Dans “L’archipel français” présenté dans notre dernier numéro (1), Jérôme Fourquet publie des analyses qui sonnent comme un tocsin : si nous laissons se prolonger les tendances relevées, notre société éclatera sous l’effet de multiples violences. Pour la France, l’action salutaire est nécessairement révolutionnaire.

Un sociologue établit des constats, qui relèvent de la critique scientifique. Ces constats ne sont pas des fatalités mais peuvent devenir telles si l’on ne fait rien contre les phénomènes négatifs qui en sont à l’origine. Le propre de l’action politique est de refuser les destins assignés, de contrarier ou d’inverser le cours des choses. Il est possible que la France éclate dans une guerre de tous contre tous, ultime aboutissement de l’ultralibéralisme, qui s’accompagnerait de violences intercommunautaires résultant de l’affaiblissement de l’Etat. Il est nécessaire de combattre ces tendances mortifères sans rien céder aux fantasmes réactionnaires. Personne ne fera renaître la France des années soixante, d’ailleurs nostalgique de son passé rural, mais nous pouvons agir de telle sorte que la France se réinvente elle-même, dans la fidélité à son histoire, comme elle a toujours su le faire.

Comment ? Les actions politiques à mener dépendent de la nature des bouleversements et des transformations qui nous affectent.

Il y a des phénomènes qui échappent à la volonté politique. La fin de la structuration religieuse de la société française, parmi tant d’autres, est le résultat d’une longue histoire que l’Etat ne peut arrêter et dans laquelle les formations politiques doivent se garder d’intervenir. Mais il est intéressant de noter avec Jérôme Fourquet l’amorce d’un mouvement de sortie de la religion musulmane – qui peut d’ailleurs provoquer de fortes réassurances identitaires. Le recul du mariage échappe lui aussi à la volonté politique, de même que les nouveaux rites sociaux. D’une manière plus générale, la “société des individus” décrite par Marcel Gauchet ne peut évoluer que très lentement dans un sens favorable aux personnes qui subissent ses contradictions et ses violences. Contre la logique impitoyable du “marché”, il faudra que l’Etat et les citoyens s’engagent dans les politiques de resocialisation qui seront évoquées plus loin. Encore faudrait-il empêcher, dès à présent, que la législation ne vienne aggraver les troubles sur les identités en favorisant – par la PMA, par la GPA – des mutations anthropologiques aux conséquences incalculables.

L’archipel français décrit par Jérôme Fourquet est composé de groupes sociaux et de territoires qui s’éloignent les uns des autres. Le risque n’est pas la guerre civile désirée par quelques agitateurs médiatiques mais la sécession, l’exil intérieur, les replis communautaristes, l’évasion dans les univers technologiques selon les pentes observées depuis trente ou quarante ans.

La réintégration de la France périphérique par rééquilibrage des activités dans l’ensemble national implique une politique centrale de réaménagement du territoire. Celle-ci devra développer les réseaux de transports publics et concevoir un nouvel urbanisme redonnant la primauté aux architectes sur les promoteurs. Il faudra prendre en compte les impératifs écologiques et le souci esthétique dans les quartiers qui devront être réorganisés et pour les immeubles qui seront à reconstruire. Cette politique urbaine sera massivement créatrice d’emplois bien rémunérés et permettra la disparition des réseaux de l’économie parallèle.

Le fait multiculturel peut se résorber progressivement par absorption dans l’ensemble national – comme ce fut le cas naguère pour maints groupes et communautés – à trois conditions : récuser toute politique multiculturelle ; réunifier l’enseignement ; renforcer l’étude de la langue et de la culture françaises. Il faudra tarir les financements étrangers – saoudiens, étatsuniens – des associations œuvrant sur le territoire national, interdire le financement indirect d’établissements religieux par certaines municipalités et contrôler étroitement les émissaires religieux étrangers. L’intégration des populations issues de l’immigration doit se faire par le travail, autant que par l’école.

Les nouvelles technologies et leur exploitation par les GAFAM créent une surveillance et un fichage généralisés ainsi que des possibilités inouïes de manipulation des esprits selon les intérêts et l’idéologie des grandes firmes américaines. Les réponses à ces menaces dépendent de la mise en œuvre d’une politique de souveraineté, technique, fiscale et économique dont nous avons récemment précisé les modalités (2). Elle est la condition première d’un reflux de l’américanisation de la France, qui devra retrouver sa pleine indépendance militaire et diplomatique.

L’aménagement du territoire national, l’affirmation culturelle, l’instruction publique, la maîtrise du numérique supposent une nation souveraine, et par conséquent un État que ne soit plus soumis aux contraintes économiques et financières imposées par l’Union européenne. Il faut en finir avec les contraintes de la monnaie unique, récuser le principe ultra-concurrentiel, rejeter la “règle d’or” de l’équilibre budgétaire. Il faut que l’Etat puisse mobiliser l’économie, réindustrialiser le pays et réorienter l’agriculture dans la perspective écologique, protéger les travailleurs, créer la monnaie nécessaire à la réalisation de ces immenses projets… Nous avons montré à de nombreuses reprises qu’une politique de souveraineté impliquait une planification fortement indicative et la nationalisation des secteurs-clés de l’économie. Nous aurons à préciser les modalités d’une politique de justice sociale, dans l’ordre de la participation des salariés à la direction des entreprises et pour une redistribution équitable du revenu national.

La somme des actions à entreprendre pour relancer la dynamique nationale sera de plus grande ampleur que celles mises en œuvre après 1945, en raison de l’impératif écologique. Il n’y a rien à attendre des entreprises privées, qui visent leur profit, et les bonnes volontés associatives ne sont pas à la hauteur des enjeux. La mère de toutes les batailles est politique : il faut arracher le pouvoir politique à l’oligarchie. Telle est la révolution à accomplir. Elle doit être républicaine dans sa volonté de remettre les institutions au service de l’intérêt général, afin que soient posées les conditions de la justice sociale, d’un nouveau modèle de développement économique et d’une politique extérieure indépendante.

Aujourd’hui, aucun parti politique n’est en mesure de rassembler une majorité de citoyens sur un tel projet. En 2017, La France insoumise semblait esquisser une révolution écologique et sociale. Comme le montre Jérôme Fourquet, Jean-Luc Mélenchon avait réuni des ouvriers mais aussi des employés et des membres des classes moyennes, des jeunes diplômés précarisés, des néoruraux et des électeurs issus de l’immigration, avec un fort soutien des salariés syndiqués et de surcroît, un électorat très diversifié en matière éducative. Sur cette base populaire, le candidat était en mesure de reprendre à Marine Le Pen la fonction tribunitienne… avant de tout gâcher par son autoritarisme et ses errances tactiques.

Reste le parti lepéniste, qui a toujours servi de marchepied à ses adversaires de droite et de gauche et qui conduit le pays dans une impasse. Ou bien Marine Le Pen sert à nouveau de repoussoir et elle assure la victoire d’Emmanuel Macron en 2022, ou bien elle remporte la présidentielle, réussit à constituer un gouvernement droitiste de coalition sous son égide après les législatives et fait une politique semblable à celle de Nicolas Sarkozy ou de Salvini : haro sur les immigrés, accord avec le patronat, soumission à Bruxelles puisque l’anti-européisme discursif du Front national a été liquidé après la défaite de 2017. Cela signifie que le Rassemblement national sera amené à trahir la France périurbaine et rurale qui place ses espoirs ou du moins confie ses colères à Marine Le Pen. Un parti qui nie la lutte des classes ne peut représenter une solution quand les enjeux politiques sont largement déterminés par la guerre sociale.

Largement mais pas entièrement ! Il y a un patriotisme fervent qui s’exprime dans le vote lepéniste, qui s’est manifesté, mais moins qu’on ne l’a dit, lors des attentats de 2015 et qu’on observe dans le mouvement des Gilets jaunes. Il y a une nostalgie de l’unité que l’on tente de retrouver lorsque les Bleus sont vainqueurs sur les stades ou lors du sacrifice d’un héros, tel le colonel Beltrame. Et puis, comme l’a souligné Marcel Gauchet (3), il y a les humiliations nationales qui travaillent sourdement un peuple épris de grandeur – au sens gaullien du terme – et qui ont donné dans notre histoire de magnifiques sursauts.

Même si les formations politiques actuelles n’offrent plus le moindre espoir de rénovation ou de révolution, nous savons que la pensée qu’on appellera faute de mieux “hétérodoxe” est aussi riche d’analyses que de projets et nous voyons se développer les luttes sociales en réaction aux réformes d’un gouvernement qui vit très consciemment sous la menace d’une explosion. Ne négligeons pas non plus l’impact des événements extérieurs – tout particulièrement les failles qui apparaissent dans le système monétaire et la fragilité du capitalisme financier. Une fois de plus dans leur longue histoire, les Français seront capables de se surprendre eux-mêmes pour le salut de leur patrie menacée de dislocation.

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(1)    Jérôme Fourquet, L’archipel français, Naissance d’une nation multiple et divisée, Le Seuil, 2019.

(2)    Nombre de propositions simplement évoquées dans cet article ont fait l’objet de motions adoptées par nos congrès successifs. Disponible en format PDF, le recueil de ces motions peut être adressé aux lecteurs qui en feront la demande.

(3)    Cf. Marcel Gauchet, avec Éric Conan et François Azouvi, Comprendre le malheur français, Stock, 2016.

Article publié dans le numéro 1174 de « Royaliste » – Octobre 2019

 

 

 

 

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