Des discours sur la guerre (3) – Chronique 128

Août 9, 2016 | Chronique politique | 1 commentaire

VERS LA GUERRE CIVILE ?

Dans le climat politique lourdement marqué par l’exaspération et la peur, le discours sur la guerre civile circule à bas bruit dans divers milieux, souvent annoncé comme une fatalité, parfois comme la réplique nécessaire à la présence réputée envahissante des immigrés et des musulmans. Ces sourdes rumeurs sont à prendre d’autant plus au sérieux que le directeur général de la Sécurité intérieure (DGSI) a récemment tenu des propos alarmants. Sans chercher à affirmer une vérité définitive sur une situation qui évolue rapidement, essayons de prendre la mesure du risque.

Ce risque est réel car la guerre civile sur le territoire français a été théorisé par le Syrien Abu Musab Al Suri et mis en pratique par Daech. Comme l’explique Gilles Kepel (1), « Al Suri a misé sur une organisation horizontale pour mener son combat en visant les apostats, les islamophobes et les juifs. Il fallait cibler des victimes auxquelles la société pouvait s’identifier, les politiques, discrédités, sont mis de côté. On a ainsi choisi Cabu, Wolinski, Charb, et des personnes de confession juive pour créer un soulèvement des uns et une réaction des autres, tentant de cette manière d’ouvrir grand la porte de la guerre civile. Al Suri ne perd pas son objectif d’aboutir à une guerre d’enclaves qui permettrait l’édification d’un califat construit sur l’effondrement de l’Europe. »

Une guerre d’enclaves, cela signifie que les « quartiers difficiles » seraient conquis par les djihadistes qui enclencheraient ainsi une confrontation avec l’armée française, la police nationale et diverses  milices hostiles aux arabo-musulmans. Les propos tenus le 10 mai puis le 24 mai par le directeur général de la Sécurité intérieure (DGSI) devant des commissions parlementaires semblent confirmer la justesse du scénario écrit par Al Suri puisque Patrick Calvar souligne « la radicalisation de la société et le mouvement de fond qui l’entraîne » vers une confrontation intercommunautaire qu’il estime « inéluctable ».  Largement reprises par la presse, ces déclarations stimulent un imaginaire riche d’évocations des Guerres de religions, de la Guerre de Vendée, de la Commune de Paris, de la Guerre d’Espagne, de la guerre d’Algérie et des conflits sur le territoire de l’ancienne Yougoslavie. Il y a de quoi paniquer, si la guerre civile à venir est un mélange de tout cela. Tel n’est pas le cas.

Il n’y a pas de risque de guerre de religion, pour une raison évidente : les autorités religieuses des trois religions monothéistes sont exemplairement pacifiques et apaisantes comme nous le voyons après chaque attentat. Nous pouvons tenir pour certain que toute escalade dans les provocations au conflit interreligieux entraînera des démonstrations toujours plus spectaculaires de rapprochement  entre les autorités religieuses.

Il n’y a pas, à l’heure actuelle, de risque grave provenant de l’ultra-droite. Il est tout à fait nécessaire qu’un haut responsable de la police décrive une évolution « inéluctable » pour demander des crédits à des fins de surveillance des groupes potentiellement dangereux mais ces groupes ne sont pas capables de déclencher des confrontations « intercommunautaires ». Je m’appuie sur l’analyse de Jean-Yves Camus, Directeur de l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès (2). Ce politologue estime que les attentats djihadistes provoqueront bientôt une réaction violente : « Je ne crois pas que la population d’un pays puisse indéfiniment digérer des attaques massives et les exorciser par des commémorations. Je le crois d’autant moins que le schéma d’une confrontation violente à caractère ethnique existe de longue date à l’extrême droite. »

C’est cette réaction de l’ultra-droite que les islamistes veulent provoquer pour souder par la peur et dans la vengeance une « communauté musulmane » combattive. La volonté, commune à deux groupes antagonistes, de créer un conflit intercommunautaire est le seul point de ressemblance entre la situation française et la situation de la Yougoslavie à la veille de l’éclatement du pays (3). Militantes puis militaires, les « communautés ethniques » ou « ethno-religieuses » ont été fabriquées par des entrepreneurs en guerre civile qui s’emploient à regrouper des citoyens sur des signes d’identification puis à créer des occasions de confrontation violente – y compris par des attentats commis dans leur propre camp et attribués à l’adversaire. En Yougoslavie, ce n’est pas la haine religieuse qui a provoqué la guerre civile : c’est par la peur que les extrémistes de tous les bords ont détruit les relations de bon voisinage – le komšiluk.

En France il existe de petits groupes qui veulent détruire notre sociabilité – celle d’un Etat national qui a hérité de la Révolution française un imaginaire égalitaire qui inspire son droit – et briser la logique d’intégration qui est à l’œuvre. Mais dans l’ultra-droite, « les mots ont toujours été plus forts que le risque terroriste » dit Jean-Yves Camus qui note que les actes antimusulmans, de plus en plus nombreux, sont artisanaux et commis par des individus isolés. Pour lui, « aucun groupe constitué et publiquement visible ne représente, à l’heure actuelle, un danger terroriste » mais il faut craindre les attentats qui pourraient être commis par des individus et de petites cellules sans lien avec les groupes politiques constitués. J’en conclus que la menace d’affrontements « intercommunautaires » n’est en rien une fatalité. Le risque de violence existe cependant, et certains groupes d’extrême-gauche l’accroissent en cultivant le thème des minorités anciennement colonisées qui seraient exploitées par la majorité « blanche » (4).

Si la question de guerre civile se pose avec une acuité croissante, le Front national sera au centre des interrogations et des diatribes et sa présidente sera alors confrontée à un très grave problème. Sans reprendre ici mes critiques de fond (5), je voudrais souligner la situation paradoxale dans laquelle se trouve ce parti :

–  Le discours frontiste contre les immigrés puis contre l’islam a créé un clivage ethnicisant sur lequel l’esprit de guerre civile peut prospérer.

–  Le Front national inscrit toute son action dans le cadre électoral et proscrit donc toute violence. De plus, il offre à l’extrême-droite un projet crédible de conquête du pouvoir et transforme de ce fait les pulsions meurtrières en passions électoralistes. A l’opposé des partis fasciste et nazi, le Front national n’a pas de groupes de choc  qui lui permettraient de tenir la rue.

Le Front national contient et retient les pulsions violentes mais peut aussi en perdre le contrôle. Son  discours agressif et sa conduite apaisante étaient compatibles tant que la France demeurait relativement paisible sous l’égide d’institutions politiques peu contestées. La donne change avec la campagne djihadiste qui souligne cruellement le discrédit de la classe politique et qui incite de nombreux Français à se tourner vers Marine Le Pen en lui demandant de passer des paroles aux actes – qu’il s’agisse des « vieux » électeurs du Front national ou des nouveaux venus, déçus par Nicolas Sarkozy ou par François Hollande mais qui sont également et radicalement hostiles aux immigrés et aux musulmans (6).  Jacques Sapir estime que Marine Le Pen a une chance, faible mais réelle, d’être élue l’an prochain (7). Il faut envisager froidement cette hypothèse et examiner deux types de problèmes :

–  Le problème qui va se poser au Front national. Jusqu’à l’élection présidentielle, Marine Le Pen ne pourra plus tenir son double discours – celui de Florian Philippot, contre l’Union européenne et l’euro, et celui de Marion Maréchal-Le Pen, néolibéral et xénophobe. Le vieil électorat frontiste et le nouveau attendent des solutions radicales contre les immigrés et les musulmans alors que Marine Le Pen établit maintenant une distinction entre l’islam et les islamistes. Si elle maintient cette distinction, elle perd des électeurs anciennement et récemment radicalisés. Si elle reprend son discours contre l’islam, elle conforte la stratégie des islamistes et sera accusée d’être tombée dans leur piège. Dans un pays éprouvé par le terrorisme, les artifices de la communication sont inopérants.

– Le problème qui va se poser à la nation si Marine Le Pen entre à l’Elysée. Dans une situation paisible, sa situation serait intenable faute de majorité parlementaire frontiste à l’Assemblée nationale et face à de très fortes mobilisations dans la rue comme je l’ai souvent affirmé. Si la campagne électorale est ponctuée par des attentats contraignant Marine Le Pen à radicaliser son discours, la candidate de la « France apaisée » augmentera la peur et coalisera contre elle tous les partis, groupes et groupuscules de gauche et d’extrême-gauche, trop heureux de se lancer dans une croisade « antifasciste ». Cela ne placerait pas la France dans la situation de l’Espagne de 1936 mais dans une crise politique aux conséquences désastreuses pour l’unité nationale indispensable face à l’offensive djihadiste.

On aurait tort, cependant, de se concentrer sur les problèmes posés par le Front national. Ils ne se poseraient pas si les dirigeants de la droite et de la gauche n’étaient pas délégitimés par leurs erreurs et leurs fautes mais surtout par leur volonté d’abolir la souveraineté et la légitimité dans la « gouvernance » euro-atlantique. La perte de légitimité des institutions est l’une des causes principales des guerres civiles et l’unité nationale devrait être le souci primordial des candidats qui veulent aujourd’hui s’affirmer contre l’oligarchie. S’ils veulent servir la Res publica, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon ne peuvent plus faire campagne selon les logiques partisanes ordinaires. Ce n’est pas le discours de la guerre des uns contre les autres qu’il faut tenir, c’est le Salut public qu’il faut incarner. Que tous deux ne s’y trompent pas : choisir le Salut public ou s’en détourner, c’est de toutes manières prendre une responsabilité écrasante.

***

(1) http://www.humanite.fr/gilles-kepel-lemergence-du-salafisme-est-un-signe-des-failles-de-notre-societe-600349

(2) Cf. http://www.liberation.fr/france/2016/07/13/terrorisme-la-crainte-d-une-replique-de-l-ultradroite_1466044

(3) Cf. l’article de Jean-Arnaud Dérens : http://www.courrierdesbalkans.fr/bazar/blogs/libres-balkans-le-blog-de-jean-arnault-derens/blog-o-la-guerre-civile-europeenne-et-la-memoire-des-balkans.html

(4) Cf. la dénonciation du racialisme sur le blog (révolutionnaire) « Jusqu’ici tout va bien » : https://tuttovabene.noblogs.org/

(5) Cf. sur ce blog mes trois lettres ouvertes à Marine Le Pen.

(6) Cf. l’étude du Cevipov sur les nouveaux électeurs du Front national : http://ses.ens-lyon.fr/actualites/rapports-etudes-et-4-pages/les-nouveaux-electeurs-du-front-national-cevipof-janvier-2016–293537

(7) Cf. le blog de Jacques Sapir : https://russeurope.hypotheses.org/5110

 

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1 Commentaire

  1. cording

    Il ne faut pas idéaliser la situation qui prévalait en Yougoslavie avant la guerre civile. Ce pays composite et fragile n’avait qu’une unité de façade depuis 1918 Le royaume des Serbes et Croates sous l’égide d’une dynastie serbe a essayé de créer un pays puis la férule de Tito s’y est essayé. Une fois lui et son régime disparus tous les problèmes refoulés ont ressurgi avec une terrible acuité. Comme lors de l’effondrement de l’URSS.