La fragilité yougoslave

Oct 31, 1984 | Chemins et distances

 

Par les moustaches de Plekszy-Gladz, la Yougoslavie est un pays compliqué. Je dirais même plus : un pays très compliqué.

Si vous ne connaissez pas la Yougoslavie, ouvrez le « Sceptre d’Ottokar » aux pages 24 et 25. Vous vous souvenez ? Alors qu’il se rendait en avion de Prague à Klow, capitale de la Syldavie, Tintin est passé par la trappe ouverte par les odieux comploteurs. Heureusement, il tombe dans une charrette de foin. Des paysans le conduisent au poste de gendarmerie d’un petit village : des maisons aux toits rouges, un minaret, la montagne en arrière-plan…

Qui parcourt aujourd’hui la Yougoslavie retrouvera sans peine les paysages de Tintin. En Bosnie, les paysans portent encore le fez, battent le blé avec des fourches de bois et conduisent les mêmes charrettes vers les villages aux minarets effilés. A la frontière ou dans les villes, en croisant douaniers et miliciens, comment s’empêcher d’évoquer les moustaches de Plekszy-Gladz, même si ce symbole est celui de la Bordurie, l’inquiétant voisin ?

Ces références littéraires et politiques (« Le Sceptre d’Ottokar » est un traité de légitimité) ne doivent pas faire négliger l’essentiel. La Yougoslavie échappe à celui qui en retiendrait seulement la beauté des paysages et le charme des scènes de l’ancien temps. Cette terre est d’abord celle de la tragédie et les peuples qui y vivent semblent voués à tous les malheurs. Misère, invasions et ruines tissent l’histoire des Slaves du Sud et les marquent encore. Misère de certains villages serbes, des montagnes du Monténégro, du Kossovo, certes moins grande qu’il y a dix ans, mais toujours visible dans le vieux quartier de Pristina et dans les bourgades bosniaques. Oppression étrangère turque, autrichienne, bulgare, allemande – et cette impitoyable guerre de libération qui fut aussi une guerre civile opposant Partisans et Tchetniks (1), Croates et Serbes, Serbes et Turcs (2). Menace permanente des tremblements de terre qui ont ravagé, ces dernières années, Skopje, Banja Luka, Kotor, Cetinje.

Il y a l’angoisse, mais aussi la paix. Quoi que l’on pense de Tito, de sa façon de conduire la guerre et d’établir son pouvoir, le Maréchal fait figure de héros fondateur qui maintient, par-delà la mort, un minimum d’unité et la paix entre ces peuples si divers. Comme Dimitrov en Bulgarie, comme Mustapha Kemal en Turquie, son nom, son portrait et sa statue sont partout, symbolisant l’identité yougoslave, l’indépendance nationale et la révolution de l’après-guerre. Tito contre Hitler, Tito contre Staline, Tito pour le progrès économique et social, Tito l’autogestion… Voici quelques années, en Europe occidentale, certains qui tentaient de sortir le communisme de sa gangue stalinienne s’efforcèrent de présenter un modèle yougoslave. Las ! Même s’il est moins visiblement totalitaire, contraignant, sectaire, il n’y a pas de libertés démocratiques et toute contestation du régime est durement sanctionnée.

Résistant et communiste incontestable, ancien compagnon de Tito, Milovan Djilas, aujourd’hui en résidence surveillée après de nombreuses années de prison, en sait quelque chose. L’autogestion n’est qu’une façade, et l’inégalité entre les classes comme entre les régions est immédiatement sensible. Il y a toujours des bourgeois et des prolétaires et il suffit parfois de faire quelques dizaines de kilomètres pour changer de monde et de temps. C’est tantôt l’aisance Slovène ou dalmate, tantôt la pauvreté bosniaque ou monténégrine. Tantôt le modernisme agressif des villes prétentieuses et laides (Titovo Ucize en Serbie est un modèle du genre) tantôt le 19ème siècle ou le Moyen-Age. La Yougoslavie est faiblement socialiste. Est-elle vraiment yougoslave ? La réponse ne peut être immédiatement donnée. Sans doute, la monarchie, puis Tito, ont tenté de constituer, à partir d’éléments divers ou franchement disparates, un ensemble. Mais les paysages mêmes disent la distinction ou la séparation. C’est là ce qui rend la Yougoslavie si fascinante : cette présence de l’histoire dans le paysage, cette possibilité qu’il nous donne de la lire directement. A un kilomètre près, on sait où se trouvent les anciennes frontières de l’Empire ottoman, quels furent les domaines de l’Italie et de l’Autriche. Mais attention. Cette simplicité première devient factice au fur et à mesure qu’on avance vers le cœur du pays. Il est vrai que les clochers, les villes et les paysages de Slovénie forment une unité, que la côte dalmate, de Rijeka (Fiume) à Dubrovnik (Raguse) est, de ville en ville, évidemment « italienne ». A Ljubljana (Laibach), à Split, Zadar ou Trogir, nous sommes en pays catholique latin. Mais plus loin c’est l’étonnant mélange des peuples, des langues, des alphabets, des religions, de l’Orient et de l’Occident, de l’islam et du catholicisme orthodoxe.

A Sarajevo, les imposants bâtiments autrichiens jouxtent la ville turque, avec son bazar et ses mosquées. A Jacje, en Bosnie, à Pristina dans le Kossovo, à Prizren et plus loin encore vers le lac d’Orhid, les hommes et les femmes sont habillés à la turque, fez et pantalons bouffants. Les plus vieux sont nés sous l’Empire turc et ni les guerres ni le progrès n’ont changé leurs habitudes. A Skopje, il y a des Albanais, des Turcs, des Macédoniens, des Serbes ; à chacun sa mosquée – l’une pour les bourgeois, l’autre pour les paysans – son théâtre, ses salles de cinéma, sa presse en alphabet cyrillique ou latin. Et le vieil avocat qui nous guide ne manque pas de prier Allah dans chaque mosquée tout en affirmant, devant un thé albanais, sa croyance au Dieu catholique et sa ferveur révolutionnaire. Là-bas, la « différence culturelle » est reconnue, et intensément vécue. Si la Yougoslavie a une existence, c’est par cette diversité étonnante, dans ce mélange de tant de nationalités, qui n’est peut-être qu’une juxtaposition.

L’unité yougoslave est trop récente, l’ensemble formé est trop complexe pour ne pas être fragile. Depuis la mort de Tito, les mauvais signes se sont multipliés. Les régions tendent à se replier sur elles-mêmes, une agitation fondamentaliste est perceptible en Bosnie, où plusieurs intellectuels musulmans ont été lourdement condamnés l’année dernière, et le Kossovo, en proie à une agitation albanaise, a connu trois années d’état de siège. « Les Albanais peuvent beaucoup donner ; ils peuvent aussi beaucoup prendre », disait l’avocat macédonien… Violence de l’Etat, violence latente des communautés nationales et religieuses, violence d’une crise économique facteur d’endettement et de pénuries, violence de la modernisation qui détruit les anciennes manières de vivre et de penser, l’avenir de la Yougoslavie est, une fois encore, problématique. Mais il y a cette longue familiarité avec le malheur, et la volonté probable de ne pas y retomber. Même en Yougoslavie, le pire n’est jamais tout à fait certain.

***

(1) Tchetniks : résistants royalistes serbes commandés par le général Mihailovic. Le général de Gaulle ne pardonna jamais à Tito l’exécution de ce dernier.

(2) Cf. Milovan Djilas, Une guerre dans la guerre, Laffont.

Article publié dans le numéro 413 de « Royaliste » – 31 octobre 1984

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