Nous ne connaissons pas encore les couleurs de l’automne, et voici qu’on dépeint avec une exquise minutie celles de la fin du printemps. La météorologie politique a coutume de prolonger au-delà du raisonnable les éclaircies et les orages, mais trouve parfois des confirmations dans le fait que ses prédictions hasardeuses modifient l’air du temps : telle est la magie des sondages, dont M. Balladur profite d’éblouissante manière.

Encore faut-il tempérer les enthousiasmes électoraux en soulignant que le Premier ministre a eu pendant l’été une activité des plus réduites : il a pris ses vacances, il a fait acte de présence dans les cérémonies et les commémorations, sans jamais prendre d’initiative politique majeure. Réservé sur l’intervention française au Rwanda qui a été voulue et dirigée par François Mitterrand et Alain Juppé, le chef du gouvernement a laissé son ministre de l’Intérieur monter ses opérations sécuritaires et empiéter gravement sur le domaine de son collègue des Affaires étrangères ; puis il a enregistré les bons chiffres de la reprise des économies occidentales. De retour à Paris, M. Balladur s’est contenté d’engranger les résultats des efforts d’autrui, et a eu le délicat plaisir de se voir consacrer « président de fait » par certains journalistes qui confondent la magie sondagière et les règles de la démocratie.

Pour se maintenir pendant trois saisons sur ces hauteurs sublimes, notre alpiniste tranquille doit impérativement réunir deux conditions : ne rien faire, puis que toute action comporte une part de risque ; faire en sorte que rien n’arrive puisque l’événement est lourd d’imprévus et d’effets pervers qui peuvent servir un rival ou provoquer la colère de l’opinion publique. Parier sur l’inertie est d’une audace extrême dans la période historique que nous connaissons, mais il faut une nouvelle fois reconnaître que M. Balladur est un maître dans l’art de l’esquive et de la retraite. Il suffit de l’annonce d’une campagne contre la privatisation de Renault pour que le projet se fasse plus discret ; il suffit que le chef de l’Etat rappelle ses prérogatives dans le domaine diplomatique pour le Premier ministre cesse d’évoquer « sa » politique étrangère…

En outre, l’hôte de Matignon n’est actuellement pas menacé par de très dangereux concurrents. Jacques Chirac est victime de ses faiblesses intimes. L’homme de tant de certitudes contradictoires porte le poids de son passé sinueux : l’ancien pragmatique a du mal à convaincre lorsqu’il demande une part de rêve, et celui qui se penche sur la misère du monde ne fait pas oublier l’ultra-libéral des années quatre-vingt. Il reste que Jacques Chirac est un homme trahi, qui inspire la sympathie que les Français ont toujours éprouvée pour les lieutenants de cavalerie. En effet : un soldat courageux, un peu tête brûlée mais avec un cœur gros comme ça, est toujours préférable à un maréchal qui fonde sa stratégie sur l’immobilisme et qui sonne la retraite au premier coup de fusil.

CÉCITÉ

Les socialistes, quant à eux, donnent depuis la publication du livre de Pierre Péan un spectacle qui les déshonore et les détruit. Nous avons vu des responsables socialistes « découvrir » des vérités connues depuis belle lurette, et… révéler ainsi leur ignorance, leur inculture, leur cécité volontaire. Nous avons vu des responsables socialistes, qui ne seraient rien sans François Mitterrand et qui n’aurait pas osé hausser le ton il y a quelques mois encore, prendre des mines douloureuses de vierges offensées pour régler les comptes de Michel Rocard et pour solder quelques minables querelles de courants. Ils n’ont décidément jamais rien compris.

Un Premier ministre inerte paraît solide quand tout s’effondre autour de lui. Mais l’avenir de M. Balladur n’en est pas assuré pour autant : ses amis sont fragiles, sa base sociale est étroite et les accusations de corruption qui pèsent sur certains de ses ministres et sur un nombre croissant de patrons devraient l’inquiéter. Il arrive que les tornades politiques et sociales balaient tout sur leur passage…

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Editorial du numéro 626 de « Royaliste » – 19 septembre 1994.

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