Dire la tradition

Oct 21, 1991 | Res Publica

 

A quelque chose malheur est bon. L’acte de guerre civile que constituent les récentes déclarations de M. Giscard d’Estaing sur l’immigration aura du moins permis, à droite comme à gauche, une prise de conscience publique de la continuité de la tradition française en matière de nationalité.

Il est nécessaire, en effet, que la question de l’identité nationale soit analysée par référence à l’ensemble de notre histoire, et c’est un progrès considérable que des hommes et des femmes de diverses familles politiques et spirituelles expriment de la même manière des convictions identiques sur des points décisifs. Et les royalistes que nous sommes ne peuvent manquer de se réjouir que les plus fervents républicanistes (1), tant libéraux que socialistes, évoquent et invoquent la monarchie capétienne pour défendre le principe du droit du sol. Quant à ce débat, on ne nous accusera plus désormais de repeindre la tradition capétienne aux couleurs de notre propagande, et de participer à la lutte contre le racisme par opportunisme. Nous nous efforçons simplement, d’être fidèles à notre tradition politique et à notre pays.

DIFFICULTÉS

Soulignons cet indispensable effort qui doit être accompli, par nous-mêmes comme par les autres familles politiques françaises. La réaction commune qui s’est produite pour la défense du jus soli ne doit pas nous dissimuler les difficultés que soulève notre rapport à la tradition nationale dans sa définition, son contenu, ses contradictions et ses évolutions nécessaires.

Définition. Le scandale provoqué par la remise en cause du jus soli montre bien que la tradition n’est pas « le passé », même si elle résulte de l’histoire, même si l’ancienneté est facteur de solidité : la tradition est une transmission (dans l’ordre de l’expérience, de la coutume, du droit écrit), c’est de l’histoire qui vit.

Contenu, contradictions. Quant à ce qui est transmis, quant à ce qui fait que la France reste la France à travers ses révolutions successives, notre religion (2) collective est loin d’être faite malgré les lumières apportées récemment par les historiens. Sans prétendre aborder ici ce sujet complexe, observons que notre principe de nationalité demeure identique avant et après 1789 malgré les bouleversements qui se produisent dans la conception de la nation à l’orée de l’époque moderne. Paradoxe : il y a des traditions tellement modernes, d’une actualité si permanente, qu’elles sont reprises par les révolutions les plus radicales…

Evolutions. Si la tradition est de l’histoire vivante, il faut admettre que cette histoire évolue, et qu’elle soit transformée, interrompue ou radicalement changée par la volonté humaine, par une décision raisonnée, ou sous l’empire d’une nécessité. Et c’est bien à une prétendue « nécessité » que se réfèrent les partisans d’une reformulation ethnique de la nation. Encore faut-il que cette rupture dans la tradition puisse se fonder sur des faits rigoureusement établis. Encore faut-il que l’on puisse détruire rationnellement les raisons que la tradition contient – tant il est vrai qu’elle ne se réduit jamais à une répétition vide de pensée et de projet. Encore faut-il que les arguments avancés en faveur de la rupture ne ruinent pas les principes fondamentaux de l’existence sociale – ceux qui touchent à la justice, à la liberté, à l’unité. Sinon la révolution, parfois indispensable, se transforme en subversion. Ainsi, le rejet du jus soli contredit l’exigence de justice (reconnaître à chacun ses droits) et nie les valeurs de liberté et d’égalité, quelles que soient par ailleurs les origines – judéo-chrétiennes et/ou révolutionnaires – auxquelles on se réfère.

DE QUEL DROIT ?

C’est dire que la tradition juridique d’une nation est une chose trop sérieuse pour être abandonnée aux impressions, aux calculs personnels et aux décisions arbitraires d’un personnage public, si haut placé soit-il dans l’ordre symbolique ou protocolaire. Dans l’ancienne France, le roi était soumis aux lois fondamentales, et les transformations décisives étaient le résultat de l’œuvre de légistes sanctionnaient des magistrats. Prescriptions morales (la paix, la justice), documents, coutumes, projet politique, formaient un ensemble impressionnant de raisons toujours opposables à l’arbitraire.

Nos principes constitutionnels et nos diverses juridictions permettent de concilier la tradition et la volonté nationales selon des modalités qui forment une part essentielle du débat civique. Aujourd’hui comme hier, nul ne peut se dire source de la morale et du droit, nul ne peut se proclamer propriétaire d’une tradition qu’il pourrait interpréter et invalider à sa guise. Qu’il soit prince ou roi, président de la République ou candidat à cette fonction, l’homme d’Etat est nécessairement un homme soumis à l’histoire, au droit, au consentement démocratique. Telles sont les conditions de la liberté des citoyens, et de la dignité de chaque personne. Il importait de les rappeler, avant les épreuves que nous aurons probablement à supporter.

***

(1) Héritiers du vieux parti républicain qui ne représentent pas tous ceux qui cultivent les valeurs de la République, au sens de l’Etat de droit.

(2) Dans sa définition première : ce qui relie.

Editorial du numéro 565 de « Royaliste » – 21 octobre 1991

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