François Guéry : Pour la société industrielle

Mai 14, 1990 | Non classé

 

Professeur de philosophie à l’université de Lyon-Il, François Guéry a récemment publié chez Olivier Orban un livre (« La Société industrielle et ses ennemis ») dont les thèmes surprendront, tant ils heurtent les analyses classiques et les préjugés. Une lecture attentive de l’entretien qu’il a bien voulu nous accorder montre que les questions qu’il pose doivent être sérieusement envisagées.

Royaliste : Que reprochez-vous aux ennemis de la société industrielle et qui sont-ils ?

François Guéry : Certains sont à l’extérieur : les fondamentalistes notamment qui dirigent leur violence contre notre impiété, et le déséquilibre général que notre société introduirait dans un équilibre supposé. Il est certain que l’industrie s’est faite sur la ruine des sociétés traditionnelles, et qu’elle provoque l’inimitié de ceux qu’elle révèle à eux-mêmes faibles, démunis, écrasés, exploités…

Nous avons aussi notre tradition critique et notre pensée. J’ai cherché à savoir si elles ne sont pas elles-mêmes ennemies de la société industrielle en regardant la manière dont la pensée du 20ème siècle (la philosophie, la phénoménologie, sous la forme de Heidegger et de Husserl) et la critique économique et sociale (Marx) ont pu prendre la société industrielle comme cible en se posant comme exigence de justice et de vérité, en antithèse à l’injustice, à la fausseté, à la laideur du présent industriel.

J’ai essayé de discerner la part de réelle position de droit, et la part d’illusion rétrospective ou passéiste qui confond ce qui pourrait être avec ce qui a été, et qui fait de l’industrie une mésaventure de la vérité, son effacement, son oubli. Il me semble que toute la phénoménologie joue sur cet aspect des choses : l’oubli, la perte du vrai, du juste, et sa position hors de l’état des choses, hors du présent. Ces pensées de la crise posent l’antithèse du présent comme passé, et non pas comme avenir : pour comprendre quelle est la vérité de cette société fausse, il faut remonter à un principe oublié, à l’esprit de la Grèce antique. Chez Husserl, c’est au sens de la théoria, regard libre qui rompt avec la tradition, qui inaugure une visée du concret à travers des idéalités. Pour Heidegger c’est la technê, l’art, c’est presque la nature comme révélation, dévoilement – c’est donc tout le contraire de ce que fait la technique qui même lorsqu’elle dévoile ne le sait pas. Le cas de Marx est plus délicat : il a deux positions à l’égard de la société industrielle puisqu’elle est grosse de quelque chose, mais qu’elle est aussi un oubli : elle aurait perdu une intégrité qui en réalité n’a jamais existé. Quant à ce qui est sorti de la mouvance marxiste, nous savons maintenant que ce n’était pas « un avenir ».

Royaliste : Qu’entendez-vous par esprit de la société industrielle ?

François Guéry : Husserl entend l’esprit comme une communauté de vues mais aussi de pratiques : la mise en commun de certaines façons de faire, et en particulier de ces façons de faire qui sont typiques de la philosophie et qui visent des idéalités. L’esprit, ce n’est pas la communauté empirique fondée sur la mise en commun de mythologies, mais la mise en commun de la visée du vrai comme tel qui est typique de la société occidentale.

Cette mise en commun existe-t-elle ou est-elle idéale ? Du côté de la science, il ne fait pas de doute que ce n’est pas seulement un idéal qui est visé mais une réalité qui est atteinte, parce que la science est un bien commun qui peut être partagé, parce qu’elle est ouverte à tout esprit. L’industrie elle-même, en tant qu’elle repose sur la science, ne constitue-t-elle pas également une mise en commun des façons de penser mais aussi de penser pratiquement, c’est-à-dire de faire ? Dans l’industrie, il y a une uniformisation des façons de faire à travers le temps et l’espace : ce qui est fait par l’un peut être fait par l’autre, l’objet produit dans le passé peut être reproduit si le procédé reste disponible. Il y a donc quelque chose, dans la façon de faire industrielle, qui est un universel en acte, qui suppose réalisée la mise en commun. C’est ce que l’industrie est la seule à réaliser, alors que tous les artisanats antérieurs reposaient au contraire sur la confusion du corps et du procédé – ce qui rendait l’objet inéchangeable, précieux., Dans l’industrie, on ne peut pas estimer qu’un tour de main s’est perdu, car le procédé est en lui-même son secret. C’est cette mise en commun productive qui est l’esprit de la société industrielle, non pas comme réalisation utopique toujours repoussée dans l’avenir, mais comme réalité effective. Ce qui n’a rien à voir avec une disposition d’esprit, une éthique, ou un idéalisme. Je ne cherche pas à idéaliser l’industrie ; je pars du fait qu’elle est possible, efficace, progressive, qu’elle est notre réalité, une réalité qui nous précède et nous définit.

Royaliste : Ce concept de société industrielle rend-il pleinement compte de la modernité ?

François Guéry : On ne peut dire que l’industrie n’est qu’un aspect, ou un secteur. C’est presque l’inverse : ce sont les injustices, les imperfections, le déchet, les vestiges du passé préindustriel dont l’industrie est le tribunal. Les critiques du monde industriel se font ou bien au nom d’une nostalgie sans objet, ou bien au nom de l’industrie elle-même. Si l’idéal de transparence est accompli uniquement dans le domaine scientifique ou industriel, alors la réalité doit être jugée de ce point de vue. Je ne fais pas de l’industrie une simple façon de faire, mais le seul témoignage de la possibilité d’une authentique communauté – qui distingue la société industrielle des autres. C’est le monde ancien – celui des appétits et des intérêts égoïstes – qui comparaît à tout instant devant un tribunal qui est industriel sans le savoir, qui se prend pour autre chose. On confond d’ailleurs ces pratiques profiteuses, égoïstes, intéressées, avec les pratiques industrielles. Or c’est l’inverse qui est vrai. Au sens empirique, il est vrai qu’il y a autre chose que l’industrie. Mais, au sens où l’industrie réalise elle seule un certain idéal de communauté et de transparence, il n’y a pas autre chose que l’industrie : il y a l’industrie comme témoignage, comme symptôme de la possibilité d’agir en commun dans la transparence et donc aussi de juger imparfait, et même scandaleux, le vestige d’une autre façon de faire (exemple : violences rituelles, divisions en castes .. .). II y a là un aspect radical que je reconnais volontiers et qui ne ressemble guère à l’industrie effective.

Royaliste : Vous parlez longuement de la nature, et là encore de façon surprenante.

François Guéry : La nature fait partie de ces mythologies ou de ces utopies qui prêtent à la critique un appui qui ne tient pas. Juger l’industrie au nom de la nature, c’est impossible, de même qu’on ne peut juger l’industrie au nom de la tradition. Pourquoi ? Ni la nature ni la tradition ne donnent cet appui universel dont la critique a besoin. La nature se livre à l’état brut, sous une forme confuse ; or l’industrie prouve que l’esprit peut agir sur la matière, reproduire la nature, l’améliorer ou la modifier. Pensons à la domestication des animaux : les espèces les plus sauvages cèdent à la culture, subissent l’influence de l’art humain comme dit Ravaisson. Cette action sur le vivant a toujours existé : toutes les cultures ont toujours sélectionné, orienté. L’industrie radicalise ce que les traditions ont fait de manière imparfaite et tâtonnante.

Se réclamer de la nature, c’est vouloir dire qu’elle contient un principe de moralité, de justice, de liberté. Il n’est pas le fait de la nature, mais de la communauté, et de la seule qui soit vraiment universaliste dans ses pratiques. Ainsi, le naturel ne peut être juge de l’artificiel. L’artificiel ne peut être jugé que dans son instance, c’est-à-dire en fonction de la capacité artificieuse des hommes. Et comme la capacité artificieuse des hommes industriels n’est pas la même que celle des sociétés traditionnelles, le procès au nom de la nature est typique des sociétés extrêmement civilisées, qui peuvent poser la mise en commun comme référence. La valeur de la nature date de la rupture la plus radicale avec elle. On ne peut la ressusciter comme norme que lorsqu’on a coupé les ponts avec son aspect de donnée brute. Aujourd’hui, on ressuscite la nature parce qu’elle n’est plus rien.

Royaliste : quand vous dites · cela, êtes-vous compris ?

François Guéry : C’est difficile ! Quand je parle de l’industrie, on voit des usines, des fumées ; et la nature, on la voit verte, végétale, alors que la nature c’est tout ce qui est donné aux sens. Si on conçoit la nature comme quelque chose d’intact, il s’agit donc de zones qui ne sont pas l’objet d’un dessein humain. Les zones naturelles sont donc des zones dépotoir : comme les zones aménagées n’ont pas de place pour leurs déchets, ces déchets vont dans ce qu’on appelle la nature, c’est-à-dire la frange de sauvagerie que l’homme n’a pas aménagée, qui est aux frontières de ce qui est vivable.

Royaliste : Ainsi, vous définiriez l’écologie comme le fait d’habiter le monde, de l ‘aménager ?

François Guéry : Oui. L’écologie est une prise de conscience proprement industrielle, et c’est une prise de conscience des limites indues de l’action humaine. Si cette action était vraiment conséquente, elle ne laisserait pas de déchets. Si par exemple les générations actuelles envisageaient vraiment la communauté sous sa forme industrielle, elles penseraient que les générations futures sont d’emblée des interlocuteurs. Donc les formes présentes de gaspillages, qui hypothèquent l’avenir, ne devraient pas être acceptées. L’écologie, ce n’est pas la nature contre l’industrie, mais l’industrie contre une industrie imparfaite, balbutiante, qui se soucie de profits immédiats. Tel pourrait être l’objet d’un véritable débat, qui s’esquisse d’ailleurs en ce moment : on s’aperçoit que l’environnement n’a pas pour charge une zone marginale du développement, mais qu’il est au cœur des problèmes de l’industrialisation : si l’agriculture est polluante, cela peut tenir au fait qu’elle manque d’esprit industriel, qu’elle repose sur les égoïsmes, les particularismes, sur la juxtaposition de sujets qui ne mettent rien en commun.

Royaliste : Il y a aussi dans votre livre une critique de l ‘aristocratisme…

François Guéry : L’esprit industriel suppose une égalité de principe des sujets – ce qui signifie qu’il n’y a pas de hiérarchie naturelle, de distinction entre un « haut » et un « bas ». Cette communauté demeure ouverte à ceux qui, pour des raisons contingentes, n’y participent pas encore. Partant de cela, j’ai dénoncé la survivance aristocratique, le préjugé d’un élitisme naturel à partir de quoi on juge la société industrielle et la société démocratique dénoncée comme celle de la bassesse, de la vulgarité, de l’indifférenciation. Il y a une littérature du mépris, du dégoût de l’autre (Patricia Highsmith, Gombrowicz) qui procède d’une rêverie du haut. Ce sentiment aristocratique est meurtrier parce que c’est lui qui produit l’épuration au sens le plus fort. De même que la pollution est le fantasme d’une société qui ne se sait pas industrielle, la pollution raciale et la pollution sociale sont aussi les fantasmes d’une société qui ne comprend pas son propre principe, qui croit que ce principe est dans la race, dans le sang, dans le terroir. II y a là des nostalgies déréglées qui aboutissent à des violences meurtrières – le camp de concentration étant la réalisation absolue du « nettoyage » de l’humanité.

Royaliste : Quelle est la place du politique dans la société industrielle telle que vous la définissez ?

François Guéry : Le rôle d’une politique n’est pas de gérer un état de fait, mais de favoriser la transformation progressive de la société donnée en une communauté possible. Ce serait sans doute le moment de repolitiser le problème de l’industrie, de souligner le scandale de l’exclusion, de la « société duale », au lieu de se contenter de gérer une différence restante entre une société non-industrielle dans son esprit et une communauté industrielle restreinte, composée d’une élite d’ingénieurs et de savants.

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Propos recueillis part Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 537 de « Royaliste » – 14 mai 1990

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