La nature, cette vue de l’esprit

Mai 20, 1991 | Partis politiques, intelligentsia, médias

L’amour de la nature est largement partagé, et la nécessité de la protéger paraît d’une telle évidence qu’une critique de l’engagement écologique et de son concept fondamental a aujourd’hui du mal à se faire entendre. Sans doute admet-on volontiers qu’il n’y a pas de vérité première qui ne mérite d’être examinée de plus près, mais la nature semble faire exception tant elle est facilement sacralisée. Mettre en question la nature, même de manière toute philosophique, c’est s’exposer à la riposte violente de qui se sent agressé dans son rapport à l’origine, dans sa quête religieuse d’une absolue pureté.

Pourtant, il faudra bien admettre un jour ou l’autre que la Nature est une… vue de l’esprit, que l’écologie ne va de soi ni dans sa définition ni dans son combat, et que la dénonciation heideggérienne de l’arraisonnement du monde par la technique à cause de Descartes n’est qu’une invention romanesque. Telles sont quelques unes des réflexions sacrilèges et stimulantes qui nous viennent du colloque Maîtres et possesseurs de la nature réuni à l’initiative du ministère de l’Environnement et dont les actes viennent d’être publiés (1).

Le titre de l’ouvrage fait évidemment allusion à la célèbre formule qui a permis à Heidegger et à tant d’autres, avant et après lui, de nous raconter une bien triste histoire : sitôt proclamé « maître et possesseur de la nature » par Descartes, l’homme s’est rué sur Dame Nature pour lui fait subir les pires outrages. En d’autres termes, la volonté de puissance trouve son aboutissement dans l’enfer technique, qui déracine l’homme et détruit le monde. Or il suffit de relire Descartes en compagnie de François Guéry (2) pour s’apercevoir à quel point la citation est abusivement exploitée. D’abord par qu’on oublie qu’il s’agit de se rendre « comme maîtres et possesseurs », ce qui atténue singulièrement l’ambition du philosophe. Ensuite parce que Descartes se contente de faire référence aux métiers des artisans, qui permettent d’utiliser les forces et les actions de la nature (le moulin utilise le vent pour moudre le grain) sans que l’on puisse interpréter la phrase comme une invitation à la démesure technicienne. Enfin parce que cette maîtrise a en vue la « conservation de la santé », rien de plus, rien de moins.

Que justice soit rendue à Descartes ne sauve certes pas une nature « dénaturée » par l’homme et ses œuvres. Encore faudrait-il qu’on nous dise ce qui est regretté (le bon sauvage ? l’ordre éternel des champs ?), ce qui est espéré et surtout ce qu’il en est de cette nature personnifiée (elle souffre, elle se venge, elle meurt…) mais évanescente. Cette Nature que nous disons aimer, que nous croyons connaître, que nous voulons sauver a pour première caractéristique d’être insaisissable. « La nature n’est jamais elle-même », dut François Guéry : c’est un passé antérieur à la technique et à l’homme, donc une réalité inconnaissable, ou c’est un projet écologique qui est mal défini. Dès lors, comment parler de dénaturation ? Et peut-on donner en modèle un ordre naturel régi par la sélection des espèces ?

On croit échapper à cette difficulté conceptuelle par les exemples concrets des saccages et des pollutions qui affectent la nature – c’est-à-dire les plages, les forêts, l’herbe tendre. Ces désastres ne sont pas niables, leurs auteurs doivent être condamnés, mais en fait de quoi parle-t-on ? Des paysages, c’est-à-dire d’une création humaine dont l’origine se trouve dans l’art et plus encore dans la théologie comme l’a montré Anne Cauquelin dans un beau livre (3). Quant aux arbres, nous oublions qu’il faut des hommes pour les planter et un code pour les protéger comme le rappelle François Dagognet. Mais l’immensité de la mer, les grottes profondes, les neiges éternelles ? Les marins, les spéléologues et les alpinistes ne peuvent aborder ces milieux sans le secours d’équipements plus ou moins complexes. Et les habitants du Bangladesh savent ce qu’il en coûte d’être exposés à des éléments naturels non-maîtrisés : l’écologie, pour eux, retrouve sa définition première – habiter le monde, donc construire pour se protéger des catastrophes naturelles. Ne confondons pas la nature avec l’agrément d’une plage d’été ou avec les charmes d’un pays exotique à quelques heures de vol de Paris et hors des mois de mousson.

A cette écologie nécessaire, effectivement constructive et raisonnablement conçue par l’homme et pour l’homme, s’oppose l’écologisme de certains groupes maximalistes et pervers. Leur nostalgie du paradis perdu peut sembler innocente mais on ne remarque pas assez que « l’agonie de la nature se confond avec l’aurore de l’homme, son histoire même, le surgissement de l’Esprit ». Cette réflexion de François Guéry rejoint celle de Raphaël Larrère qui voit dans l’écologie – conçue comme idéologie de la nature – « le geste d’exclusion de l’homme ». L’étude des premières utopies écologistes (Jean-Jacques Rousseau, l’ingénieur Rauch), et l’analyse du concept d’écosystème montrent en effet que l’homme est exclu de la nature, non pas comme vivant parmi d’autres vivants, mais comme être pensant, inscrit dans des rapports sociaux matériels et symboliques. Exclusion absurde puisqu’un écosystème n’est pas intelligible par lui-même mais en fonction d’une histoire politique, culturelle, sociale, scientifique… D’où une conséquence parfaitement rigoureuse : si l’écologie considère l’homme comme un simple vivant, si elle veut être la science de la nature conçue comme écosystème, alors l’écologie n’a rien à dire et ne doit rien dire sur les enjeux sociaux et politiques – puisque la science dont elle se réclame exclut de son domaine tout ce qui est social et politique.

A cette contradiction interne qui touche l’écologisme radical, s’ajoutent deux caractéristiques dont il faut s’inquiéter. D’une part, l’idéologie de la nature fonctionne comme celle du marché, l’une et l’autre exigeant de l’Etat qu’il se soumette à des lois non-humaines., à la bienfaisance d’un ordre spontané… qui n’est rien d’autre que celui de la lutte entre les espèces et de la concurrence sauvage entre les firmes et entre les individus. D’autre part, selon Gert Gröning, l’écologisme ne se serait toujours pas débarrassé de ses fantasmes racialisants. Ainsi en Allemagne où l’on réclame, dans l’esprit du début du siècle, et surtout dans l’esprit du national-socialisme, qu’on bannisse les plantes exotiques, étrangères au jardin allemand…

Contre les illusions et les fantasmes de l’idéologie de la nature, penser l’écologie comme manière d’habiter le monde sans perdre notre relation avec lui : telle est la tâche à laquelle nous sommes conviés.

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(1)    Maîtres et protecteurs de la nature, sous la direction de Alain Roger et François Guéry – Editions Champ Wallon, 1991.

(2)    Auteur d’un ouvrage sur La société industrielle et ses ennemis, Olivier Orban, 1989.

(3)    Cf. Anne Cauquelin, L’invention du paysage, Plon, 1989.

 

Article publié dans le numéro 559 de « Royaliste » – 1991

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