’entreprise qui crée des clubs sportifs et organise d’aimables fêtes.

La sollicitude intéressée des patrons ne saurait masquer un fait primordial : tout au long du 20e siècle, les ouvriers forment une classe dominée, qui subit diverses formes d’exploitation et d’humiliation contre lesquelles elle s’insurge. Le système de domination a été mis en évidence par la sociologie, science nouvelle, et par les intellectuels critiques. On ne reviendra pas sur la pénibilité du travail imposé, avant sa rationalisation comme après, tant les descriptions abondent. Les limites à l’exploitation de la main d’œuvre tiennent aux calculs intéressés du patronat qui veut fixer les ouvriers en construisant pour eux des logements et en organisant des loisirs, mais la bienveillance paternaliste est réservée à une minorité d’ouvriers qualifiés. C’est surtout l’action de l’Etat qui permet, avant 1914, un début d’amélioration grâce aux lois sur les accidents du travail, sur la réduction du temps de travail, sur les retraites ouvrières.

Cette amorce de politique sociale est due à la pression des ouvriers. Avant et pendant la Belle Epoque, les grèves et les manifestations syndicales sont violentes et la répression est parfois sanglante. Après une embellie relative dans les années vingt, la grande crise frappe durement les ouvriers, victimes des baisses de salaires et de la rationalisation. La victoire du Front populaire et le mouvement des occupations sont des répliques de portée considérable. Après la Libération, les grandes grèves de 1947 prennent un tour insurrectionnel encouragé par le Parti communiste et la CGT avant que leurs dirigeants ne sonnent le repli. Cette défaite affaiblira durablement le mouvement ouvrier.

Explicables en partie par les difficultés de la reconstruction et le début de la Guerre froide, ces événements montrent que le patronat, parfois lourdement compromis avec les Allemands, continue de mépriser la classe ouvrière que des socialistes – Paul Ramadier, Jules Moch – savent matraquer sans pitié. Cependant, Xavier Vigna souligne la nette amélioration de la condition ouvrière pendant les Trente Glorieuses – qu’il s’agisse du logement, du pouvoir d’achat, de la santé, des loisirs – mais cette promotion multiforme conduit au déclin de la culture et de la classe ouvrières.

L’internationalisme prolétarien a été chanté par les anarchistes, les syndicalistes d’action directe, les militants de la Section française de l’Internationale ouvrière et les communistes. Avant 1914, il est vrai que la propagande antimilitariste et antipatriotique était virulente – et très vive la foi en une alliance des ouvriers d’Europe pour empêcher la guerre. Mais la mobilisation et le départ pour le front ne sont en rien gênés par les pacifistes. L’heure est à l’Union sacrée pour les dirigeants socialistes et syndicalistes comme pour les ouvriers qui combattent en première ligne ou qui travaillent dans les usines d’armement. Léon Jouhaux veut profiter de la guerre pour instituer le réformisme syndical, à l’encontre de la Charte d’Amiens on voit s’esquisser un rapprochement entre les syndicats et les partis et la quasi-disparition des grèves jusqu’en 1917 montre que les ouvriers français, comme les ouvriers anglais et allemands, sont convaincus qu’il faut défendre la patrie.

Ce sentiment d’appartenance à la nation s’observe aussi mais sous d’autres formes dans l’entre-deux-guerres. Il résulte souvent de la fierté de travailler dans une grande entreprise française. Il prend une forme nationaliste violente à Marseille où sévissent les Phalanges prolétariennes de Simon Sabiani et l’on trouve des ouvriers dans les rangs du PPF de Jacques Doriot ou du PSF du colonel de La Rocque. Le sentiment national s’exprime surtout dans la permanence du vote de droite au sein de la classe ouvrière – par exemple au Creusot où les ouvriers portent à la députation Victor Bataille, l’homme de paille des Schneider. Et ceci en 1936 !

C’est en participant à la Résistance que la classe ouvrière et ses organisations (PC, CGT, MOI) manifestent de manière éclatante leur patriotisme. Face à Vichy, qui méprise les ouvriers et dissout les confédérations syndicales, les syndicalistes chrétiens et les cégétistes manifestent une opposition immédiate au pouvoir de fait – ce qui n’empêche pas des syndicalistes et des socialistes de rallier la « Révolution nationale ». Les premiers mouvements sociaux ont lieu dès 1940 et la grande grève des mineurs de mai-juin 1941 annonce les nombreuses actions héroïques qui marqueront la participation ouvrière à la lutte de libération nationale.

Xavier Vigna n’oublie pas d’évoquer une vérité dérangeante : le nationalisme xénophobe qui existe chez les ouvriers avant les deux guerres mondiales et qui reparaît pendant la guerre d’Algérie pour s’installer durablement.

L’idée gaullienne du rassemblement, qui est par définition interclassiste, s’est concrétisée par l’adhésion de nombreux ouvriers à une certaine idée de la France et les élections de 1958 et 1962 ont marqué le net recul de la SFIO et du Parti communiste. C’est la liquidation du gaullisme par la droite qui a provoqué le vote ouvrier en faveur d’un Front national sachant attirer par ailleurs les fractions conservatrices et xénophobes de la classe ouvrière.

Dans toute cette histoire, l’internationalisme pèse décidément bien peu : c’est dans l’histoire de France que la classe ouvrière a joué un rôle important – tant par ses actes que par ses représentations symboliques. Dispersés, émiettés, assommés par les violences ultralibérales, ignorés par les socialistes, trahis par le syndicalisme de collaboration, les ouvriers sont aujourd’hui devenus invisibles. Rien ne permet de penser que seul un parti de gauche serait à nouveau capable de rassembler les éléments les plus actifs de la classe ouvrière.

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(1)Xavier Vigna, Histoire des ouvriers en France au 20e siècle, Perrin, 2012.

Article publié dans le numéro 1019 de « Royaliste » – 2012

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