Entretien avec François Bazin et Joseph Macé-Scaron : Les politocrates

Avr 13, 1994 | Entretien, Partis politiques, intelligentsia, médias

 

François Bazin est journaliste au « Nouvel Observateur ». Joseph Macé-Scaron exerce le même métier au « Figaro ». Tous deux, qui observent professionnellement la vie politique française depuis de nombreuses années, ont publié sous le titre « Les Politocrates », une enquête remarquable et remarquée puisqu’elle leur a valu le prix Démocraties décerné par un jury de journalistes au meilleur livre politique de l’année. Ils ont bien voulu nous en donner les principales conclusions.

Royaliste : En décidant de faire ce livre ensemble, quelle était votre intention ?

François Bazin : Nous avons voulu montrer comment fonctionne le système politique français et, du même coup, montrer pourquoi il ne fonctionne plus. Autrement dit, en ouvrant le capot pour examiner l’état du moteur, nous pensons que le lecteur comprendra de lui-même pourquoi il y a des ratés.

Royaliste : Pourquoi parler de « politocrates » plutôt que de classe politique ?

François Bazin : La classe politique renvoie à l’idée d’oligarchie, qui n’est pas fausse mais que nous avons voulu préciser : cette oligarchie ressemble à une sphère, elle est fermée aux influences extérieures et décloisonnée à l’intérieur ; les frontières qui existaient dans le milieu oligarchique ont disparu et la politocratie permet une libre circulation en son sein. L’arrivée d’Édouard Balladur à Matignon est une illustration de ce que je dis puisque nous avons vu après les élections de mars 1993 le nouveau gouvernement reprendre la politique de Pierre Bérégovoy, en ce qui concerne l’Europe, l’Allemagne, le Franc. Cette continuité dans la gestion est marquée par des mouvements de colère (les infirmières, les routiers, etc.) qui montrent que notre société n’a plus d’amortisseurs.

Royaliste : C’est-à-dire ?

Joseph Macé-Scaron : Il faut utiliser la vieille notion de « corps intermédiaires » en la débarrassant de ses connotations idéologiques. Dans notre société démocratique, des institutions et des organisations qui ne ressemblaient guère aux anciennes corporations jouaient un rôle de médiateurs entre le pouvoir politique et les citoyens : l’Assemblée nationale, les partis, les collectivités décentralisées. Or ces structures ont quasiment disparu.

Royaliste : Pour quelles raisons ?

Joseph Macé-Scaron : Pendant vingt ans, on a pensé que la Ve République allait rationaliser la vie politique et que nous aurions deux grands blocs comme dans les pays anglo-saxons – d’un côté un parti libéral-conservateur, de l’autre un parti social-réformiste – qui alterneraient tranquillement dans l’exercice du pouvoir. Cette alternance n’a pas eu lieu. On a alors voulu nous convaincre que la rationalisation se ferait avec quatre partis – ceci avant la chute brutale du Parti communiste.

En fait, la Ve République aboutit aujourd’hui à la fragmentation de la vie politique. Prenons l’exemple de l’Assemblée nationale. On a calculé que lorsque la majorité est différente à l’Assemblée et au Sénat, les trois cinquièmes des lois modifiées le sont par le Sénat, et lorsque les majorités coïncident, les modifications sont faites à 95 ou 100 {9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} par le Sénat. Être député aujourd’hui, ce n’est plus exercer un contre-pouvoir, et l’Assemblée n’est plus un passage obligé vers le pouvoir. Certains de ceux qui sont élus ne mettent d’ailleurs jamais les pieds dans l’hémicycle – par exemple François Léotard et Bernard Tapie pendant la précédente législature. D’autres, qui n’ont jamais été élus, comme Bernard Kouchner et Martine Aubry, jouent un rôle de premier plan. Seules quelques présidences de Commissions (Affaires étrangères. Affaires économiques) sont utilisées comme des tremplins : les autres sont plutôt considérées comme des voies de garage. En somme, un homme politique qui est député a intérêt à ne pas être parlementaire – car en travaillant au Parlement il risque de perdre son temps et de ne pas entrer dans le cercle de l’élite politique – ce que nous appelons la partitocratie.

Le deuxième corps intermédiaire qui jouait un rôle majeur dans la vie démocratique était constitué par les partis politiques. Ce sont maintenant des coquilles vides. En 1969, le centriste Jacques Duhamel, qui avait pressenti le phénomène, disait par boutade que son rêve serait de diriger un parti sans militants, sans cadres, et seulement composé de ministres. C’est en gros ce qui est en train de se passer. Les partis politiques ne sélectionnent plus les candidats aux élections, ils n’élaborent plus les programmes politiques : ils deviennent au mieux un endroit où il faut être, à cause des réseaux dont nous parlerons plus loin. Le modèle du parti efficace a été donné par la Convention des Institutions républicaines de François Mitterrand, que chacun cherche à imiter aujourd’hui. En fait, le parti est une écurie présidentielle – tant il est vrai qu’on ne se contente plus d’être un bon député, ou un grand ministre des Affaires étrangères : il n’y a de carrière réussie que si elle se termine à l’Élysée. Toute la vie politique tourne autour de cette ambition réservée à quelques-uns, et dont les partis ne sont que les instruments. Regardez Michel Rocard, qui agit de la même manière que Laurent Fabius : il s’est installé à la tête du P.S. en y transférant son cabinet de Premier ministre et il a transformé son parti en gouvernement : vous savez que le vrai numéro 2 de l’appareil socialiste est Jean-Paul Huchon, qui fut le directeur de cabinet de Rocard à Matignon. Plus généralement, tous ceux qui veulent aller très vite dans la carrière politique (Tapie, Lalonde etc.) créent leur parti ou investissent une petite formation : toutes ces petites structures s’installent boulevard Saint Germain, disposent des mêmes permanents, et utilisent le même conseiller en communication.

Royaliste : Vous n’exagérez pas un peu ?

Joseph Macé-Scaron : Pas du tout. A l’automne, tout l’argumentaire sur les 32 heures a été rédigé par le cabinet Arthur Andersen, qui fournit aussi bien la gauche que la droite. Comme nous le disions tout à l’heure, il n’y a plus de frontières à l’intérieur de la partitocratie. Je connais quelqu’un qui a travaillé comme expert du P.S., puis dans le club de Jacques Delors, puis chez Michel Giraud, et qui est entré récemment chez Arthur Andersen…

François Bazin : Mais si le système politique se réduisait à cela, il exploserait sous l’effet du choc des ambitions rivales. Il faut donc qu’il y ait du liant, non pas pour rétablir un courant quelconque entre l’élite politique et les citoyens, mais pour que la vie continue à l’intérieur de la sphère politocratique. Le liant est constitué par les réseaux. La politocratie, c’est la Quatrième à l’intérieur de la Cinquième : nous avons tout le système politique mis en place à partir de 1958 et l’ambition présidentielle dont Joseph parlait, mais aussi les réseaux de la IVe République qui sont nécessaires pour éviter l’explosion.

Royaliste : Quels sont, précisément, ces réseaux ? Tout de même pas la franc-maçonnerie ?

François Bazin : Eh si ! Nous pensions la retrouver à l’état de trace dans quelques mutuelles, au Parti radical, dans deux ou trois vieilles fédérations du Parti socialiste… Or il faut bien constater que le réseau franc-maçon est en pleine résurgence à gauche comme à droite. La direction rocardienne est à forte composante maçonnique et la franc-maçonnerie compte beaucoup aux yeux de la jeune génération socialiste : elle lui offre un lieu de rencontre et de discussion qui compense l’état de dysfonctionnement et d’éparpillement dans lequel se trouve le P.S.

A droite aussi, la franc-maçonnerie joue un rôle : on l’a vu lorsque le RPR Alain Devaquet a succédé à Roger Leray (ancien Grand Maître du Grand Orient) à la tête de la loge très politique que ce dernier  avait constituée. La franc-maçonnerie n’est donc plus un réseau de pouvoir : elle permet de se connaître et de se reconnaître et de régler par conséquent les problèmes à l’amiable.

Joseph Macé-Scaron : Il existe aussi des réseaux catholiques, plus affirmés que par le passé. François Léotard, Charles Millon, François Bayrou ne fonctionnent pas encore en réseau, mais ils n’hésitent pas à afficher leur conviction religieuse dans l’action politique – comme d’ailleurs Édouard Balladur.

François Bazin : Dans le milieu catholique, il n’y a pas encore réseau de pouvoir, mate on peut déjà parler de réseau de connivence. Notez aussi que le père de la Morandais a été chargé par le cardinal Lustiger de faire la liaison entre l’Église et le milieu politique. Il y a quelques aimées, une telle nomination aurait provoqué des remous : seul Henri Emmanuelli a protesté en lui refusant une carte d’entrée permanente à l’Assemblée.

Joseph Macé-Scaron : A ces réseaux classiques, il faut ajouter des créations plus récentes, notamment Le Siècle qui a eu une influence très importante sous la IVe République et qui s’est renouvelé en s’ouvrant aux femmes, aux journalistes et même aux communistes. Toute l’élite politico-économique se retrouve aux diners du Siècle. D’autres clubs se sont constitués sur ce modèle, notamment le club Vauban de Simone Veil et la fondation Saint Simon animée par Pierre Rosanvallon qui exerce une influence certaine dans le domaine médiatique et qui a soutenu des hommes politiques comme Delebarre, Strauss-Kahn et maintenant Martine Aubry. A l’origine, Saint-Simon était orienté au centre gauche, c’est maintenant une agence de placement.

Royaliste : Qu’entendez-vous par « nouveaux féodaux » ?

François Bazin : L’expression est apparue au début des aimées quatre-vingt, et le « concept » a connu une grande fortune avec la décentralisation. La province devait renouveler la vie politique en profondeur : c’est Carignon qui prend Grenoble, Baudis à Toulouse, Delebarre à Dunkerque, Noir à Lyon… Nous avons voulu observer cette réalité. La « vieille » féodalité avait un côté « Sam suffît » : Guichard, Marcellin gèrent leur fief chez eux et ne montent à Parte que pour obtenir des subventions. La jeune génération considère le pouvoir local comme un tremplin vers Paris. Le fief n’est plus qu’une vitrine : en montrant qu’il peut gérer une grande ville, un conseil général ou une région, le nouveau féodal entend prouver qu’il est capable de gérer la France. Cette idée a été confortée par l’élection de Clinton : le gouverneur de l’Arkansas est devenu président des États-Unis.

Joseph Macé-Scaron : Il faut ajouter que ces nouveaux féodaux gèrent leur domaine sur le modèle étatique : même structure de direction (le cabinet), création d’un parti du maire (noiriste, vigouriste), popularité du référendum municipal… Le modèle décentralisé, qui devait créer de la lisibilité, est recouvert par une structure d’autorité qui crée du brouillage, de la dilution des responsabilités, de la corruption.

L’Assemblée joue un rôle ténu, les partis politiques ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes, les collectivités décentralisées sont des imitations du gouvernement central. Tels sont les trois principaux facteurs qui expliquent selon nous la crise du système politique français.

***

Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 620 de « Royaliste » – 13 avril 1994

 

François Bazin et Joseph Macé-Scaron, Les politocrates, vie, mœurs et coutumes de la classe politique, Édition du Seuil, 1993.

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