Le spectacle moralisateur de cette fin de siècle est insupportable. Pourquoi ? Parce que ceux-là même qui déplorent la perte des repères s’ingénient à confondre les domaines, les valeurs, les fonctions. Parce que toute critique du conformisme ambiant se trouve prise au piège de la bonne foi, de la bonne conscience, de la bonne volonté de ceux qui luttent pour les grandes causes.

Aux États-Unis, une police totalitaire de la pensée a édicté des normes et un langage du « politiquement correct ». Ce délire nous amuse, alors que notre pays subit les jugements instantanés par sondage, les prescriptions du moralisme, et diverses manifestations d’intolérance qui frappent les déviants. Je me moque du tribunal de l’opinion médiatique et je ne crains pas les flics de la pensée qui recommencent à sévir, cette fois hors du milieu communiste. Mais ce dispositif impressionner des amis, et c’est pour eux que je tiens à préciser ceci ;

PRINCIPES

J’ai l’honneur de me ranger parmi les défenseurs des droits de l’homme, je pense qu’il faut donner de l’argent à la recherche médicale et préconiser le préservatif dans la lutte contre le sida, je suis pour la réconciliation des familles désunies, pour l’égalité des droits entre les hommes et les femmes, pour la paix dans les Balkans, j’estime que l’Olympique de Marseille est une grande équipe sportive qui fait honneur à sa ville et je suis un ferme partisan de la démocratie. J’ajoute que, pour le royaliste que je suis, la République (encore une fois le Bien commun, l’État de droit) s’inscrit dans une tradition précise qui implique la distinction des domaines (le politique et le religieux, l’État et la société), la transcendance de la loi morale, la garantie de la justice et de la liberté, le respect des personnes…

Cela va sans dire ? Malheureusement non. Nous sommes au temps de la confusion, et de la normalisation de ce qui est confus, pervers, subversif – à tel point que ceux qui refusent cet état de fait sont dénoncés comme réactionnaires et cyniques. Il n’est pourtant pas possible d’accepter le règne du n’importe quoi. Les appels médiatiques à la charité publique (contre la myopathie, contre le sida) se traduisent par une confusion grave entre la compassion pour les malades et un spectacle de la compassion qui s’apparente aux jeux du cirque : ce n’est pas la présence d’artistes qui m’indigne, mais le fait qu’un « panel » sociologique et le tout-Paris médiatique jugent en direct l’abbé Pierre (et le sifflent) et le ministre de la Santé. Un plateau de télévision n’est ni un comité d’éthique, ni l’Assemblée nationale : on ne dispute pas de questions morales, on ne délibère pas sur une politique dans de telles conditions. On alors c’est la rectitude du jugement qui en souffre, et les citoyens qui en supportent les conséquences : la politique de la santé suppose l’arbitrage de l’État, non l’émotion des vedettes de cinéma, et le choix de priorités (quant à certaines maladies, quant à une épidémie) ne saurait résulter d’une campagne réussie car cela revient à faire le tri entre les maladies médiatiques et celles qui ne le sont pas. Il importe que les religieux et les politiques renoncent à participer à ces spectacles où les représentants d’une institution sont toujours perdants face à l’expression des angoisses et face à la mise en scène de réelles misères.

DANGERS

Il n’est pas acceptable que la télévision prenne en main des affaires de justice, fasse le métier de la police en recherchant des personnes disparues, et que certains animateurs se livrent à des psychanalyses ou à des conciliations de divorce en public. Ces spectacles sont organisés et montrés au mépris des règles de l’institution judiciaire, au mépris de la prudence de la recherche policière, au mépris de la protection de la vie privée. Elles créeront un jour ou l’autre des drames. Dangereuses à tous égards, celles qui usurpent les fonctions de la police et de la justice doivent être interdites : la liberté d’investigation médiatique (qui obéit à un critère de rentabilité) doit s’arrêter là où la liberté des personnes est en jeu.

Il est consternant de voir un affairiste douteux, mué en président de club sportif aujourd’hui interdit d’activité en ce domaine, devenir la figure emblématique d’un des plus vieux partis politiques de notre pays – en attendant qu’il s’érige, avec la bienveillance de l’Élysée, en vertueux sauveur d’une gauche aux abois. Entre la défense des valeurs politiques et Bernard Tapie il faudrait choisir, tant il est vrai que ce personnage est, comme Berlusconi, une des figures de l’anti-politique.

Il est scandaleux, enfin, que l’on confonde jour après jour les sondages d’opinion, qui sont au mieux l’expression instantanée d’un sentiment, et les procédures électorales par lesquelles les citoyens choisissent leurs représentants ; cette manie perturbe la vie politique et menace la démocratie. De la confusion des temps, des genres, des fonctions, craignons de sanglants désordres.

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Editorial du numéro 621 de « Royaliste » – 2 mai 1994.

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