De l’Atlantique à l’Oural

Fév 22, 1993 | Chemins et distances

 

Les 8 et 9 décembre dernier, le Conseil Economique et Social a examiné en séance plénière un projet d’avis concernant « Les relations culturelles entre la France et l’Europe centrale et orientale », sur le rapport de Bertrand Renouvin. Adopté par 159 voix pour, 17 abstentions et aucune voix contre, ce texte inscrit l’action culturelle de la France dans un projet global dont le rapporteur précise ici les enjeux.

Sylvie Fernoy : Ce rapport sur les relations culturelles avec l’Est européen n’a guère été présenté dans les médias. Pourquoi ?

B. Renouvin : Curieuse manière de commencer notre entretien ! Le texte qui a été adopté par le Conseil Economique et Social n’est pas un pamphlet, ni un essai « bien parisien », mais un avis destiné au gouvernement du pays, dans la conception la plus large du terme : ministres concernés, administrations centrales, postes diplomatiques, service public de l’audiovisuel… Plus largement encore, ce rapport s’adresse à tous les acteurs de la politique culturelle – les collectivités territoriales, les universités, les organisations professionnelles – et à l’ensemble de nos partenaires étrangers. La question de l’écho médiatique vient en second, ce qui ne signifie pas qu’elle soit méprisée puisque nous souhaitons que les citoyens soient informés de nos travaux. De ce point de vue, je n’ai pas à me plaindre : France Culture et Radio France Internationale m’ont largement donné la parole et plusieurs articles ou entretiens sont en préparation dans la presse écrite.

Sylvie Fernoy : Il y a tout de même le fait que les rapports ont, sans jeu de mots, mauvaise presse. Sans vouloir te vexer, le premier destinataire, c’est tout de même le fond de tiroir…

B. Renouvin : Moins souvent qu’on ne le croit. D’une part, le gouvernement est tenu d’indiquer à notre Assemblée quelles suites il a donné à ses avis ; d’autre part, certains ministres viennent nous informer directement du « suivi ». J’ajoute que le destin du rapport dépend aussi de la ténacité du rapporteur, selon qu’il le fait valoir auprès des centres de décision ou qu’il s’en remet aux circuits administratifs. Il va sans dire que je défends et défendrai mon rapport auprès du gouvernement, avant, pendant et après les élections.

Sylvie Fernoy : Venons-en à tes motifs, quant au thème et au domaine…

B. Renouvin ; Ils sont nombreux et s’entremêlent, mais le premier mobile est l’amour ancien et profond que je porte aux pays que j’ai étudiés. Le deuxième, c’est que j’ai toujours cru à ce que le général de Gaulle appelait l’Europe de l’Atlantique à l’Oural. Encore faut-il, pour que l’Europe tout entière se retrouve pleinement, et un jour se rassemble, qu’on appuie son projet sur une « théorie des ensembles » comme dit François Mitterrand. J’ai voulu proposer à mes collègues une contribution à cette théorie qui part d’une vieille idée toute simple : partir de ce que nous avons déjà en commun, grâce à nos différences ou malgré elles. Et ce bien commun de l’Europe tout entière est manifestement culturel. Encore falIait-il que l’appartenance a cette communauté culturelle soit tout particulièrement soulignée en ce qui concerne le centre et l’Est de notre continent, victimes de la séparation que nul n’ignore.

Sylvie Fernoy : Tu aimes les causes difficiles ; le projet de « Confédération européenne » dont a parlé le président de la République est miné par des nationalismes plus ou moins virulents…

B. Renouvin : Justement ! C’est au moment où l’Europe vit une phase particulariste, jusqu’aux pires fantasmes de l’identité « ethnique », qu’il faut penser les conditions de l’unité, et les poser selon une visée universaliste. Or la culture, et chaque culture nationale comme la culture européenne dans son ensemble, se définit en ce qu’elle participe à l’universel.

Sylvie Fernoy : N’est-ce pas se précipiter vers un péril inverse, qui serait celui de la facilité ? « Athènes, Rome, Jérusalem », c’est le petit supplément d’âme dans les discours de fin de banquets eurocratiques.

B. Renouvin : Je suis moi aussi agacé par ces banalités, et j’ai voulu y regarder de plus près en remontant aux sources de notre culture, sans oublier l’islam, sans négliger Byzance – et sans en rester à un récit des origines puisque je me suis efforcé de suivre le cours de l’histoire culturelle européenne jusqu’à nos jours. C’est cet aperçu qui forme la première partie de mon rapport.

Sylvie Fernoy : Tout de même, n’est pas trop, ou trop peu ?

B. Renouvin : C’est trop et c’est trop peu. J’avais prévenu mes collègues que cette partie du rapport était exposée à la critique des spécialistes, qui ne pourraient se satisfaire de ces généralités, et des non-spécialistes qui seraient rebutés par la complexité des questions abordées. Mes collègues ont bien voulu prendre ce risque et m’accompagner jusqu’au bout de mon travail. Mais je suis seul responsable des erreurs et des obscurités qu’il contient.

Sylvie Femoy : Pourquoi prendre de tels risques ? Il suffisait, après tout, d’examiner classiquement la politique culturelle de la France telle qu’elle se présente aujourd’hui.

B. Renouvin : II y avait deux enjeux, l’un général, l’autre propre au Conseil. D’une part, il est difficile de parler de politique culturelle sans aborder la question du contenu de la culture qu’on veut promouvoir – surtout en un moment où l’Europe est en pleine crise d’identité. D’autre part, dans une Assemblée où règne l’esprit de consensus, il me paraissait important d’essayer de trouver une approche commune et un langage commun pour décrire notre héritage culturel ; la tentative était d’autant plus significative que, à l’image du Conseil tout entier, la section des Relations extérieures est composée de personnes qui représentent des traditions, des sensibilités, des conceptions très différentes ou franchement opposées. Les interventions des groupes en séance plénière et le vote final montrent que nous avons eu des regards convergents, sans que personne n’ait rien à retrancher de ses fidélités et de ses engagements.

Sylvie Fernoy : Pourtant, l’ensemble du groupe de la CFDT s’est abstenu…

B. Renouvin : Cette abstention résulte de ce qui est dit dans la seconde partie du rapport, notamment des critiques que j’adresse à certaine structure administrative, et d’un désaccord sur la question du fédéralisme en Europe…

Sylvie Fernoy : Dans ta tâche de rapporteur, as-tu été gêné, vis-à-vis de tes collègues, par tes convictions royalistes ?

B. Renouvin : Pas le moins du monde. J’ai simplement pris soin de les rappeler avant de commencer mon rapport, puisque l’histoire de la culture européenne c’est pour partie une histoire politique qui met en jeu la monarchie capétienne, le mouvement des Lumières, la Révolution française… J’ai par ailleurs précisément indiqué mes références et mes préférences dans le domaine de la philosophie, de l’analyse historique et de l’anthropologie – la bibliographie que je donne étant tout à tait explicite à cet égard. Les débats en section sont à huis clos et je ne peux pas les évoquer ; mais les interventions en séance plénière montrent bien que ma présentation du rôle des Capétiens et de l’influence de la Révolution française en Europe n’ont jamais « fait problème » – alors que, curieusement, des réserves et des critiquas ont été formulées au sein du patronat quant à ma perception du communisme soviétique… Dans l’ensemble, les débats ont été passionnants et je n’ai jamais été mal à l’aise. Un royaliste n’est-il pas, par définition, attentif à toutes les traditions spirituelles et politiques, et respectueux de celles-ci ?

Sylvie Fernoy : Somme toute, tu es plutôt content de toi…

B. Renouvin : Un rapport, comme un livre, est toujours inachevé. Par exemple, j’aurais souhaité examiner plus précisément comment se sont tissées dans l’histoire les relations culturelles entre la France et l’Est européen : le temps m’a manqué et je n’ai pu indiquer que quelques pistas. Et puis, il eut été intéressant de comparer notre politique culturelle avec celle de nos partenaires allemands et britanniques – ce qui se fera d’ailleurs dans un prochain colloque.

Sylvie Fernoy : Venons-en à l’action culturelle extérieure de la France. Le moins qu’on puisse dire est qu’elle résulte de structures complexes…

B. Renouvin : C’est vrai, mais cette complexité est vivante et relativement cohérente dans la mesure où c’est l’État qui assure le financement et donne leur cohérence aux projets. Il faut en être persuadé : sans ce rôle directeur de la puissance publique, il n’y aurait ni action culturelle extérieure, ni culture vivante en France. Le cinéma russe, l’édition roumaine, l’enseignement du français en Albanie, les expositions françaises à Varsovie, les concerts à l’Opéra de Kiev etc. n’existeraient pas sans le soutien permanent du Quai d’Orsay, du ministère de la Culture et d’organismes largement financés par l’État – tels le Centre national du Cinéma ou France Edition. A quelques exceptions près, ces structures compliquées sont animées par des personnes dont l’enthousiasme et la compétence compensent largement les pesanteurs bureaucratiques.

Sylvie Fernoy : L’éloge vibrant que tu fais du milieu diplomatique étonne. Copinage, ou politesse ?

B. Renouvin : Ni l’un, ni l’autre. Au cours de mes missions, j’ai rencontré dans les postes diplomatiques des hommes et des femmes passionnés – de l’Ambassadeur au Volontaire du Service national – et qui accomplissent un travail exemplaire. Avec eux, la morosité parisienne est vite oubliée.

Sylvie Fernoy : Et la critique du bilan ?

B. Renouvin : Rassure-toi, elle est fournie et variée. Irresponsabilité de quelques intellocrates qui ternissent la réputation de la France et de sa communauté savante. Paralysies bureaucratiques. Financements publics en dents de scie. Cons tance trop faible dans l’effort, effets de mode, timidité des initiatives privées : la France offre à l’extérieur un étonnant mélange d’intelligence et de snobisme bêta, de générosité vraie et de pingrerie, qui désoriente parfois nos amis étrangers. Nous. Nous, les Français, nous croyons que nous serons aimés quoi que nous fassions, et même si nous ressemblons à des amants volages dans nos relations avec l’étranger ; nous croyons que notre patrimoine culturel et nos positions linguistiques resteront intacts même si nous cessons de nous en occuper. Ce sont là de lourdes erreurs : d’autres peuples sont sympathiques, d’autres langues sont attirantes et il ne suffit pas d’écrire des pamphlets contre l’anglo-américain pour conjurer le sort.

Sylvie Fernoy : D’où les propositions présentées dans l’avis ?

B. Renouvin : Oui. Priorité à l’action linguistique, en insistant sur le français professionnel et sur le langage scientifique et technique. Continuité de l’effort diplomatique et régularité des financements publics. Et puis, contre la frilosité ambiante, multiplier dans tous les domaines et à tous les niveaux les occasions de rencontre entre Français et Européens du centre et de l’Est afin de développer les liens entre personnes, entre associations, entre pays, afin de faire vivre la culture qui nous est commune. Dans l’Europe troublée de l’après-communisme, il importe que personne ne reste seul. Nous le voyons dans l’ancienne Yougoslavie : le pire survient quand un pays se replie sur son passé, sur ses complexes, sur ses peurs. En renforçant les liens d’amitiés et en favorisant le dialogue entre tous, l’action culturelle peut servir la cause de la paix.

Sylvie Fernoy : Cette action culturelle n’est ni ne sera suffisante…

B. Renouvin : Assurément. Mais n’oublions pas que la politique culturelle est une politique qui inclut la réflexion sur les droits de l’homme et sur la démocratie et qui implique en ces domaines des travaux pratiques. Bien entendu, la politique culturelle n’est qu’un des aspects de la politique française, elle ne saurait tenir lieu de projet diplomatique ni remplacer les échanges économiques. J’ai simplement voulu souligner le caractère fondamental de l’unité culturelle européenne, et montrer que les échanges culturels devaient accompagner les autres formes d’échanges et de relations.

***

Les relations culturelles entre la France et l’Europe centrale et orientale », Avis adopté par le Conseil économique et social sur le rapport de M. Bertrand Renouvin. Documentation française, 1993.

Entretien publié dans le numéro 595 de « Royaliste » – 22 février 1993.

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