De Gaulle et le comte de Paris : entretien avec Michel Herson

Fév 7, 1980 | Entretien

Nous avons interrogé Michel Herson, membre du cabinet de Michel Debré pendant de nombreuses années, militant gaulliste de longue date, qui nous a semblé particulièrement qualifié pour éclairer d’un jour nouveau les rapports entre le général de Gaulle et le comte de Paris.

Royaliste Michel Herson, comment êtes-vous devenu gaulliste ?

Michel Herson : Forcé de répondre à l’improviste à cette question que je ne me pose plus depuis longtemps, j’ai tout d’un coup l’impression que mon gaullisme remonte en deçà du général de Gaulle lui-même qui m’apparaît surtout comme l’expression parfaite de « quelque chose » qui préexistait et qui subsiste après lui. Et pourtant je ne crois pas rogner sur ma totale fidélité gaulliste en vous confiant cette première impression. Je la ressens au contraire comme un hommage supplémentaire à ce de Gaulle permanent qui parlait lui aussi d’une certaine idée de la France reprise par lui et à poursuivre. En cherchant plus avant je retrouve la lointaine indignation que, tout enfant, j’éprouvais à deviner le « jeu en rond » des influences dont s’inspirait l’Etat dans la République de ce temps-là. Il se trouve que mon grand-père était président d’une importante société commerciale de l’époque et, à ce titre, en relation avec ce que le régime comptait de plus célèbre.

Je découvrais facilement que des hommes représentatifs de féodalités idéologiques ou d’intérêts – et souvent éminemment représentatif – faisaient ou défaisaient partiellement les décisions de la République ! Au-delà de l’abusif effet de puissance que traduisait ces influences anonymes, et plus fort que cet effet, apparaissait l’empressement d’un personnel politique en mal de compenser par sa courtisanerie la visible frustration de toute référence à une instance originellement différente de lui-même. Il était clair que cette instance n’existait pas au niveau d’un chef de l’Etat qui ne tenait sa légitimité que des partis. C’est ce qui heurtait profondément ma conception naissante du « pouvoir » et de l’impartialité que j’y cherchais en vain. Si, en 1940, je suis devenu gaulliste au sens strict du terme c’est qu’en de Gaulle surgissait enfin cette voix de l’impartialité, cette voix pour nous si longtemps sans visage, et qui traçait pourtant à ma génération l’image même du pouvoir populaire inaliénable. La France émergeait pour nous de ce qui nous avait scandalisé auparavant. En bref – et on s’aperçoit là qu’un gaullisme de cette nature était rattaché à l’idée monarchique – c’est avant tout la protestation contre le pouvoir des féodalités qui a inspiré mon adhésion au général de Gaulle. Rien de ce que de Gaulle a fait, dit ou écrit par la suite ne m’a déçu ; j’ai toujours eu l’intime conviction que ses décisions provenaient de cette secrète et douloureuse impartialité face à l’histoire, face aux aspirations de la conscience populaire, face à la Providence.

Royaliste : le général de Gaulle évoquait une légitimité incarnée par lui depuis le 18 juin 1940. Qu’est-ce que cette légitimité ?

Michel Herson : Essentiellement la « disponibilité » à laquelle de Gaulle s’est voué dans le dénuement de l’exil. La capacité qu’a eu de Gaulle en 1940 de se dessaisir en quelque sorte de lui-même, de ses atavismes et de ses sentiments personnels, pour se livrer entièrement à l’inspiration de l’Histoire et des diversités combattantes entraînées par lui, c’est cette capacité qui m’a fait découvrir la légitimité incarnée par de Gaulle et m’y rallier.

Mais je veux souligner que cette disponibilité de de Gaulle n’était pas vide : c’est là toute la différence avec l’illusoire ambition du « pouvoir libéral » que nous connaissons actuellement. Elle supposait un double branchement, si j’ose dire : branchement sur l’Esprit et branchement sur le peuple. Le peuple pour inspirer et nourrir la décision qui va venir et l’Esprit pour permettre à cette décision de trouver le moment venu son expression unique.

Ainsi la légitimité est, autant qu’application d’autorité, ce processus original de la décision qui exige de l’homme à qui il revient de la prendre, qu’il se vide en quelque sorte de lui-même pour se laisser habiter de tout ce qui lui vient du peuple dont il est l’incarnation, et pour s’élever comme juge au niveau de ce que d’aucuns appellent l’histoire, d’autres le destin et de ce que personnellement j’appelle Dieu.

Lorsque le Pape Jean-Paul II dans son premier discours du trône parlait récemment de la pressante nécessité de « réintroduire Dieu dans l’Histoire » il tenait un propos, pour moi, très gaullien. Et lorsque le même pape dans sa première encyclique exalte la « mission royale » comme une mission chrétienne par excellence il tient un propos, pour tous, très monarchiste. Mais il me paraît clair que cette attitude de légitimité, si elle est par nature celle d’un prétendant de naissance royale, qui ne saurait se réclamer de rien d’autre sauf à n’avoir à prétendre à rien du tout, peut à tout moment être celle d’un autre homme. De Gaulle en est l’exemple. Et de Gaulle en est l’exemple parce qu’il s’est d’emblée refusé à la dictature qui était probablement à sa portée, mais qui est exactement l’inverse de la légitimité dont nous parlons.

Royaliste : En 1958, comment avez-vous analysé la nouvelle Constitution ?

Michel Herson : La Constitution m’a d’abord frappé par la précision des mécanismes qu’elle mettait en place pour assurer l’efficacité et la répartition des tâches. En ce qui concerne l’expression de la légitimité, on ne trouvait dans le texte rien de définitivement rassurant. Mais la question ne se posait pas à l’époque, puisque le général de Gaulle incarnait cette légitimité. Cependant, par la suite, devinant ce que pourrait avoir de précaire la position du chef de l’Etat quand de Gaulle ne serait plus là, j’ai eu la préoccupation de la permanence du chef légitime. Ce fut aussi la préoccupation du général de Gaulle, qui le conduisit à préconiser l’élection du Président de la République au suffrage universel afin de lui donner une origine populaire opposable aux féodalités et en tout premier lieu aux partis.

Royaliste : Quel a été votre rôle dans le mouvement gaulliste ?

Michel Herson : Au printemps de 1958, le retour du général de Gaulle paraissait aussi improbable que l’est aujourd’hui l’élection du comte de Paris ou celle de Michel Jobert. Quand la crise de mai 1958 éclata, je me suis efforcé d’éviter à ma modeste mesure que le retour de de Gaulle soit entravé par diverses manœuvre. Je me suis mis à la disposition des instances du mouvement gaulliste auquel je n’avais cessé d’appartenir comme militant. C’est ainsi que je suis devenu le secrétaire législatif du groupe sénatorial de l’U.N.R., puis ensuite l’adjoint d’un sénateur chargé du service des investitures, pour enfin diriger ce service comme secrétaire général adjoint de l’U.D.R. jusqu’en 1974.

Royaliste : Tout en accomplissant vos tâches militantes, vous avez été amené à rencontrer le comte de Paris ?

Michel Herson : Comme je vous l’ai dit, la sécurité suprême que représentait pour la légitimité la présence du général de Gaulle n’était pas établie par les textes constitutionnels dès 1958. Aussi pouvait-on craindre que la Constitution finisse par sombrer dans les incohérences du régime des partis. La succession du général de Gaulle ne pouvait donc manquer d’être une préoccupation essentielle pour ceux-là mêmes qui lui étaient les plus fidèles. J’ai donc rencontré le comte de Paris, pour savoir s’il était conscient du problème que je me posais. J’ai été étonné de constater à quel point le Prince était en union de pensée et d’action avec le général de Gaulle, combien il appréciait la restauration de la légitimité par le Général tout en étant anxieux de la suite et du rôle qu’il y aurait à tenir.

A ma grande surprise, j’ai découvert que l’entreprise à laquelle je songeais était très largement amorcée, grâce à de nombreux gaullistes très proches du Général. Enfin, il m’apparut vite que de Gaulle était lui-même non seulement informé de cette action mais qu’il l’encourageait et la guidait.

Royaliste : Quels étaient ces gaullistes ?

Michel Herson : Le premier nom qui me vient à l’esprit est celui d’Edmond Michelet, célèbre par ses indiscrétions. Elles étaient d’ailleurs volontaires et méthodiques : c’était un moyen pour lui de sonder les esprits, de vérifier les intentions et de faire avancer l’entreprise. On sentait tout de suite que Michelet était uni au général de Gaulle et au comte de Paris par des liens exceptionnels d’intimité, de confiance et de confidence. Parmi ceux qui étaient attachés à un prolongement monarchique du gaullisme, je peux aussi citer le sénateur Jean-Louis Vigier et le député René Hostache. D’autres comme Maurice Schumann, Louis Terrenoire, Raymond Jacquet montraient toute la sympathie qu’ils portaient au projet. Lorsque, consolidé dans mes convictions, j’ai été amené à parler de tout cela avec certains « barons » du gaullisme, je me suis aperçu que les principaux compagnons du Général -même les plus républicains et les plus radicaux-socialistes- étaient parfaitement sensibles au principe de la légitimité. C’est ce que j’ai ressenti au cours de mes premiers entretiens avec Michel Debré et, plus tard, avec Maurice Couve de Murville. En revanche, j’ai moins ressenti ici la foi partagée dans la possibilité d’une succession revenant au comte de Paris. Je précise, que la plupart du temps, mes interlocuteurs ne refusaient pas cette solution, mais la rejetaient comme irréalisable, tout en le regrettant.

• Royaliste : Pourtant, on prête au général de Gaulle un certain nombre de boutades (« Pourquoi pas la reine des Gitans ») qui tendraient à démontrer qu’il n’a jamais songé sérieusement au comte de Paris.

Michel Herson : Le Général était d’une grande prudence quant à la présentation abusive qui pouvait être faite de ses intentions et de ses entreprises. Il est certain qu’il avait pour habitude, sur les sujets qui lui étaient les plus chers et où il était le plus fixé, d’apparaître comme sceptique à propos de ce qu’il avait lui-même déclenché, et face à celui qui était le plus en connivence avec lui. C’était une façon d’affirmer son indépendance de réflexion et d’action, dont tous les ministres du général de Gaulle pourront témoigner. Ce fut une ambiguïté cruelle pendant la guerre d’Algérie : sceptique quant à la bonne foi du FLN devant Michelet qui lui exposait la nécessité d’une négociation, il faisait dix minutes après une démonstration exactement inverse devant tel partisan de l’Algérie française.

C’est aussi ce qui permet à Malraux de faire de de Gaulle un vieux héros sceptique, alors que le Général était l’homme d’une fidélité d’ailleurs si séduisante pour ce même Malraux. Les boutades relatives au comte de Paris sont tout à fait plausibles et ne veulent pas dire grand-chose pour autant qu’elles soient vraies. On pourrait citer des boutades cruelles sur Georges Pompidou (« C’est Marie-Cantal ») qui n’empêchèrent pas de Gaulle de lui garder sa confiance et de miser largement sur lui. Simplement par ces boutades à propos du Prince, le général de Gaulle signifiait qu’il ne voulait pas aller plus loin avec son interlocuteur sur le sujet, et qu’il cherchait à le déconcerter. Si le Général avait vraiment considéré comme dérisoire le projet qui lui était prêté concernant le comte de Paris, il l’aurait fait savoir publiquement, puisque la presse s’était emparée du sujet. Or on ne trouve aucun écrit, fût-il allusif, confirmant les boutades en question. Dès lors, on ne peut leur donner le même poids qu’aux allusions concernant le rôle éventuel au comte de Paris qui sont, elles confirmées par des écrits, par ses relations maintenues avec le Prince et dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle n’étaient pas étrangères à la « succession ».

• Royaliste : Donc, selon vous, le général de Gaulle n’a pas entretenu chez le comte de Paris de simples illusions, il n’a pas, comme on le dit parfois « floué » le Prince ?

Michel Herson : Le général de Gaulle ne pouvait pas se tromper sur les réflexions et les dispositions positives que le Prince retirait de ses entretiens avec lui. Le Général ayant pour le comte de Paris les sentiments de respect proclamé que personne ne conteste, comment expliquez-vous que de Gaulle ait entretenu le Prince dans l’illusion au lieu de le ramener au prétendu sens des réalités ? Non seulement il ne le fait pas, mais les entretiens se poursuivent dans la perspective que le Prince annonce devant le Général. Il est contradictoire de ramener les rapports entre le général de Gaulle et le comte de Paris à des relations d’estime, et d’expliquer en même temps que le Général a encouragé le Prince pour en rire le dos tourné. Cela ne tient pas debout.

Le général de Gaulle était sûr de la détermination du comte de Paris et il souhaitait que celui-ci aboutisse. Mais par ailleurs, et c’est là qu’il y a un déphasage entre l’état d’esprit du comte de Paris et celui du Général, de Gaulle ne voyait pas à quel moment et par quels moyens il pourrait parvenir au dessein voulu en commun. En particulier, après le ballotage de 1 965, le général de Gaulle doute de la possibilité de se servir de l’élection présidentielle pour exprimer l’électorat de la légitimité, et faire que le comte de Paris coïncide tout naturellement avec cet électorat. Sur ce plan, le Prince était plus optimiste que le général de Gaulle. Mais il n’est pas possible de contester le désir partagé, ni le projet partiellement mis en œuvre par les deux hommes.

• Royaliste : Que reste-t-il de ces relations entre de Gaulle et le comte de Paris ? S’agit-il d’une question d’histoire, ou peut-on en tirer un enseignement pour le présent et pour l’avenir ?

Michel Herson : François Mauriac a répondu à cette question : quand le Général envisage cette solution, disait-il, c’est chez lui une pensée d’avant-garde, une conception d’avenir, et en aucun cas l’expression d’une nostalgie ou d’un retour au passé. Et Mauriac montrait que c’était pour de Gaulle la seule façon de correspondre institutionnellement aux temps modernes et de nous épargner l’évolution dictatoriale qui tend à résulter de l’échec du régime parlementaire. C’est par ce désir de sauvegarder la République et la démocratie que le Général en revient à l’idée d’une instauration monarchique. Pour de Gaulle, la monarchie était une idée permanente, qui a eu différentes expressions selon les modes et selon les temps, et qui trouverait facilement une expression nouvelle adaptée à notre temps.

Actuellement, les fantômes de l’anarchie et de la dictature se poursuivent l’un l’autre, sous l’œil naïvement impassible d’une technocratie « plus attentive à ce qu’elle sait qu’à ce qu’elle voit ». Il y a fort à parier que ces fantômes se matérialiseront de plus en plus à mesure que se dissipera l’illusion matérialiste libérale. Oui, le recours monarchique dans son principe, et quelle qu’en doive être la forme, peut apparaître un jour comme une anticipation de plus parmi celles déjà nombreuses du général de Gaulle.

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Entretien publié dans le numéro 309 de « Royaliste » – 7 février 1980

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