Géopolitique de la Russie

Mai 10, 2014 | Chemins et distances

Quelques clichés malveillants résument d’ordinaire la Russie : Poutine le nouveau tsar, la rente pétrolière, le chantage gazier, la violence des mafias, la corruption et l’empreinte soviétique. Pascal Marchand décrit la Russie telle qu’elle est – et telle qu’elle voudrait être.

Pour comprendre la Russie, il faut d’abord faire de la géographie : avec 17 075 400 km², cet Etat est le plus vaste du monde. Son territoire recèle d’immenses richesses mais son étendue a toujours posé de sérieux problèmes. Qu’il soit installé à Kiev, à Saint-Pétersbourg ou à Moscou, le pouvoir politique doit affronter ce que Pascal Marchand appelle « la dialectique de l’immensité et du vide » – un vide qui s’explique par l’extrême rigueur des très longs hivers : sous-sols gelés, fleuves et mers pris par les glaces, pâte boueuse de la merzlota, grandes crues printanières. Il est difficile de circuler, de cultiver et de préserver les constructions.

Les contraintes naturelles n’expliquent pas tout : la Russie utile, entre la Baltique et l’Oural, n’est pas plus continentale que le centre de la Grande Plaine américaine et l’isolement russe s’explique en grande partie par les décisions politiques des Tsars et des dirigeants soviétiques qui ont trop peu développé les réseaux routiers et ferroviaires. Ce n’est pas le seul aspect négatif de l’héritage des Tsars et des communistes, qui avaient cru pouvoir maintenir l’unité territoriale par la violence sans jamais maîtriser la bureaucratie ni empêcher la corruption. Pascal Marchand dresse un tableau très complet des pesanteurs historiques sans oublier la période chaotique engendrée par l’effondrement de l’Union soviétique et les folies ultralibérales qui conduisirent au krach de 1998.

A la suite d’Evgueni Primakov, Vladimir Poutine et ses ministres se sont employés à établir l’autorité de l’Etat central sur un pays qui n’est plus un empire et qui ne fonctionne plus du tout, quoi qu’on en dise, selon les normes soviétiques. La corruption n’a pas été vaincue, les oligarques restent puissants, la bureaucratie est toujours là, mille désordres peuvent être recensés et dénoncés mais les institutions de la Fédération de Russie sont en totale rupture avec mille ans d’autocratie et diverses formes de servage : dans ce pays où l’on dénombre 194 nationalités, le niveau de vie a augmenté, une classe moyenne en apparue, des millions de touristes prennent leurs vacances à l’étranger.

Cela dit, les problèmes posés au gouvernement russe sont considérables. La situation démographique reste très préoccupante malgré les efforts consentis en faveur de la natalité. Dans le Caucase, la stabilité politique et la normalisation de l’activité économique, informelle à 80{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163}, ne seront pas obtenues avant longtemps. Plus généralement, le développement économique reste incertain. La Russie, qui exporte essentiellement des matières premières, développe l’exploitation des minéraux rares, a relancé sa production agricole, mais souffre de la vétusté de ses réseaux d’alimentation énergétique, de la fatigue du matériel ferroviaire, du mauvais état des routes – quand elles existent. Il faut donc attirer des investisseurs étrangers rebutés par la bureaucratie et la corruption, rénover les centrales nucléaires, moderniser le secteur spatial, relancer l’industrie aéronautique civile et le secteur des hautes technologies, assurer l’essor du tourisme tout en veillant à la rénovation du système de défense… Pour les Français, trop peu présents en Russie, le livre de Pascal Marchand constitue une précieuse étude des possibilités d’investissements et de coopération : les blocages et les retards ne sauraient faire oublier que la Russie s’est engagée dans un projet de développement économique et social à long terme, cette fois avec une évidente volonté d’ouverture sur le monde.

Encore faut-il que le monde accepte ce retour dans le jeu des grandes puissances. Tel n’est pas le cas des Etats-Unis et des pays-membres de l’Otan, qui veulent refouler la Russie le plus loin possible vers l’Est. Contrairement aux promesses faites, les Américains ont décidé d’élargir l’Otan et de créer en Europe un bouclier anti-missile tout en menant des opérations de déstabilisation dans plusieurs pays proches de la Russie. L’Union européenne s’est inscrite dans cette stratégie et a pris maintes initiatives pour attirer dans le Partenariat oriental d’anciennes républiques soviétiques. Cette franche hostilité, qui est une manière de traiter la crise identitaire de l’Union, conduit le gouvernement russe à se tourner vers l’Asie. Depuis 2001, il coopère avec la Chine, le Pakistan, la Mongolie, l’Inde, l’Iran et l’Afghanistan dans le Groupe de Shanghai, il veut « saisir le vent chinois dans les voiles russes » selon la formule de Vladimir Poutine, il développe sa coopération technologie et militaire avec l’Inde et a créé le 1er janvier 2012 un Espace Economique commun avec le Kazakhstan et la Biélorussie qui doit déboucher en 2015 sur une Union eurasiatique qui pourrait s’étendre à l’Arménie, au Kirghizstan, au Tadjikistan et à l’Ouzbékistan.

Cette orientation eurasiatique est sensée : l’Asie représente l’avenir alors que l’Union européenne, appauvrie et divisée, s’est placée dans la dépendance américaine. Une autre voie serait possible. Pascal Marchand indique dans sa conclusion que le gouvernement et les milieux économiques russes envisageraient avec faveur « une Alliance européenne, un espace économique et humain commun créés par la Russie, l’Union européenne et d’autres pays » qui constitueraient un « troisième pilier » du système mondial entre les Etats-Unis et la Chine. C’est ce projet qu’il faut mener à bien.

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(1) Pascal Marchand, Géopolitique de la Russie, Une nouvelle puissance en Eurasie, PUF, 2014. 26 €

Article publié dans le numéro 1056 de « Royaliste » – 2014

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