La crise de la zone euro est entrée dans une nouvelle phase le 5 mai, lorsque le Tribunal constitutionnel fédéral d’Allemagne a rendu son arrêt sur les mesures prises en 2015 par la Banque centrale européenne (1). C’est une phase décisive car la question latente de la souveraineté vient d’atteindre, en Allemagne, le point où elle devient conflictuelle. Ce conflit ne nous fait pas entrer immédiatement dans la phase terminale de la crise, mais il l’annonce.

Pour prendre la mesure de l’enjeu (2), il importe de ne pas inscrire l’arrêt du Tribunal de Karlsruhe dans l’affrontement fantasmé entre les “progressistes” et les populistes français. La cour constitutionnelle allemande se détermine selon des principes juridiques qui sont communs aux démocraties mais aussi selon des normes propres à l’Allemagne, qui engendrent des débats spécifiquement allemands.

Les principes invoqués par les juges de Karlsruhe sont connus. Dans l’arrêt “Lisbonne” rendu le 30 juin 2009, le Tribunal avait souligné le caractère non-démocratique de l’Union européenne qui n’est ni un Etat fédéral ni un Etat national mais un « regroupement d’Etats » (Staatenverbund) qui demeurent souverains. Mais cette « union conventionnelle régie par des traités ne saurait être réalisée de telle manière qu’il ne resterait plus dans les Etats membres de marge d’action suffisante à l’égard de la vie économique, culturelle et sociale ».

C’est pourquoi le Parlement allemand s’est vu reconnaître le 22 septembre 2009 des pouvoirs de participation aux procédures qui concernent les directives et les amendements aux traités. Comme il n’existe pas de “peuple européen unifié” qui pourrait fonder un système politique légitime, c’est la République fédérale d’Allemagne qui est tout à la fois légitime dans ses institutions et souveraine dans ses décisions. « Les Etats membres demeurent les maîtres des traités ».

L’arrêt du 5 mai 2020 est dans la logique de l’arrêt “Lisbonne” mais va beaucoup plus loin. Saisie de très nombreux recours contre les mesures prises par la BCE en 2015, le Tribunal constitutionnel juge que la Banque centrale allemande (Bundesbank) aurait dû former un recours pour contester sa participation au programme PSPP de rachats de titres publics – et que le gouvernement fédéral ainsi que le Bundestag auraient dû s’assurer que la Bundesbank avait bien formé son recours. Motif ? Les mesures prises par les organes de l’Union “ne sont pas des actes de puissance publique” et la BCE a outrepassé sa compétence en intervenant dans la politique économique des Etats. De fait, elle a participé indirectement au financement de la dette des Etats ce qui est contraire à l’orthodoxie monétaire allemande. Le Tribunal affirme en effet que le programme de la BCE nuit aux épargnants allemands…

Comme la Cour de justice de l’Union européenne avait entériné le programme PSPP de la BCE, les juges de Karlsruhe s’en prennent violemment à cet organisme. Pour le Tribunal constitutionnel, il s’agit d’un avis qui n’est pas “intelligible” et d’une “interprétation objectivement arbitraire des traités” qui ne saurait lier les autorités politiques nationales. En conséquence, la cour de Karlsruhe affirme que la Bundesbank ne peut plus participer à l’exécution du programme PSPP d’achat de titres obligataires… à moins de prouver dans les trois mois que ce programme n’est pas “disproportionné par rapport aux effets de la politique économique et budgétaire”.

Cette mise en demeure provoque frayeurs et fureurs à Bruxelles et Francfort : si la Bundesbank ne peut plus racheter de titres publics selon les dispositions actuelles, la situation deviendra insupportable pour les pays les plus endettés – dont l’Italie – et la zone euro explosera. En Allemagne, le débat n’oppose pas les gentils pro-européens et les méchants populistes mais les partisans de l’orthodoxie monétaire, membres du FDP ou de l’Afd qui voudraient que la BCE respecte à nouveau leurs principes, les défenseurs de “l’intégration européenne” qui déplorent la décision de Karlsruhe et ceux qui tentent de concilier, à droite et à gauche, des positions inconciliables.

On se tiendra éloigné de ces querelles, pour mieux souligner deux constats :

La Cour de justice de l’Union européenne a opéré un coup de force en 1964 lorsqu’elle a décidé en tout arbitraire de plaquer un ordre juridique de son cru sur une organisation régie par le droit international. Elle est disqualifiée.

La Banque centrale européenne et l’ensemble des organes formels et informels qui régissent la zone euro constituent un système de contraintes d’autant plus inacceptable qu’il interdit les mesures de monétisation de la dette, de dévaluation monétaire et de protection de l’économie nationale qui permettraient de faire face à la crise.

Qu’on en finisse, au plus vite, avec l’euro.

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(1) Il s’agit des décisions portant sur le programme élargi d’achats d’actifs de titres publics, PSPP en anglais, qui permet à la BCE d’acheter des titres publics sur le second marché. Cf. sur mon blog les explications de Frédéric Farah.

(2) Pour une analyse complète de la décision de la Cour de Karlsruhe, lire l’entretien accordé par Coralie Delaume au Figaro, le 14 mai.

Editorial du numéro 1190 de « Royaliste » – Mai 2020

 

 

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