La nation est-elle, par essence, esclavagiste et colonialiste ? Près d’un demi-siècle après la fin de notre aventure coloniale, certains le pensent et s’affirment « Indigènes de la République ». Mais d’autres citoyens se taisent sur les guerres coloniales tandis que les anciens militants algériens de la guerre d’indépendance se taisent sur les raisons de leur installation en France. Il est résulte, pour la jeune génération issue de l’immigration, de graves malentendus qu’Yves Lacoste contribue magistralement à dissiper.

Il y a malaise dans la nation, à cause du sempiternel débat sur « l’immigration ». On sait qu’il charriedepuis une trentaine d’années beaucoup d’interprétations et de représentations contradictoires mais, comme tout malaise, il résulte aussi de silences et d’ignorances. Ces derniers temps, la démagogie ouvertement xénophobe des sarkozistes a alourdi le climat, tandis que des chroniqueurs se faisaient une douteuse célébrité en répétant devant un micro ce que le Front national assène depuis sa fondation.

On ne sortira de ces polémiques qu’en se plaçant sur le terrain de la lutte de classes et des révolutions économiques à accomplir. Mais il faut aussi se soucier des incompréhensions et des révoltes exprimées par de jeunes Français issus de l’immigration à cause des circonstances historiques dont leurs parents ou leurs grands parents ont été les acteurs et parfois les victimes. A ce passé occulté ou grossièrement schématisé, se sont ajoutés récemment des théories (le « choc des civilisations »), des thèses polémiques (les études postcoloniales), des phénomènes religieux (l’islamisme) qui ont ajouté à la confusion. Mais comment en sortir alors que l’aile xénophobe de la sarkozie a tout intérêt à entretenir ou à créer des tensions ethnoculturelles qui rejettent à l’arrière-plan, au moins dans les médias, les conflits sociaux ?

Yves Lacoste propose d’emprunter le chemin malaisé de la complexité historique et de la rigoureuse analyse géopolitique en utilisant un livre-guide de 400 pages (1) d’où sont exclues les mièvreries compassionnelles et les censures complices de la vieille gauche anticolonialiste. La démarche scientifique de l’auteur est d’autant mieux assurée qu’elle se double d’une expérience concrète acquise au Maroc, pays d’enfance et premier terrain du jeune géographe, aux côtés de militants algériens pendant leur lutte pour l’indépendance puis dans un grand ensemble de la banlieue parisienne. Ce savoir théorique et pratique est mobilisé pour faire découvrir aux Français – et tout particulièrement aux jeunes issus de l’immigration algérienne – ce que fut l’histoire de la colonisation et de la décolonisation afin de les aider à prendre la mesure de cet héritage si difficile à assumer.

Sans sous-estimer les difficultés rencontrées par les enfants et petits-enfants d’immigrés venus de l’Afrique sub-saharienne et de l’ancienne Indochine française, il faut souligner l’importance des pages consacrées à l’Algérie en raison du grand nombre d’immigrés et de descendants d’immigrés algériens en France, des souvenirs douloureux de la guerre d’indépendance pour les Algériens, les Pieds-Noirs et les anciens soldats du contingent. On comprend que beaucoup de Français se représentent l’immigré (ou supposé tel) comme un maghrébin, et le maghrébin comme un Algérien considéré par les plus âgés selon les clivages engendrés par la tragédie algérienne.

Parmi beaucoup d’autres vérités bonnes à dire, Yves Lacoste nous apprend ou nous rappelle quelques faits qui éclairent les débats actuels :

La conquête de l’Algérie n’est pas le résultat d’un projet médité de colonisation puisqu’« …en 1830, le gouvernement français ne se décida à l’expédition d’Alger qu’après trois ans d’atermoiements et qu’une dizaine d’années plus tard il ne s’agissait encore officiellement que d’une occupation restreinte et temporaire ».

L’indépendance algérienne ne fut pas la conséquence d’une défaite militaire (il n’y a pas eu l’équivalent de Diên Biên Phu), ni le résultat de l’anticolonialisme militant mais l’effet de la décision politique prise par le général de Gaulle et entérinée par référendums.

La lutte des indépendantistes s’est étendue au territoire métropolitain et a été marquée par de sanglants affrontements entre les militants du Mouvement nation algérien (MNA) de Messali Hadj et ceux du Front de libération nationale (FLN). Un autre conflit éclata en août 1962 lorsque les troupes de l’Armée de libération nationale (ALN) cantonnées au Maroc et en Tunisie rentrèrent en Algérie sans avoir combattu, prirent le contrôle des maquis mais se heurtèrent violemment au combattantsde la Wilaya III (Kabylie) et elles réprimèrent dans le sang l’insurrection kabyle de 1963.

Cette insurrection méconnue a une grande importance car ce sont les Kabyles vaincus qui vinrent se réfugier en France et y faire leur vie alors qu’ils avaient combattu les troupes françaises. Misère de la vision ethnique : ceux que les « Français de souche » regardent comme des Arabes fiers de leur victoire sur le colonialisme sont en fait des Kabyles réfugiés qui ont choisi la France et dont les enfants et petits-enfants sont français ! N’oublions pas non plus les harkis parqués dans des camps, rejetés par les Algériens comme traîtres et par maints Français comme des « immigrés arabes »… Une partie du malaise des jeunes issus de l’immigration vient du fait que leurs parents ont gardé pour eux cette histoire complexe et cruelle sur laquelle beaucoup de citoyens français contemporains des « événements » ont eux aussi fait silence.

Bien entendu, beaucoup d’autres migrants sont venus s’installer en France, en provenance d’autres pays européens (Espagne et Portugal) et asiatiques. Il est intéressant de noter que les Chinois de Paris forment une véritable communauté, la plus étrangère de toutes par sa langue, sa culture, ses réseaux de solidarité ; pourtant, elle n’a jamais fait l’objet de la moindre campagne xénophobe ce qui tend à démontrer qu’on a plus peur du « presque » même que de l’autre. Ce point n’est pas pris en considération dans le débat public : depuis bientôt trente ans, ce sont les « jeunes (maghrébins) des banlieues » qui sont l’objet des polémiques et de la cascade de lois par lesquelles ont prétend régler le problème. Il est vrai que les « jeunes des quartiers » se signalent par des actes violents, les émeutes de 2005 faisant date dans notre histoire sociale.

Les graves événements de novembre 2005 s’inscrivent dans l’histoire de la société française – non dans la préhistoire d’une guerre ethnique que certains chroniqueurs parisiens jugent inéluctable. L’enquête de l’association ACLEFEU réalisée auprès de jeunes de 126 communes abusivement désignées comme « ghettos » montre que les revendications des questionnés sont de même nature que celles de l’ensemble des Français des milieux modestes : d’abord l’emploi, puis la hausse du SMIC et de l’ensemble des salaires, l’égalité entre homme et femmes, la lutte contre les délocalisations et les licenciements abusifs, l’accès égal aux services publics et aux loisirs – la seule revendication spécifique concernant l’abolition de la loi sur le port du voile.

Une politique de protection économique et de réindustrialisation assortie de hausses massives de salaires réalisées dans une autre logique monétaire et financière devrait permettre de résoudre une partie du malaise des jeunes qui se trouvent socialement marginalisés. Mais cela ne fait pas les affaires de l’oligarchie qui exploite les immigrés et les jeunes Français prolétarisés tout en les présentant comme des groupes dangereux contre lesquels on braque des armes juridiques qu’on suppose électoralement rentables. A l’opposé, des intellectuels et des enseignants de gauche se sont entichés des postcolonial studies et adhèrent peu ou prou à la thématique des « Indigènes de la République ».

Lancées par une féministe indienne lectrice de Jacques Derrida, les postcolonial studies établissent le schéma d’une domination qui continuerait d’accabler diverses populations, tout autant que les femmes soumises au machisme. Les études postcoloniales (sans tiret) s’opposent à l’analyse du phénomène post-colonial compris comme conséquence d’une période coloniale révolue. C’est dans la perspective de l’anticolonialisme radical que fut publié en janvier 2005 le manifeste des «Indigènes de la République » : on y déclare que « la France reste un Etat colonial » qui exploite les départements et territoires d’Outre Mer et qui traite comme des colonisés les groupes issus de la colonisation.

Cette mise en scène d’un conflit fantasmé séduit des intellectuels et surtout des enseignants qui peuvent tenter d’évacuer dans un anticolonialisme abstrait leur mauvaise conscience de citoyens d’une ancienne nation colonisatrice. Avec raison, Yves Lacoste montre que le nouveau discours anticolonialiste procède d’une négation radicale du mouvement historique général et de l’histoire des peules qui ont mené, chacun à sa manière, un combat politique pour une décolonisation qui s’est effectivement réalisée. Sous la bannière brandie des droits de l’homme, sous l’appel des «indigènes »  à la mobilisation, perce un réel mépris des peuples et des populations qu’on prétend vouloir libérer. Mépris des conditions effectives dans lesquelles se construisent les nations après l’indépendance. Mépris des citoyens français issus des immigrations africaines, qu’on enferme dans une souffrance abstraite et sans fin alors que beaucoup participent activement aux révoltes qui secouent les usines et aux manifestations de masse comme nous l’avons constaté lors de la bataille pour les retraites.

C’est dire que la question post-coloniale trouvera sa réponse dans la nation française, qu’elle aura contribué à transformer, selon un projet politique conçu pour l’ensemble des citoyens. On ne le sait que trop : les droites radicales (nationaliste et sarkozyste) et l’extrême-gauche préfèrent nous faire peur en fabriquant tantôt des ethnies nuisibles à notre culture traditionnelle, tantôt des «colonisés » écrasés par la domination occidentale. Pendant que se poursuivent de sempiternels bavardages, l’étude du livre magistral d’Yves Lacoste nous évitera de perdre notre temps en vaines polémiques.

***

(1) Yves Lacoste, La question post-coloniale, Une analyse géopolitique, Fayard, 2010.

 

Article publié dans le numéro 990 de « Royaliste » – 2011

 

Partagez

1 Commentaire

  1. Rachid Rahouadj

    Cher Monsieur,
    Je vous remercie sincèrement pour cet article qui nous incite à emprunter le chemin de la vérité et donc de la liberté.
    Ce ne sont pas tant les détails que vous avancez dans cette analyse qui permettent de convaincre, que l’esprit dans lequel vous appréhendez la « question post-coloniale ». Je parle d’esprit, je devrais plutôt employer le mot « humanisme », car c’est ce que l’on perçoit en filigrane dans vos propos.
    Si je puis me permettre, le principal point qui constitue encore un motif de (relative) distance par rapport à vos points de vue, se situe en particulier dans votre appréciation de la « question Marine Le Pen ». Le médias (Dieu sait s’ils nous sont confisquées !) mettent souvent en exergue les propos xénophobes de Madame Le Pen. Même si ses propos sont extraits de leur contexte, comme vous le précisez avec justesse, on ne peut nier qu’ils aient été formulés, ce qui en soit est humainement, moralement rédhibitoire.
    Par ailleurs, les propos de Marine Le Pen ne font dans la dentelle; on y amalgame gentiment des notions extrêmement disparates : Arabe, Algériens, Immigrés, Musulmans, Islamisme, Terrorisme, Délinquance, etc… En conséquence, il devient difficile lorsque l’on est un citoyen « normal », aimant son pays, mais ayant un parent maghrébin (dont le seul défaut a été d’avoir été mobilisé pendant la seconde guerre), de ne pas se sentir touché d’une façon ou d’une autre par le spectre xénophobe multidirectionnel et extrêmement large des discours de Madame Le Pen. Je vous dis cela en toute sincérité, car bien qu’étant français, ces propos me blessent profondément. Et, même si les « questions soulevées » sont de première importance sur le plan social et qu’elles correspondent à de réels problèmes, il n’en demeure pas moins vrai qu’elles sont présentées de façon malhabile, voire humiliante. Le problème de Marine Le Pen, c’est qu’elle est la fille de son papa…et que la méthode du père a accouché de celle de la fille.
    Honnêtement, et d’un point de vue rationnel, sommes-nous obligés de solliciter l’intelligence lepenienne pour nous faire prendre conscience de ces véritables difficultés sociales, et pour la prier de nous les interpréter ?
    Notre pays ne contient-il pas suffisamment de sociologues et de penseurs, de savants dont le métier consistent à dresser objectivement et scientifiquement l’état de notre société? Et dont tout le travail consiste précisément à tenter de comprendre la genèse des faits sociaux.
    Personnellement, je pense que le recours aux Le Pen est non-seulement non-nécessaire, mais également périlleux, voire dangereux.
    Je vous réitère mes remerciements, puisque les pistes de réflexion que vous nous suggérez me seront certainement sources de richesse.
    Salutations reconnaissantes.
    Rachid Rahouadj