Entretien avec Ingmar Granstedt

Mai 6, 1982 | Entretien

 

Né en 1946, en Suède. A fait des études universitaires à Lyon et Grenoble. Se consacre depuis plusieurs années a une critique de la société industrielle : a fait pour cela une observation participante comme ouvrier à la chaîne dans une entreprise de mécanique, puis a travaillé au service du personnel d’une importante usine textile confrontée à de graves problèmes d’emploi. Depuis 1980 anime avec des amis un centre de réflexion sur l’autonomie et ses conditions, technologiques et autres, à Francheville près de Lyon. A publié au Seuil, dans la collection «Techno-Critique» un livre de style pédagogique : « L’Impasse industrielle», émaillé d’exemples concrets, ouvrage qui n’aide pas seulement à comprendre l’enjeu de la crise mais invite aussi à entreprendre une tâche politique tout autre.

 

Royaliste : Vous avez publié un livre intitulé « L’Impasse industrielle », dans lequel vous donnez une analyse tout à fait nouvelle de la crise économique. Quelle est cette analyse et comment décrivez-vous cette impasse ?

Ingmar Granstedt : Les analyses habituelles de la crise mettent l’accent sur le mode de gestion de l’appareil économique et passent sous silence la forme donnée aux moyens de production, la structure de l’outillage que nous utilisons pour produire nos objets quotidiens. C’est à cause de cet oubli des données concrètes que certains aspects de la crise passent inaperçus. J’ai donc fondé mon analyse sur les interdépendances, sous toutes les formes possibles, que les outils de production peuvent susciter dans l’ensemble socio-économique. Or un certain nombre de ces outils ont atteint leur seuil, ou ont dépassé un seuil à partir duquel quelque chose ne fonctionne plus. C’est un peu comme si les outils dont nous nous servons finissaient par bloquer les acteurs économiques. Imaginons la place d’un village : des gens y circulent en raison d’activités diverses effectuées dans le cadre de la communauté villageoise et cela sans jamais se gêner. Mais si l’on relie ces personnages par des fils, qui vont du pied de l’un au pied de l’autre, des interdépendances se tissent et il arrivera un moment où ces personnes se gêneront.

• Royaliste : Donc, selon vous, une interdépendance trop poussée est facteur de crise. Pourtant, l’interdépendance toujours plus grande des économies est présentée comme une nécessité, à quoi nous serions contraints de nous adapter…

Ingmar Granstedt : Je crois que cet axiome doit être contesté, même s’il se trouve dans la pensée libérale comme dans la pensée marxiste. Pour le libéralisme, il s’agit de l’augmentation des échanges, de la complémentarité des économies et, à l’intérieur des entreprises, d’une planification très poussée ; en outre, l’interdépendance entre l’Etat et les entreprises s’est renforcée dans ce type de système. Pour le marxisme, il est évident qu’une économie planifiée avec des interdépendances bien gérées centralement permet un meilleur fonctionnement du système. Ainsi, dans les deux doctrines, l’axiome de base est que plus il y a d’organisation, d’échanges et d’interdépendance, plus l’économie est stable. Or c’est le contraire qui est en train de se produire : à partir d’un certain seuil de complexité, de complication de la production, l’économie devient terriblement fragile et se déstabilise.

Royaliste : Pourriez-vous donner des exemples ?

Ingmar Granstedt : Actuellement, beaucoup de projets d’investissement échouent à mi-chemin : on réorganise des entreprises, on aménage des ateliers, on lance des produits ou des technologies, et ces opérations avortent parce que la situation sur laquelle on avait compté au démarrage a changé une fois ou deux en cours de route. Cela s’est vérifié dans l’industrie textile : je suis entré dans une entreprise textile en octobre 1973 et j’ai pu constater une sorte de vacillement à l’intérieur de cette branche pendant les trois années qui ont suivi. Ce n’était pas dû au choc pétrolier, ni seulement à la concurrence étrangère. Plus précisément, le choc pétrolier a rendu explicite ce qui était latent.

Royaliste : Ainsi la société industrielle engendre sa propre crise, crée des blocages qu’elle est incapable de surmonter par ses propres méthodes ?

Ingmar Granstedt : Oui. Il y a une fascination collective et mimétique à l’égard des possibilités de contrôle à grande échelle de notre avenir par le biais de la technologie. Cette fascination est au cœur du projet industriel.

Royaliste : Comment êtes-vous arrivé à cette conclusion ?

Ingmar Granstedt : J’ai croisé intellectuellement et personnellement Ivan lllich, au moment où je faisais une observation participante en sociologie industrielle dans une entreprise qui fabriquait des démarreurs pour l’automobile. Pendant cette observation, j’avais centré toute mon analyse sur les relations qui s’établissaient – ou ne s’établissaient pas – entre les travailleurs sur une chaîne de montage. J’avais été frappé par le fait qu’il n’y avait aucun contact entre les gens, même lorsqu’ils avaient passé plusieurs années ensemble sur une même chaîne. De là est née l’idée qu’il fallait essayer de confronter les modes de relation entre les gens et l’organisation socio-économique.

C’est à ce moment que j’ai rencontré lllich et je me suis dit qu’il fallait interpréter autrement les vieux problèmes d’aliénation dans le travail, à partir du paradigme illichien de la structure des outils. L’idée a cheminé peu à peu. J’ai eu la chance de me trouver dans une branche industrielle qui subissait le premier ébranlement de la crise. Il m’a été donné de constater des choses très simples et très significatives : par exemple l’interdépendance entre une commande de fil en Australie, des projets de réaménagement du travail dans une usine française, et l’industrie hôtelière dans les Alpes autour de Noël. Il y avait là des phénomènes de ricochet sur un espace géographique transnational qui affectaient directement la vie quotidienne.

Royaliste : Autre constat que vous faites : celui de l’incompétence obligée des responsables économiques et politiques …

Ingmar Granstedt : Il semble que l’espace-temps dans lequel les acteurs économiques doivent agir a pris une dimension telle que l’action humaine n’est plus possible. Il y a un seuil de socialisation des forces productives à partir duquel les choses ne tiennent plus. Il faut donc revenir en-dessous de ce seuil, donc créer une sphère importante d’autonomie dans la production. Il ne s’agit pas de détruire le mode de production concentré, mais de trouver une complémentarité entre la production lourde et un mode de production utilisant des technologies dispersées, efficientes et modernes.

Royaliste : Beaucoup vous diront que nos difficultés viennent d’un manque de technique et qu’un surcroît de technique apporterait une réponse aux questions que vous posez…

Ingmar Granstedt : C’est la pente sur laquelle nous glissons déjà. Tout ce qui est tentative d’automatisation, de robotisation, va dans ce sens. Mais il y a en ce moment une grave méprise : dans une économie transnationale où l’intégration des outils est considérable, la déstabilisation provoque une lutte pour la survie. Et la réaction première consiste à dire que cette déstabilisation vient de la concurrence internationale. Or les causes profondes de la crise ne viennent pas de là.

Royaliste : Pourtant, il est vrai que la concurrence sauvage provoque des faillites, du chômage, etc.

Ingmar Granstedt : Prenons la sortie d’un stade. Si les tourniquets ne fonctionnent pas, les gens ne peuvent plus avancer. C’est la panique. Chacun essaie de se ruer vers la sortie en croyant que c’est en passant devant qu’il s’en sortira : c’est ainsi que des gens meurent étouffés. Ainsi dans l’économie moderne on se rue vers l’automatisation pour essayer de vendre quelques francs moins cher que le voisin. Ce qui ne fait qu’aggraver les choses, notamment en matière de chômage. En fait, on ne cesse de renforcer des moyens de production qui, par leur nature, nous mettent dans une situation critique. Royaliste : On vous objectera qu’il est impossible de revenir en arrière, de déconcentrer ce qui a été concentré …

Ingmar Granstedt : Il ne s’agit pas de revenir en arrière, mais de faire un pas de côté. Quand on est sur une autoroute, on en peut qu’avancer ou reculer. Sur une nationale, il est possible d’aller à droite ou à gauche. De même en économie : il est possible de trouver une autre voie, qui se situe dans les fissures du système industriel. Dans les régions qui sont frappées de plein fouet par la crise (la Lorraine par exemple), dans les petites villes qui vivaient d’une seule industrie, l’imagination va devenir une nécessité dans la mesure où les solutions classiques de résorption du chômage sont en train de s’épuiser. Nous sommes contraints d’inventer autre chose.

Royaliste : Ne craignez-vous pas que, dans la logique industrielle et financière qui reste la nôtre, les modes de production autonomes soient finalement récupérés et intégrés dans les mécanismes capitalistes ?

Ingmar Granstedt : C’est un risque en effet, et il faudra toujours être vigilant. Je pense cependant que la production autonome est viable si on favorise à la fois un domaine d’activités vernaculaires; la production artisanale – au sens de l’artisan seul – et la production en petits collectifs. Technologiquement, cette production sera autonome si la structure des outils est telle que les acteurs économiques peuvent s’en servir eux-mêmes.

Royaliste : Quelle serait la place des techniques modernes – l’électronique par exemple – dans ce mode de production autonome ?

Ingmar Granstedt : Ma position n’est pas anti-technicienne. Il y a beaucoup de choses à reprendre et à réutiliser dans l’énorme acquis scientifique et technique. Il s’agit de réorienter et de trier. En effet, une bonne partie de l’informatisation est un produit de la complexité du système : un système économique trop complexe suscite la nécessité de résoudre les problèmes qu’il a lui-même créés, et donc l’obligation d’utiliser des technologies de plus en plus sophistiquées. Par exemple, si on paie un objet avec de l’argent liquide, le rapport est simple entre l’acheteur et le vendeur. Si on utilise un chéquier, on crée le besoin d’un système central d’enregistrement des chèques, de transferts entre les comptes, etc. tant et si bien que l’utilisation des techniques de gestion se développera. En revanche, si nous nous orientons vers une production plus autonome, une partie du système d’informatisation deviendra inutile.

Royaliste : Comment concevez-vous la question du pouvoir politique ?

Ingmar Granstedt : Je n’ai pas abordé cette question dans (mon livre, parce que mon objectif était d’examiner l’hypothèse des interdépendances entre moyens de production. Je pense toutefois que la question du pouvoir politique suppose que l’on aborde simultanément celle des moyens de production. Si l’on veut décentraliser, désétatiser partiellement, il faut que l’infrastructure soit accordée à cette volonté. La décentralisation n’a pas grand sens si on ne fait pas en même temps une critique des moyens de production. A quoi sert un plus grand pouvoir théorique de décision dans les régions si les décisions économiques les plus quotidiennes sont totalement disproportionnées par rapport aux capacités économiques de la région ?

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Entretien publié dans le numéro 359 de « Royaliste » – 6 mai 1982

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