Professeur de sciences politiques, Laurent Bouvet nous avait accordé en 2012 un entretien sur son livre Le sens du peuple. Son nouvel ouvrage (1) permet d’établir la réalité de l’insécurité culturelle vécue par de nombreux citoyens, d’en comprendre les causes, d’expliquer les progrès du Front national et d’ouvrir le débat sur les moyens de remédier au malaise identitaire.

 Faut-il brûler Laurent Bouvet, du moins en effigie ? Des éminences de gauche l’affirment : le thème de l’identité culturelle alimenterait la fournaise populiste et favoriserait la lepénisation des esprits. Procès ridicule ! Nommer un malaise ne signifie pas qu’on veut le cultiver, analyser une crise d’identité n’implique pas le ralliement à l’identitaire et expliquer le succès des offensives frontistes ne conduit pas à pactiser avec les chefs victorieux.

Il est vrai que divers sociologues affirment que le malaise identitaire n’existe pas – du moins dans les milieux populaires, qui voteraient pour le Front national en raison de la politique austéritaire. Si tel était le cas, objecte Laurent Bouvet, pourquoi les suffrages populaires ne vont-ils pas au Front de gauche ? Il faut donc cesser de tout expliquer par l’économie : l’insécurité sociale décrite par Robert Castel (2) se complique d’une insécurité culturelle provoquée par la mondialisation, l’Union européenne, l’immigration et l’islam. Qu’il s’agisse de réalités ou de représentations (3), ces facteurs d’insécurité ont des effets électoraux dont l’importance n’est plus à souligner. En revanche, il est très difficile d’identifier avec précision les populations affectées par l’insécurité culturelle. Selon Christophe Guilluy (4), cette insécurité touche les zones périurbaines (entre 30 et 70 km autour du centre) où vivent les populations modestes chassées des grandes villes et des banlieues par les classes riches ou aisées.

Les travaux de Christophe Guilluy font l’objet de débats : les caractéristiques des banlieues ne sont pas toutes identiques à celles du centre-ville et il faut établir une différence dans le secteur périurbain selon qu’il est choisi ou subi par les habitants. Il faut aussi établir une corrélation entre la densité urbaine et la diversité de la population. Contrairement une vision empirique très répandue, plus le milieu urbain est dense, plus la population est mélangée, plus est grande l’ouverture aux autres, plus le Front national est handicapé. En revanche, les populations homogènes seraient dans une logique de repli qui favoriserait le Front national. Il faut donc croiser les approches sociales et  territoriales sans qu’on puisse pour autant proposer une explication générale. On peut cependant constater que le vote Front national en 2007 et 2012 est au plus haut et a connu sa plus forte progression dans les zones périurbaines – les classes populaires et parmi elles les ouvriers étant les plus mobilisées en sa faveur. Au contraire, « les banlieues » s’abstiennent plus et votent plus à gauche lors des élections nationales. Pour complexifier encore l’analyse, il faut aussi prendre en considération la thèse du politologue Luc Rouban, selon laquelle le « vote privatif » décidé selon des intérêts privés (religion, patrimoine…) a pris le pas sur le vote qui se fait selon des intérêts collectifs.

Voilà qui semble établir la prédominance du souci culturel. Encore faut-il s’entendre sur le mot, qui ne doit pas être pris dans son acception classique – fidélité à un héritage de civilisation et création continuée – mais selon la signification qu’en donnent les Cultural Studies nées dans les années soixante en Angleterre. Pour celles-ci, il s’agit de mieux comprendre la société par l’étude des différents modes de représentation qui coexistent ou s’affrontent dans cette société. Par exemple, la manière dont on se représente les musulmans est aussi importante – et plus importante en période de tensions – que l’analyse théologique ou sociologique. D’ailleurs, le fait d’interdire toute référence à l’identité, sous prétexte que le mot appartiendrait au Front national, n’a pas empêché le tournant identitaire observé dans les pays démocratiques il y a une quarantaine d’années.  Ce « tournant » s’est d’abord manifesté aux Etats-Unis où l’on est passé du « pluralisme-diversité » au « pluralisme-différence ». Cette mutation conceptuelle a été lourde de conséquences : si l’on passe d’une dialectique de l’unité et de la diversité à une dialectique de l’identité et de la différence, il y a changement du regard sur la société et du regard de la société sur elle-même dont nous mesurons aujourd’hui les conséquences : ce n’est plus la même conflictualité et le paysage politique est profondément bouleversé.

En écho à la gauche américaine regroupée dans la Coalition arc-en-ciel, une partie de la gauche française a pris le tournant identitaire et proclamé que rien n’était plus urgent que de prendre fait et cause pour les femmes, les homosexuels, les descendants des esclaves et les anciens colonisés, avec constitution de groupes spécifiques de promotion des droits et de la « fierté » (pride) du groupe rassemblé sur son identité sexuelle ou ethnique. Entre France la gay pride, devenue « Marche des fiertés », est la manifestation la plus connue de ce mouvement identitaire qui exprime plus ou moins consciemment une idéologie culturaliste. Comme le souligne Laurent Bouvet, « il conduit à réduire des individus, des groupes, des comportements à un déterminisme culturel, quel que soit sa nature : ethno-racial, religieux, de genre, régional, linguistique etc. ». Le paradoxe, c’est que la gauche différentialiste refuse de voir que l’extrême-droite a effectué le même tournant identitaire pour  défendre une conception ethnique de la nation exprimée par la volonté de supprimer le droit du sol. La gauche s’indigne de la « fierté raciale », alors qu’elle cultive d’autres « fiertés » liées à d’autres couleurs de peau.

Bien entendu, cette gauche ne veut pas voir que tous les identitaires sont embarqués sur le même bateau et elle prétend rester fidèle à elle-même en affirmant que les minorités sexuelles et ethniques qu’elle défend sont victimes de la domination masculine ou d’autres formes d’asservissement. Cette leçon de morale s’accompagne d’un souverain mépris à l’égard des beaufs et de la France moisie des Petits blancs qui exaspère évidemment ceux qui sont rejetés par les communautés savantes, bien-pensantes et toujours vigilantes à l’égard de la progression frontiste… qu’elles facilitent à leur manière. Le culturalisme aggrave l’insécurité culturelle tout en essayant de fédérer les « minorités opprimées » selon la thématique américaine de l’intersectionnalité en accusant l’élite blanche hétérosexuelle d’opprimer les noirs, les gays et lesbiennes, etc. Cela permet d’unir toutes les luttes, sociales et identitaires, contre la domination d’une élite raciste… mais cela ne marche pas car le milieu dirigeant apprécie hautement la main d’œuvre étrangère à bon marché, la « discrimination positive » et la promotion de la « diversité » ethnique. De fait, « Libération », qui en 2012 recensait les « Blancs » dans les cabinets ministériels, ne séduit pas les masses populaires et la gauche radicale, impeccable dans sa stratégie de conjonction des luttes, est en échec tandis que le Front national progresse.

Quant aux raisons de cette progression, l’analyse de Laurent Bouvet est implacable. Depuis trente ans, les dirigeants frontistes ont fait preuve d’une remarquable intelligence politique qui leur a permis d’exploiter l’insécurité culturelle bien avant qu’elle soit conceptualisée. Jean-Marie Le Pen a su réunir autour de lui toutes les composantes de l’extrême-droite, attirer les rapatriés d’Algérie, se poser en héritier du poujadisme. Il a proposé à ces groupes hétérogènes un programme de lutte contre l’immigration et de défense de la petite entreprise libérale contre l’élite mondialiste. Marine Le Pen a ajouté un programme social-étatiste, protectionniste et plus généralement souverainiste qui lui a valu de nouveaux suffrages dans les régions industrielles saccagées. Elle a dans le même temps ajouté au thème économique du rejet de l’immigration la thématique culturelle du refus de l’islam qui est aujourd’hui prédominante à l’extrême-droite en écho à la thèse du « choc des civilisations ». Cette accumulation de mots d’ordre parfois contradictoires ne fait pas un programme de gouvernement mais l’argumentaire est d’une efficacité redoutable car le Front national répond à l’insécurité sociale et à l’insécurité culturelle en affirmant qu’il défend la souveraineté nationale contre l’européisme et la mondialisation, la laïcité contre l’islam, les travailleurs français contre l’immigration, le peuple contre les élites. Face à ce protectionnisme total, point d’autre réplique que l’économisme commun à l’UMP et au PS et l’insoutenable paradoxe du culturalisme de gauche, niant l’identité qu’il cultive par ailleurs.

Que faire ? Laurent Bouvet milite pour une réaffirmation du politique en tant que tel pour en finir avec la concurrence des jugements de valeur. L’immigration n’est ni une chance ni une menace : c’est une question politique dont il faut examiner les aspects positifs et négatifs dans la vie de la nation. Le multiculturalisme n’a pas de valeur morale ; il est à apprécier selon la dialectique politique de l’unité nationale et de la diversité qui est apaisante alors que le jeu infini de l’identité et de la différence est source d’injustice et de violence. La revendication identitaire est antipolitique car elle réclame des avantages pour une minorité alors que les luttes sociales profitent à l’ensemble de la société.

Contre la passion identitaire, contre la promotion inégalitaire de la « diversité », Laurent Bouvet propose un « républicanisme du commun », la réaffirmation du principe de laïcité, une « éducation en commun et au commun » afin que chacun ait la possibilité de sortir de son assignation identitaire, une frontière ouverte qui soit un « lieu de passage entre des souverainetés nationales et populaires bien établies », une « réappropriation de l’élite par le peuple » qui mériterait d’être explicitée. Du moins, les axes de la réflexion et de l’action sont-ils précisément fixés.

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(1)    Laurent Bouvet, L’insécurité culturelle, Sortir du malaise identitaire français, Fayard, 2015.

(2)    Robert Castel, L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ? Seuil – La République des idées, 2003.

(3)    Les quatre principales causes d’insécurité culturelle sont précisément examinées dans le livre. Nous les évoquons trop souvent dans « Royaliste » pour que j’y revienne.

(4)    Christophe Guilluy, La France périphérique, Comment on sacrifie les classes populaires, Flammarion, 2014. Cf. Royaliste 1062, page 9.

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