Entretien avec Mgr le comte de Clermont

Juil 1, 1991 | Res Publica

 

Après les entretiens que Mgr le comte de Paris, chef de la Maison de France, a bien voulu accorder à notre journal, nous accueillons son fils aîné qui, selon la loi dynastique, sera appelé à lui succéder pour incarner à son tour la tradition millénaire des rois capétiens.

Royaliste : Monseigneur, nous avons appris avec joie la réconciliation qui a eu lieu entre le chef de la Maison de France et vous. Le temps des querelles est-il vraiment terminé ?

Mgr le comte de Clermont : Oui, bien sûr ! Le temps des querelles est définitivement terminé, si jamais celles-ci eurent une quelconque consistance. Cela faisait plus d’un an que nous voulions, le comte de Paris et moi-même, remettre de l’ordre dans la Maison de France. C’est fait, et je pense que maintenant nous allons pouvoir construire. Il serait inutile et néfaste de ressasser les vieilles querelles ; nous vivons une période cruciale pour la France et pour l’Europe et c’est cela qui doit mobiliser nos énergies.

Royaliste : Comment vous situez-vous par rapport au projet politique que le comte de Paris ex prime depuis plus d’un demi-siècle, et comment envisagez-vous de le prolonger ?

Mgr le comte de Clermont : Nous avons, mon père et moi, une vision de la permanence de la France, de sa place en Europe et dans le monde. Bien sûr, il peut y avoir des différences d’appréciation, sur les modalités de l’action politique ou sur les événements : elles tiennent au fait que nous n’avons pas connu les mêmes époques historiques. Mais c’est là un bienfait de la monarchie : comme dans le pays tout entier, les générations se succèdent en apportant des points de vue renouvelés. Telle est ma situation à l’égard du comte de Paris, telle sera la situation de mon fils Jean lorsque je serai devenu chef de la Maison de France.

Royaliste : Quelles questions votre existence vous a-t-elle amené à privilégier ?

Mgr le comte de Clermont : Mon souci personnel, c’est que l’homme en tant que tel soit pris en considération par le monde politique. Comme beaucoup de Français et d’Européens de ma génération, j’ai trouvé insupportable que les personnes soient traitées comme des objets par les grands partis politiques et qu’une société atomisée laisse l’individu isolé face à l’Etat. Un revirement est nécessaire et je constate avec plaisir qu’il commence à s’opérer dans l’Europe libérée du système communiste : il s’agit que les hommes retrouvent leur place dans la société, comme membres d’une famille, d’un groupe, afin qu’ils soient et se sentent dynamisés. Dans notre pays, ce sentiment d’appartenance à une communauté n’a pas disparu entièrement – j’ai pu en mesurer récemment toute la force en Aubrac – mais je souhaite qu’il revive et se renforce.

Royaliste : La redécouverte de ces appartenances peut aussi faire renaître, en Europe centrale et orientale comme ici, des revendications et des passions nationalistes qui sont ou qui peuvent redevenir meurtrières…

Mgr le comte de Clermont : Je crois qu’il existera toujours dans tous les peuples une aspiration à l’éclatement, ou du moins de fortes aspirations à la différence ; pensons à celles qui distinguent les Bretons des Alsaciens, les Marseillais des gens du Nord. Ces tendances, apparemment contradictoires, ne peuvent s’exprimer de manière positive que si le pouvoir politique bénéficie d’une légitimité, s’il constitue une référence susceptible de rassembler toutes ces différences dans un ensemble solidaire. Nous voyons cette question de la légitimité se poser avec acuité dans plusieurs pays de l’Europe récemment libérée. Mais elle se pose aussi en France puisque notre régime politique ne permet pas de rassembler l’ensemble des Français sur une identité commune : une partie seulement se sent représentée par la personne du président de la République. Dans les monarchies européennes au contraire, en Espagne, en Belgique, en Grande Bretagne, toutes les différences qui existent entre les régions peuvent vivre en convivialité grâce à la présence royale qui, par son symbole, sa pérennité, rassemble l’essentiel de la nation.

A l’Est, que voyons-nous ? Des figures charismatiques comme Lech Walesa et Vaclav Havel qui ont lutté pour la liberté et qui sont considérés comme le symbole momentané de leur pays. Il y a d’autre part une aspiration très forte pour le retour à la monarchie, qui a toujours incarné un principe d’unité : face aux passions que vous évoquez, et pour raison garder, je souhaite que les peuples d’Europe de l’Est qui ont une tradition monarchique puissent la retrouver.

Royaliste : Comment vous situez-vous par rapport à l’histoire, monarchique puis non-monarchique, de notre pays ?

Mgr le comte de Clermont : Participer à l’Histoire semble lourd quand on est très jeune. Puis on apprend à connaître son pays, afin de le servir. Il faut essayer, comme l’ont fait les rois de France, d’envisager les problèmes de façon à distinguer ce qui doit s’inscrire dans la permanence et ce qui doit évoluer. L’avantage de la monarchie, c’est cette permanence et aussi la renaissance qu’assure la succession des générations. Quant au rôle de la famille de France, il est de deux ordres. D’une part, il y a notre volonté – celle du comte de Paris, la mienne, qui sera celle de mon fils Jean – d’aller à la rencontre des Français ; des voyages et des dialogues constants nous permettent de comprendre ce qu’est la France, ce qu’elle doit continuer à être et de connaître ses grands courants et ses aspirations. C’est à partir de cette connaissance directe que nous pouvons proposer des axes de réflexion et d’action. Mais notre destin n’est pas de nous en tenir à ce rôle, qui finirait par nous transformer en statue du Commandeur, ou en marchand d’oracles. Nous devons surtout agir pour construire la monarchie. J’insiste sur le mot construire. Si je disais « rétablir » la monarchie, j’aurais, pardonnez-moi la formule, l’impression de faire réchauffer un brouet d’un autre siècle – qui pourrait apparaître aigre pour certains. On ne peut faire du neuf en prenant les morceaux de l’ancien puzzle. Il faut faire vivre l’innovation, dans le respect des va leurs qui ont fondé la France.

Construire la monarchie de demain, ce n’est pas se perdre dans les méandres d’une gestion, de toute façon à revoir, c’est l’inscrire dans notre modernité politique : la démocratie et le régime parlementaire re présentent des acquis sur lesquels nous ne saurions revenir. N’oublions pas que la démocratie était le point d’aboutissement de la monarchie d’Ancien régime, les circonstances de l’époque n’ont pas permis au roi Louis XVI de la faire aboutir. A l’heure où chacun doit prendre ses responsabilités dans la cité, la démocratie a son couronnement nécessaire dans le principe royal auquel chacun peut faire référence.

Royaliste : Ne risque-t-on pas de regarder comme contradictoires les deux rôles que vous souhaitez jouer ?

Mgr le comte de Clermont : La contradiction n’est qu’apparente, et si mon action est perçue comme telle, c’est en raison d’un enseignement qui a trop longtemps déformé l’histoire. Grâce aux remarquables historiens d’aujourd’hui nous voyons l’histoire de la monarchie et les événements de 1789 apparaître sous un autre jour, bien différent des présentations polémiques et sectaires qui ont marqué tant de jeunes Français. Pour beaucoup, la monarchie s’identifie à l’absence de liberté. Or, pour ne prendre qu’un exemple, beaucoup de femmes votaient dans l’ancienne France, et ce droit leur a été retiré par la Révolution française – ne parlons pas de l’administration napoléonienne ! Il a fallu attendre 1946, et le général de Gaulle, pour que le droit de vote soit à nouveau reconnu aux femmes et pour que le suffrage devienne véritablement universel. Sans contester l’importance des acquis de 1789, sans vouloir le moins du monde les remettre en question, je veux rappeler aux Français la vérité sur la monarchie capétienne. La vérité, c’est que la rupture de 1789 n’est pas aussi profonde qu’on le dit, c’est que les cassures qui ont eu lieu, parfois au détriment de la liberté, ne doivent pas nous masquer la continuité de notre histoire. Je suis persuadé, comme le comte de Chambord, qu’il faut re prendre le grand mouvement de 1789 ; les Bastilles qui se sont reconstruites de façon encore plus arbitraire doivent être abattues et il n’est pas contradictoire que les princes de France aient cette ambition puisque la monarchie n’a cessé de lutter contre les féodalités. Ne l’oublions jamais.

Royaliste : Il y a donc de la modernité dans la tradition…

Mgr le comte de Clermont : La tradition est un mouvement perpétuel. C’est comme une échelle, c’est à dire une exigence qui permet de monter, d’évoluer au prix d’une apparente déstabilisation tout à fait momentanée. Il faut savoir abandonner ce qui est désuet, mais sans renoncer aux valeurs qui nous sont essentielles, que l’on retrouve dans l’Europe chrétienne et qui nous viennent de l’enseignement des textes sacrés. Mais, en ce domaine, nous avons aussi à combattre contre la sclérose, tout intégrisme qui, dans une contemplation nombriliste, refuse le mouvement.

Royaliste : Disant cela, allez-vous à rencontre du principe de laïcité ?

Mgr le comte de Clermont : Pas du tout. Mais il ne faut pas que la laïcité devienne une religion en soi exclusive. Il faut un modus vivendi dans le respect des droits de l’homme proclamés en 1789, qui impliquent la tolérance entre les religions, un véritable respect de l’individu, sans pour autant permettre la prolifération de dictats exprimés au nom même de ces individus désignés arbitrairement en tant que communauté.

Royaliste : Concrètement, com ment envisagez-vous de construire la monarchie ?

Mgr le comte de Clermont : La constitution de la Vème République offre la possibilité de l’élection au suffrage universel, et la possibilité de changer par voie de referendum certaines dispositions : or vous savez qu’il suffirait de modifier un ou deux articles de notre Constitution pour que celle-ci trouve sa dimension royale. Bien sûr, avant d’en venir là, il faut rencontrer les Français, les écouter, leur parler. Je constate aujourd’hui une grande inquiétude, qui tient à la situation économique et, surtout, à la perspective du « marché unique » de 1993 : beaucoup craignent d’être exposés sans défense à une situation pour laquelle le pays n’est pas préparé. L’inconscient collectif n’a pas toujours tort.

Royaliste : Dès lors, comment concevoir l’Europe ?

Mgr le comte de Clermont : L’Europe existe depuis bien des siècles et la France y a toujours joué un rôle décisif en raison de sa situation géographique et de son projet politique. Comme le général de Gaulle l’a dit, l’Europe va de l’Atlantique à l’Oural, du Nord à la Méditerranée – sans oublier que la frontière de la Méditerranée avec l’Afrique c’est le Sahara. La France est à la croisée de tous ces chemins et elle se doit de participer à la construction de l’Europe telle que je viens de le rappeler. Mais cette Europe ne se construira pas comme un magma où viendraient se fondre et s’abolir les souverainetés nationales. L’Europe, l’Europe tout entière, doit être celle de la coopération équitable entre les nations qui la composent. Elle ne pourra se faire que dans une compréhension réelle et équitable des peuples et au plan d’un équilibre mondial à trouver.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publié dans le numéro 562 de « Royaliste » – 1er juillet 1991

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