De la nécessité de gouverner

Juin 11, 1990 | Res Publica

 

Pour dissiper l’angoisse d’un certain nombre de Français, pour détruire les idées fausses ou mensongères et pour en finir avec cet énorme fantasme qui entoure l’immigration, un accord était souhaitable entre les formations parlementaires et le gouvernement. Après le choc de Carpentras, cet accord était possible, à la fois sur les principes premiers d’une politique d’intégration et sur la nécessité pratique de cesser toute démagogie sur l’immigration, afin que l’isolement moral de J.-M. Le Pen se transforme en isolement politique. Tel était l’intérêt du pays, du gouvernement quant à sa politique annoncée, et des partis d’opposition qui n’ont cessé de perdre des militants et des électeurs depuis qu’ils ont fait de l’immigration un enjeu politicien.

CONCESSIONS

Au lendemain de la manifestation d’unité nationale du 14 mai, le report de la table ronde était de· mauvais augure. Passé le moment d’émotion, il était clair que les calculs à courte vue recommençaient à prévaloir et que les exigences de l’opposition rendaient impossible le consensus souhaité par le Premier ministre. Plutôt que de tirer les conséquences de la mauvaise volonté manifestée par l’UDF et le RPR, le Premier ministre a choisi de défendre jusqu’au bout une table ronde vouée à l’échec au prix de concessions injustifiables. D’abord, l’abandon – non le report – du vote des immigrés aux élections locales en une phrase d’une parfaite désinvolture à l’égard du vœu exprimé par le président de la République et par un grand nombre de mouvements et d’associations. Ensuite cette « charte minimale » où figurent, pour l’essentiel les thèmes répressifs et les préjugés exposés par l’opposition lors de ses états généraux sur l’immigration. La polygamie est-elle si fréquente dans les communautés immigrées (pour une part chrétiennes ) et notre droit si peu clair sur le sujet, qu’il faille s’en saisir officiellement ? L’excision est-elle une pratique de masse, à ce point préoccupante qu’il paraît nécessaire de l’évoquer – alors que des lois existent et qu’elles sont appliquées ? Le regroupement familial (29 .000 personnes en 1989) est-il si déstabilisateur qu’une sévérité accrue soit envisagée ?

Certes, des mesures d’intégration sont annoncées à la fin de ce texte à la tonalité fortement et abusivement répressive, mais la lettre du Premier ministre n’en est pas moins scandaleuse par les préjugés qu’elle accrédite : celui d’une immigration pour l’essentiel maghrébine (alors qu’il y a en France plus de 800 000 Portugais), celui du musulman nécessairement polygame et de l’Africain exciseur. Pour complaire à l’opposition, Michel Rocard a pris le risque de légitimer la propagande xénophobe, et d’ajouter aux jugements passionnels des généralités fallacieuses sur certaines civilisations.

Tout cela pour un résultat nul. Sans doute surprise par l’ampleur des concessions du Premier ministre, interprétées à juste titre comme une « victoire », et soucieuse de manifester son unité, l’opposition ne pouvait pas éviter cette table ronde, comme elle était tentée de le faire. Mais, malgré son accord tacite avec le Premier ministre sur la maîtrise des flux migratoires et la nécessité de l’intégration, elle était décidée à faire de cette rencontre un échec – et celui-ci est total.

Echec quant à l’apaisement nécessaire des tensions entre les Français dits de souche et les communautés en voie d’intégration puisque, par contagion, les préjugés xénophobes du Front national, après avoir gagné le RPR et l’UDF, figurent maintenant dans un texte officiel. Echec pour l’opposition, qui persiste dans son attitude démagogique sans vouloir comprendre qu’elle est la première cible de J.-M. Le Pen, qui sera toujours le gagnant au jeu de la surenchère. Echec pour le Premier ministre, quant à sa méthode, et quant aux compromis qu’il a choisi de passer. On ne peut en effet se satisfaire, comme l’ont fait certains conseillers de Matignon, d’un constat partagé par le gouvernement et par l’opposition sur la maîtrise des flux migratoires (l’immigration légale est arrêtée depuis 1974) et sur la chasse aux travailleurs clandestins (sans peser de façon significative sur l’offre de travail servile) . . Quant à la promesse d’intégration, elle est démentie par la lettre du Premier ministre et par les diatribes de la droite parlementaire, qui font peser sur les immigrés une suspicion permanente en raison de leurs mœurs supposées et qui prétendent les frapper de restrictions, en matière de droit de visite de parents étrangers notamment.

AGIR

Après cette succession de faux-pas, que peut faire le Premier ministre ? Tout simplement prendre au mot l’opposition, et donner satisfaction à tous ceux qui s’impatientent et s’inquiètent : gouverner, au lieu de chercher à séduire des adversaires qui, la preuve est faite, ne lui feront pas de concessions. Gouverner, cela signifie, en matière d’intégration, qu’il faut avoir le courage de dissiper les préjugés, qu’il faut donner une large publicité aux réalités, tant chiffrées que culturelles, qu’il faut affronter les difficultés cent fois répertoriées en matière scolaire et urbaine, qu’il faut rendre tout son dynamisme au modèle français d’intégration par l’accélération de la procédure de naturalisation – ce qui suppose qu’on soit sur ce point aussi rapide qu’en matière de droit d’asile… Cela sans oublier, nous le maintenons, la question du droit de vote aux élections locales qui se reposera, de toutes façons, en 1992…

La politique d’intégration n’est d’ailleurs pas le seul domaine où le Premier ministre se doit de gouverner au lieu d’administrer les choses en essayant de ne gêner ni le Patronat, ni M. Méhaignerie. Alors que la grande pauvreté reste un problème majeur dans notre pays, Michel Rocard refuse d’envisager la loi-cadre qui serait nécessaire. Alors que les inégalités se creusent entre les revenus, c’est le président de la République qui doit se substituer à un Premier ministre par trop indifférent pour inciter à des négociations sur les bas salaires. On ne peut gouverner sans projet, on ne peut gouverner sans décider, ni sans prendre toutes ses responsabilités politiques à l’égard du Président et de la majorité, au lieu de les laisser se dépêtrer dans les situations de crise – celle des délits d’initiés l’année dernière, celle de la loi d’amnistie il y a peu. Sinon, à quoi sert le Premier ministre ?

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Editorial du numéro 539 de « Royaliste » – 11 juin 1990

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