Savent-ils même ce qu’ils font ? Je parle du chef du gouvernement, des ministres qui appartiennent au RPR et de la direction de ce mouvement. Ils s’affirment gaullistes, et Jacques Chirac, comme Édouard Balladur, se disent héritiers de Georges Pompidou. Cette double référence est à certains égards problématique mais, dans le domaine industriel, il n’y a pas de contradiction entre le général de Gaulle et son successeur immédiat : tous deux ont voulu que la France développe sa puissance économique, tous deux ont appuyé ce développement sur un vaste réseau de services publics et d’entreprises nationalisées par le Front populaire et à la Libération, tous deux savaient que l’indépendance de la France et sa présence économique sur les marchés extérieurs dépendaient de ce système d’économie mixte inscrit dans l’ardente obligation du Plan.

A juste titre, la gauche victorieuse en 1981 avait étendu le secteur nationalisé, mais sans parvenir à définir une politique industrielle cohérente et en abandonnant bêtement la planification. Les entreprises publiques ont cependant obtenu dans l’ensemble des résultats qui ont largement contribué à la puissance de l’économie française et qui ont renforcé la pertinence du système d’économie mixte.

MODE

Édouard Baladur et Jacques Chirac ne sauraient se réclamer de la tradition gaulliste et pompidolienne puisqu’ils sont en train de détruire l’architecture industrielle et financière du pays. Engagée en 1986, cette politique imbécile avait été interrompue par le krach boursier. Et voici qu’ils la reprennent avec une obstination qui n’a même plus de prétexte idéologique : l’utopie du marché a cessé de fasciner, et la rupture avec la logique de gauche ne saurait être invoquée pour la privatisation de la BNP ou de Renault…

Jusqu’à présent, l’entreprise de destruction menée par la droite n’a pas rencontré d’opposition. Le socialisme rocardisé est comme d’habitude honteux de lui-même, la réaction syndicale est faible, la presse dite de gauche suit ce qu’elle croit être la mode et juge la réussite des privatisations selon des critères purement financiers. Fascination de l’argent, apologie de la spéculation boursière, obsession de la rentabilité du capital : depuis une dizaine d’années, la mentalité dominante cultive les fausses vertus d’un capitalisme de rentiers dont M. Balladur est aujourd’hui le fondé de pouvoir. Mais à se satisfaire d’alliances au sein de la bourgeoisie financière et de techniques de placements, on perd de vue l’essentiel : la stratégie industrielle, dont dépend pour une part l’avenir de la nation.

De cette stratégie, nous ne savons rien. Et il semble que le gouvernement n’ait pas sérieusement étudié les conséquences des décisions qu’il est en train de prendre. Sinon il y réfléchirait à deux fois, car ces conséquences sont redoutables.

De fait, la politique de privatisation touche le cœur de la puissance industrielle et financière de la France. La « vente par appartements » (d’abord la BNP, ensuite Rhône-Poulenc…) ne doit pas faire oublier que le secteur public forme un système complexe et cohérent de participations réciproques qui lie des établissements financiers et des entreprises nationales (par exemple la BNP, l’UAP, Saint-Gobain) et qui s’étend au secteur privé (par exemple les AGF, le Crédit lyonnais, le groupe Bouygues).

Sous les apparences sympathiques d’une « remise sur le marché » de grandes entreprises et d’un développement de l’actionnariat populaire, le gouvernement est en train de détruire un secteur public particulièrement dynamique, de mettre fin au système indispensable de l’économie mixte et de déstabiliser de très importantes entreprises privées. Nul ne sait en effet comment se définiront les stratégies des entreprises privatisées, et comment se réorganiseront les alliances entre les groupes. Nul ne peut affirmer que ces groupes n’éclateront pas, ou ne passeront pas sous contrôle étranger.

Qu’on ne vienne pas nous raconter que le gouvernement veille au grain et qu’il placera des amis sûrs. Les gouvernements changent et le monde des affaires est étranger à l’amitié. Il faut crier que la politique de privatisation est une folie. Elle va faire éclater l’ensemble du dispositif industriel et financier français en une période de guerre économique et de profondes mutations techniques. Elle va priver le gouvernement de moyens d’action décisifs pour défendre l’indépendance nationale, aménager le territoire, et soutenir l’emploi. Elle va priver la nation d’une propriété collective qui faisait une partie de sa force et de sa richesse. Elle va transformer les travailleurs du secteur public, aujourd’hui vendus avec les meubles, en une addition d’individus plus exposés que jamais aux caprices des patrons et à la violence du fameux « marché ».

Au total d’immenses dégâts, humains et économiques, vont être commis pour boucler un budget démagogique et incohérent. Que vienne le temps de la résistance. Face à une action déterminée, à Air France comme dans les universités, le gouvernement s’empresse de capituler. Dans le domaine industriel, il faut l’empêcher de tout casser.

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(1) l’excellent article du professeur François Morin, « Le Monde », 29 juin 1993.

Editorial du numéro 609 de « Royaliste » – 15 novembre 1993

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