Spécialiste de l’histoire du mouvement communiste international et de l’histoire de l’Union soviétique, Gaël-Georges Moullec étudie les relations entre la France et l’URSS de 1956 à 1974 à partir des archives soviétiques. S’esquissait alors un autre projet européen…

Ce livre (1) n’est pas seulement un remarquable travail d’histoire diplomatique. Il doit être pris comme guide par ceux qui ont l’ambition de rétablir la France dans sa souveraineté et de lui redonner son rôle dans les affaires internationales. La politique du général de Gaulle à l’égard de l’Union soviétique, c’est celle d’un homme d’État qui inscrit son action dans la géopolitique et dans l’histoire des nations et qui s’efforce d’accomplir un projet à long terme sans sacrifier ses principes à de vains compromis. C’est une politique qui refuse les destins assignés par ceux qui déguisent leurs intérêts ou leurs croyances en fatalités : après la IVe République, la France gaullienne veut échapper à la domination des États-Unis et au mythe de l’Europe supranationale qui oriente le Marché commun.

Les dirigeants soviétiques et le MID (2) observent la France et le général de Gaulle selon leur prisme idéologique – le prêt-à-penser marxiste-léniniste – mais aussi et surtout selon leurs intérêts géostratégiques : l’impérialisme russe fait face à l’impérialisme américain et aux forces de l’Otan ; la question allemande ne cesse de préoccuper la Russie… Pour la France, les Soviétiques sont à la fois des adversaires – leurs fusées sont braquées sur nous – et des partenaires potentiels puisque la Russie est une puissance européenne qui fut notre indispensable alliée contre l’Allemagne. Ce point de vue gaullien est fondé sur une philosophie ou du moins une pensée de l’histoire qui postule que les facteurs idéologiques ou religieux et la nature des régimes sont moins déterminants que la  dialectique des empires et des nations.

Le champ conceptuel étant tracé de part et d’autres, le jeu diplomatique peut commencer. Les relations s’engagent dans la méfiance, non dans l’hostilité radicale. La guerre est très présente dans les mémoires. Le gouvernement soviétique avait reconnu le Comité de la France libre le 27 octobre 1941, puis le Comité national de Libération le 26 avril 1943, enfin le Gouvernement provisoire de la République française le 23 octobre 1944. De plus, un traité d’alliance et d’assistance mutuelle avait été signé entre la République française et l’Union soviétique, le 10 décembre 1944 à Moscou. Après la guerre les Soviétiques restent méfiants, Charles de Gaulle restant selon eux dans la « tradition française antisoviétique. » Cependant, dès 1956, ils le regardent comme un nationaliste bourgeois qui mènerait, à l’égard des États-Unis, une politique plus indépendante que celle des gouvernements de la IVe République.

Le retour du Général aux affaires est regardé sous un œil favorable et l’ambassadeur Ivan Vinogradov élabore en 1959 un plan complet visant à intensifier les relations franco-soviétiques dans tous les domaines. La visite qu’effectue Nikita Khrouchtchev en France en 1960 s’inscrit dans cette perspective mais jusqu’en 1963 le général de Gaulle suit une ligne de fermeté à l’égard de l’Union soviétique et rejette ses propositions sur l’Allemagne et sur l’inclusion de la France dans les négociations sur l’arrêt des essais nucléaires. Tout de même, dès octobre 1962, le général de Gaulle dit à l’ambassadeur soviétique que « La France souhaite être forte uniquement afin de pouvoir être indépendante et parler avec vous, comme avec les États-Unis sur un pied d’égalité. Quand je parlais d’Europe de l’Atlantique à l’Oural, je voulais ainsi souligner la nécessité absolue de créer une Europe forte et unie avec l’Union soviétique, comme puissance européenne. » À Anastase Mikoyan, il déclare le 12 juillet 1963 que « Même votre mur de Berlin n’est pas dirigé contre la France, il ne divise pas l’Union soviétique et la France. »

Le rapprochement se précise en 1964 par divers contacts, visites et déclarations tandis que la France s’oppose à la force nucléaire « multilatérale » de l’Otan qui ruinerait la souveraineté française – puis constate que les États-Unis rejettent l’idée d’un directoire qu’ils exerceraient avec les Français et les Britanniques. Conséquence logique, notre sortie du commandement militaire intégré de l’Otan, le 10 mars 1966, s’effectue au moment où les diplomates préparent la visite du Général en Union soviétique. Entre le 20 juin au 1er juillet 1966, le président de la République évoque avec ses interlocuteurs soviétiques la question de l’Allemagne, la guerre au Vietnam et la situation au Proche-Orient. Les deux parties souhaitent le développement de leurs échanges économiques, commerciaux et culturels qui se feront dans le cadre d’une commission mixte permanente. Ceci dans la perspective générale d’une politique de détente, d’entente et de coopération… qui n’exclut pas de très bonnes relations militaires soulignées du côté français par le concept de défense nucléaire tous azimuts explicité en 1967 par le général Ailleret. Un traité franco-soviétique est envisagé…

L’entrée des chars du Pacte de Varsovie dans Prague en août 1968 est immédiatement dénoncée par le Quai d’Orsay comme une « continuation de la politique des blocs » et les relations militaires sont rompues sans que les échanges économiques soient affectés. La coopération franco-soviétique se poursuivra sous la présidence de Georges Pompidou, hors de la vision gaullienne qui lui donnait sa pleine signification – au-delà de l’existence même de l’Union soviétique. La France, ensuite, s’est trompée d’Europe, préférant s’enfermer dans la petite plutôt que de tenter la belle aventure confédérale, de Brest à Vladivostok.

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(1) Gaël-Georges Moullec – Pour une Europe de l’Atlantique à l’Oural, Les relations franco-soviétiques, 1956-1974, Les Éd. de Paris – Max Chaleil, janv./2016, 160 pages.

(2) MID : Ministère des Affaires étrangères.

Article publié dans le numéro 1098 de « Royaliste » – 2016l

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