Entretien avec Mgr le comte de Paris (1979)

Mai 10, 1979 | Entretien, Res Publica

Royaliste : Monseigneur, vous savez que nous avons eu une grande peine en perdant Maurice Clavel. Vous le connaissiez bien…

Comte de Paris : J’aimais beaucoup Maurice Clavel. C’était un cœur d’or, un homme droit, direct. C’est dans doute, avec Bernanos, l’esprit le plus clair que j’ai rencontré. D’ailleurs, il y avait en Clavel quelque chose de Bernanos. Avec Clavel, j’étais en confiance. J’aimais et admirais sa pensée claire, sa vie nette et pure, et les combats courageux qu’il menait pour sa foi, pour ses idées, pour ses amis, avec cette sensibilité de gauche que j’aime. J’ai vraiment pleuré un ami. Un ami qui éclairait merveilleusement les choses et les êtres.

Royaliste : Il vous avait dédié sa « Grande pitié » …

Comte de Paris : Oui. Maurice Clavel avait présenté sa pièce à Provins. C’était une soirée merveilleuse, et cet homme enthousiaste, toujours en quête de vérité et de pureté, m’avait séduit. A partir de ce jour-là, j’ai eu en lui un ami.

• Royaliste : Au début de l’année dernière, Maurice Clavel nous avait accordé un entretien, au cours duquel il avait exprimé sa conception de la monarchie. Si vous le permettez. Monseigneur, nous aimerions vous lire ces lignes : Pour ce qui est du pouvoir monarchique, j’ai horreur de Maurras, mais j’aime son mot de mon anarchie, c’est-à-dire un Etat suffisamment restreint pour permettre l’anarchie. D’autre part, il résulte de l’expérience même des totalitarismes modernes que les résistances sporadiques ne suffisent pas à les battre en brèche. Il faudrait pour les briser un pouvoir qui ne soit pas immanent, donc impartialement transcendant, je dirais presque extérieur ou plutôt réalisant deux conditions presque contradictoires : être transcendant pour ne pas être total et être suffisamment enraciné pour qu’un peuple, par lui encouragé dans l’anarchie, puisse s’y reconnaître. Il est évident que la première histoire de la monarchie française n’est pas loin de remplir ces deux conditions. Cependant, il faudra que cette question se pose dans les profondeurs populaires, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Mais je ne cache pas mon amour pour Louis VI le Gros qui fit la guerre aux féodaux et j’ai découvert dans le beau livre de Régine Pernoud sur le Moyen Age le principe des enquêteurs de Saint-Louis qui recueillaient les plaintes des administrés et sacquaient les administrateurs. Mais la monarchie s’est ensuite trop centralisée. Et si la monarchie revenait en France il faudrait — permettez cette divagation — avant que le roi fût sacré qu’il fut en cette même cathédrale de Reims, flagellé de verges jusqu’au sang pour expier la déchéance de ses ancêtres et pour qu’il sache que son droit divin est un droit qui l’écrase et qui fait de lui le dernier des serviteurs de tous.

Comte de Paris : Je suis tout à fait d’accord avec ce texte, et tout particulièrement avec la dernière phrase : il faut que le pouvoir monarchique, s’il veut accomplir sa tâche, soit le serviteur de tous. Il n’y a pas de classe, de caste ou de parti qui tiennent : il faut que le roi soit au service de tous les Français. Comment ? J’ai souvent dit qu’il fallait trouver des relais nouveaux entre le pouvoir et les citoyens, de telle manière que la consultation des citoyens permette à l’exécutif d’agir en bénéficiant du consensus populaire. Ma conception n’est donc absolument pas dictatoriale : je souhaite au contraire que la formule la plus démocratique possible soit instaurée en même temps que la monarchie. Il faut cela pour accomplir toutes les transformations qu’il conviendrait de réaliser dans notre société, qu’il s’agisse des rapports entre le capital et le travail, de la vie des cités grandes et petites, de l’agriculture ou de l’industrie. Partout, il faut que les Français se sentent et deviennent des citoyens majeurs. Car aujourd’hui, on se contente de demander aux électeurs, de temps à autre, une opinion que les états-majors politiciens interprètent à leur manière afin de dégager les solutions qu’ils veulent imposer aux Français. C’est le contraire qu’il faut faire il faut demander aux Français de collaborer avec le pouvoir pour réaliser les transformations nécessaires.

Royaliste : Votre projet va donc plus loin qu’une simple décentralisation : non seulement vous voulez que les citoyens prennent en main les affaires de leur commune et de leur entreprise, mais vous voulez qu’ils participent à celles de l’Etat…

Comte de Paris : Je l’espère et je vais vous dire pourquoi : nous sommes un pays paralysé par une administration et par des structures mentales qui font que les transformations ne sont plus acceptées : les résistances sont trop nombreuses. Nous sommes enfermés, nous ne pouvons plus respirer. C’est pourquoi le pouvoir ne peut entreprendre la transformation des structures qu’avec le soutien d’un large consensus populaire : au nom de la volonté des Français, il peut briser toutes les féodalités. Ainsi, en 1958, quand les Français se sont trouvés désemparés par l’impuissance des politiciens confrontés à la question algérienne, ils ont appelé le Général de Gaulle qui, en raison des services rendus par lui au pays, leur semblait capable de faire face à cette question. Les Français ont donné à de Gaulle un aval complet, qui a permis au Général de résoudre la question. Sans lui, c’était impossible.

Un exemple vous le fera comprendre. En 1950, j’ai demandé à M. Pfimlin de bien vouloir réfléchir à une solution pour le Sahara qui était la suivante il s’agissait de constituer un « holding » pour le Sahara, dont la France aurait détenu une partie (mais pas la majorité), de même que tous les territoires coloniaux voisins, qui devaient par la suite se libérer de notre tutelle. Pfimlin trouva l’idée bonne mais s’exclama : « comment voulez-vous que je fasse admettre cela à l’administration I » Les pesanteurs sont les mêmes aujourd’hui. Si l’on veut transformer l’enseignement, réformer l’administration, juguler la technocratie, il faut que le pouvoir puisse bénéficier du consentement populaire. Sinon, rien ne pourra être fait.

• Royaliste : Il s’agit d’une révolution au sens d’une transformation en profondeur des structures de notre pays…

Comte de Paris : Oui. En 1789, aussi le peuple voulait que les structures soient transformées, et les députés n’ont accompli cette tâche que parce qu’elle répondait à un immense désir populaire. Ensuite, il y a eu la Terreur, que je n’approuve pas et que je ne souhaite pas à la France d’aujourd’hui

Royaliste : Justement, tout un courant de la jeunesse actuelle est passé par le gauchisme et a voulu la Révolution avec un grand R. Mais cette jeunesse, que Maurice Clavel connaissait bien et exprimait lumineusement, redoute aujourd’hui que le totalitarisme soit la conséquence de toute révolution. Comment éviter cela ? Comment accomplir les mutations nécessaires sans déclencher une logique totalitaire ?

Comte de Paris : Le principe que j’incarne est un élément de sécurité, il garantit que la France évoluera vers un régime démocratique. En outre, il est évident qu’il ne faut pas briser les institutions politiques mais y ajouter des structures de dialogue. Comme Clavel le rappelle, les Capétiens avaient trouvé une formule excellente, qui était d’aller sur place. Je ne vois pas pourquoi, aujourd’hui, le Roi entouré de ses principaux ministres ne passerait pas trois mois dans une région pour connaître les Français et répondre à leurs besoins. Actuellement, le pouvoir connaît la France comme je la connaissais quand j’étais exilé : à travers des rapports, et par des intermédiaires qui sont portés naturellement à analyser les problèmes de leur seul point de vue.

Royaliste : Vous critiquez la bureaucratie et les partis, mais aussi les syndicats qui sont devenus corporatistes au plus mauvais sens du terme…

Comte de Paris : Hélas ! Le corporatisme des syndicats est un problème grave. Là encore, il faudra consulter les travailleurs, connaître leurs volontés : tous les problèmes doivent être abordés en discutant directement avec les Français, et non pas préalablement par des textes juridiques. Les lois et les décrets à mon avis consacrent les réalités.

Royaliste : Monseigneur, ne voyez-vous pas là une des raisons de l’échec du général de Gaulle lorsqu’il a voulu entreprendre, après mai 1968 certaines réformes ?

Comte de Paris : En 1969, le général de Gaulle, se souvenant du rapport que je lui avais remis trois ans plus tôt, a voulu aller très vite et faire du régionalisme. S’il m’avait alors consulté, je lui aurais dit qu’il fallait effectivement faire du régionalisme, mais surtout instaurer ce dialogue dont je vous parlais tout à l’heure.

Mais de Gaulle a cru que le régionalisme était suffisant. Or, son projet est apparu comme un défi à l’égard des notables, qui l’ont fait échouer.

Royaliste : Dès avant la réaction des notables et d’une partie de l’électorat, n’y avait-il pas quelque chose de cassé entre le général de Gaulle et le peuple français ?

Comte de Paris : Dès le règlement de l’affaire algérienne, le général de Gaulle aurait dû engager le processus de transformation de la société française. Mais il n’était pas l’homme de « l’intendance ». Il était l’homme de l’Histoire, et c’était un militaire qui avait constitué son ministère comme on s’entoure d’un état-major. Tout a bien marché tant que de Gaulle a eu à affronter le problème algérien : il a eu l’appui du peuple français et tout particulièrement du contingent qui a contraint les chefs militaires à renoncer à leurs rêves. Mais ensuite, et surtout à partir de 1965, il a perdu cet appui … Pourtant, aujourd’hui la radio et la télévision offrent d’excellents moyens de contacts avec les Français. Je viens d’en faire l’expérience avec la publication de mes Mémoires : en quelques semaines, je crois que l’image du Comte de Paris et de la monarchie ont commencé à changer.

Royaliste : L’image de la monarchie a changé, mais les Français ne connaissent pas encore votre projet politique…

Comte de Paris : Le moment n’est pas encore venu de l’exprimer. Je vois aujourd’hui l’angoisse monter et les interrogations rester sans réponse. Tant de Français ne croient plus à rien : ni aux partis, ni aux syndicats… C’est ce que Clavel me disait il y a un an : la gauche a perdu sa crédibilité.

Royaliste : Comment voyez-vous, Monseigneur, l’avenir de la France ?

Comte de Paris : De même que le prix des matières premières, le chômage ne cesse d’augmenter. L’économie française perd sa compétitivité et nous nous orientons vers un chômage endémique. Des ministres tentent de cacher cette situation dramatique sous un flot de paroles. C’est une mauvaise méthode : il faut dire la réalité, le peuple est assez sage et assez grand pour l’entendre, et c’est avec lui qu’il faut trouver des solutions.

Royaliste : Le prix des matières premières n’explique pas tout : l’Allemagne, par exemple, ne connaît pas les drames que nous vivons en ce moment, dans la sidérurgie en particulier.

Comte de Paris : C’est que les Allemands ont progressivement aménagé leurs structures industrielles. Nous ne l’avons pas fait. C’est une carence grave du patronat qui a manqué de fermeté et de clairvoyance. Or le manque de prévision est d’une gravité extrême : songez que dans une ou deux décennies, la Chine produira et exportera massivement, à des prix sur lesquels nous ne pourrons pas nous aligner. Il faudra bien à l’Europe des barrières douanières, sinon nous ne pourrons pas résister. Le libre-échange total est impensable dans le contexte économique actuel : on ne peut laisser le libre-échange détruire des secteurs entiers de l’économie et vouer au chômage toute une population. L’autarcie dans laquelle nous avons vécu entre les deux guerres était un mauvais système, mais il faut tout de même se protéger.

Royaliste : Vous êtes donc partisan d’une politique volontariste ?

Comte de Paris : Nous devons en effet avoir la volonté de trouver des moyens de travail, de même qu’il faudra trouver, si l’énergie devient de plus en plus chère, de nouvelles sources d’énergie — bien que le nucléaire soit loin d’être dominé.

Royaliste : Un sursaut est nécessaire. Mais vous disiez tout à l’heure que les partis de gauche perdent leur crédibilité, que beaucoup de travailleurs n’ont plus confiance dans les syndicats. Alors d’où viendra le sursaut ?

Comte de Paris : Il y aura probablement une crise ouverte et les Français chercheront des solutions nouvelles : soit la dictature, soit le comte de Paris. Comme en 1958, les Français chercheront un homme pour résoudre leurs problèmes. Si j’apparais comme un recours, eh bien nous pourrons préparer l’avenir.

Royaliste : Vous avez dit, à propos de la réaction des travailleurs de Longwy et de Denain : « enfin quelque chose bouge ! ».

Comte de Paris : Il est sain qu’à un moment donné les Français se fâchent. S’ils acceptent tout, s’ils restent « couchés » comme de Gaulle l’a dit une fois, ils deviendront des robots.

Royaliste : Le général de Gaulle a aussi déclaré, après mai 1968, qu’une fois de plus la France avait été exemplaire. Vous pensez qu’il peut y avoir des révoltes exemplaires ? Comte de Paris : Il est possible que des révoltes prennent demain une certaine ampleur, et cela doit être l’occasion d’opérer la transformation dont je parlais tout à l’heure. Mais avant il faudra passer par un moment de vide, et il faudra une étincelle.

Royaliste : Monseigneur, quand vous êtes revenu en France, vous avez fait un grand nombre de voyages à travers le pays. Qu’en avez-vous retiré ?

Comte de Paris : J’ai visité beaucoup d’usines, et rencontré beaucoup de syndicalistes : de la C.F.D.T., de F.O., de la F.N.S.E.A et parfois, discrètement, de la C.G.T. Nous faisions le tour des problèmes, chacun exprimait ses inquiétudes et disait ce qu’il attendait du pouvoir. C’était passionnant. J’ai découvert ce qu’était la France, et j’ai compris ce qu’elle souhaitait. Car on ne comprend une situation que lorsque l’on parle avec les gens : chaque région a sa physionomie, son climat, ses habitudes de vie. Il faut comprendre cela, et le respecter. Et je souhaite qu’un gouvernement vraiment attentif aux réalités françaises reprenne cette méthode, aille sur le terrain. C’est ainsi que la France sortira de sa léthargie. On nous dit en ce moment qu’il faut « faire l’Europe ». Je ne crains pas cela, et je le souhaite même. Mais il faut pour cela que la France soit une nation forte. Et elle ne le deviendra qu’en transformant ses structures.

Royaliste : Ne pensez-vous pas, Monseigneur, que le tiers-monde peut être une des lignes de force de la politique étrangère française ?

Comte de Paris : Nous devons aider les territoires que nous avons autrefois colonisé à se développer. Mais je souhaite que l’Europe fasse aussi un effort car il ne faut pas que nos liens privilégiés avec certains peuples : du tiers-monde prennent un aspect de colonisation économique. Ce qui est parfois interprété ainsi par les bénéficiaires de l’aide, comme par certains de ceux qui l’apportent. Si l’Europe veut vivre égoïstement, ce n’est pas la peine de la faire. Il faut qu’elle ait, comme nous, une volonté d’aide et de don. Mais cette politique exige une transformation de nos économies…

Royaliste : C’est une autre révolution…

Comte de Paris : Bien sûr. D’ailleurs, à peine aurons-nous accompli une révolution dans notre pays qu’il faudra, vingt-cinq ans plus tard, en commencer une autre parce que les besoins seront différents, parce que les conditions économiques auront changé. C’est en cela que ma conception des choses permettrait, si le peuple et le pouvoir sont en accord, de renouveler les perspectives politiques et le tissu social de la nation.

Royaliste : Une dernière question, Monseigneur, puisque vous vous exprimez aujourd’hui dans un journal royaliste : que pensez-vous de l’action royaliste ?

Comte de Paris : J’ai défini ma position il y a longtemps et elle n’a pas changé : quelles que soient mes sympathies et tout en respectant votre position, je considère que les royalistes sont des Français comme les autres. Je suis aussi heureux de rencontrer des militants communistes, par exemple, car je pense qu’il ne faut jamais avoir dans une nation des ghettos politiques. Je n’ai jamais rejeté les communistes de la communauté nationale, parce que j’estime qu’ils sont des Français à part entière. Les royalistes aussi sont des Français à part entière, mais la monarchie ne saurait être le parti des royalistes. Souvenez-vous de ce que disait Maurice Clavel : le Roi doit être le serviteur de tous.

Déclarations recueillies par Bertrand Renouvin et Gérard Leclerc et publiées dans le numéro 293 de « Royaliste » – 10 mai 1979

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