La subversion ultralibérale des valeurs

Déc 29, 2000 | Economie politique

Lamentation : on dit que l’homme moderne a perdu le sens des valeurs. Compensation : on célèbre les vieilles traditions et on cultive la nostalgie de l’enracinement. Exhortation : on proclame qu’il faut se battre pour vivre, et savoir se vendre pour réussir dans le monde de la concurrence acharnée. Moralisation : on répète qu’il nous faut accepter des sacrifices pour accéder au paradis de la consommation et, en attendant, on invite les moins pauvres à prendre en charge les exclus. Consolation : aux accidentés de la vie économique, on susurre qu’ils pourraient être morts…

Apparemment confuses ou contradictoires, ces injonctions s’inscrivent dans une tentative de subversion radicale des valeurs de notre civilisation.

 

Battu et rebattu, le thème de l’homme moderne « privé de repères ».

Le constat n’est pas faux, mais il laisse l’individu à son désarroi, si personne ne vient lui expliquer pourquoi et par qui il s’est trouvé réduit à ce triste état. Et son angoisse s’accroît si on évoque une sorte de fatalité (« c’est la modernité, que voulez-vous ! ») ou si on lui suggère que c’est tout de même un peu par sa faute qu’il se trouve aujourd’hui perdu sur le marché mondialisé. Il ne prend pas assez de risques, disent les hauts fonctionnaires libéraux-libertaires ! Aux joies austères du savoir, il préfère des loisirs … qu’on l’incite vivement à consommer. Il n’écoute pas les conseils qu’on lui donne, sous forme de messages télévisés et d’articles normalisateurs.

Ces messages vantent la prétendue douceur de la « société traditionnelle », tandis que les dirigeants politiques prônent la patience, le sacrifice, et la nécessité de l’entraide entre les braves gens. On reconnaît là le prêchi-prêcha des dirigeants « de gauche », qui se flattent par ailleurs d’avoir obtenu la suppression de toute référence religieuse dans la « charte européenne ». La télévision participe à ces injections de moraline en diffusant d’édifiants tableautins sur les « seniors » qui s’occupent des très-vieux et sur les jeunes qui organisent des réveillons pour les trop-pauvres.

Ces dévouements sont admirables, mais leur mise en scène médiatique est ambiguë. Il ne suffit pas d’équilibrer la promotion des produits de luxe par un reportage sur un asile de nuit, ni de lire sur un « prompteur » des mots de compassion pour être moralement impeccable.

Cette remarque annonce-t-elle un jugement encore plus moralisateur ? Non point. Tout en restant dans le cadre d’une critique politique (et rigoureusement laïque) de l’idéologie dominante, il y a lieu de constater que toutes les valeurs qui inspirent notre civilisation sont niées par l’idéologie dominante et détruites par les pratiques ultralibérales.

Cela ne signifient pas que nos « repères » soient perdus. Dans notre pays, des millions de citoyens continuent de vivre selon une conviction religieuse, et les grandes œuvres de philosophies politiques et morales sont disponibles en livre de poche. Mais les principes universels de paix, de justice et de liberté énoncés, au fil de mille conflits et controverses, par le judaïsme, la Grèce antique, le christianisme, l’islam et les différentes formes d’humanisme, font actuellement l’objet d’une entreprise de subversion. Cette opération est d’ailleurs très séduisante dans la mesure où l’idéologie dominante joue sur deux tableaux : elle prétend refléter la « modernité », et elle glorifie ce qu’elle veut anéantir : la tradition (présentée comme passé charmant), le geste charitable, le consensus apaisant.

Il ne s’agit pas de dénoncer un grand complot capitaliste, mais la conséquence logique de l’idéologie ultralibérale. Sa mise en pratique implique que toutes les forces d’opposition soient détruites ou découragées (partis et syndicats réformistes et révolutionnaires) ou discréditées (institutions religieuses) et que les capacités de résistance spirituelle soient anéanties à la suite d’une opération plus ou moins spontanée de dévaluation générale desvaleurs.

Sachant de quoi l’on parle, il faut encore savoir à qui nous parlons :

– Le nihilisme est une philosophie. Ceux qui l’assument en toute rigueur offrent la possibilité d’un débat sérieux. Nous ne l’avons jamais refusé.

– C’est une toute autre attitude que de tenir des discours sur l’éthique et d’entretenir le culte nostalgique des « vraies valeurs » tout en favorisant par tous les moyens la destruction des principes fondamentaux de notre civilisation.

Cette ambiguïté systématique doit être soulignée, afin que chacun prenne ses responsabilités : ou bien l’idéologie ultralibérale et l’anéantissement des valeurs communes à toutes nos traditions de pensée, ou bien la décision d’assurer la transmission et la réévalution des valeurs – que celles-ci aient été progressivement conçues par les humains, ou révélées par le Dieu à ses humaines créatures.

En évoquant quelques-uns de nos principes fondamentaux, et leur négation, on s’apercevra qu’il n’y a pas lieu d’opposer la « modernité » (ultralibérale) et l’ « archaïsme » (religieux et/ ou res publicain) puisque les maux qui nous affectent ont été dénoncés par les religions monothéistes et les grandes philosophies politiques et morales depuis le commencement de notre monde.

Prenons quelques exemples :

Le matérialisme radical qui résulte du calcul de stricte utilité, de la réduction des êtres humain à l’état d’unités plus ou moins rentables, nie le souci politique qui implique le service d’une collectivité humaine définie, selon des principes universelles. Aristote dénonçait (Politique, I, 9) la mauvaise « chrématistique », c’est-à-dire « l’acquisition illimitée de monnaie », qui devient « principe et fin de l’échange », qui est étrangère à l’économie et contraire à la vertu. Le même philosophe dénonçait également le prêt usuraire dont nous sommes accablés, en des termes qui ont été repris par les théologiens chrétiens.

L’idéologie du marché, qui vise l’abolition de tous les obstacles à la concurrence sur l’espace planétaire (globalisation) récuse tout territoire délimité et organisé, à commencer par la nation, mais refuserait aussi une coopération économique européenne qui s’effectuerait dans le cadre de la « préférence communautaire » initialement prévue. Cette tentative de « déterritorialisation »prétend effacer les frontières qui, loin d’enclore, permettent que les nations s’articulent entre elles. Dans l’ordre philosophique, la tradition grecque montre que celui qui vit au-delà des limites de la cité ne peut être qu’une bête sauvage ou un dieu. Et Zaki Laïdia récemment souligné (Royaliste n° 761) que l’idéologie dominante voulait imposer, contre la philosophie commune du temps, la « tyrannie de l’urgence » et la suite désordonnée des instants.

La concurrence absolue est condamnée par la Bible comme l’explique Raphaël Draï dans son ouvrage sur l’économie shabbatique : « La concurrence, la tah’arout, est mortelle parce qu’elle vise la chute d’autrui, son élimination. Il est interdit de rechercher la chute de celui qui doit vivre avec moi » (p. 232). Les traditions juive et chrétienne inscrivent l’économie dans une éthique de la générosité qui implique qu’il y ait don, mise à disposition des biens et circulation constante de l’argent : tout le contraire de la rétention monétaire publique (politiques d’austérité) ou privée (thésaurisation dans le fameux « bas de laine ») et du droit absolu du propriétaire (abus des personnes et des choses).

L’exploitation de la nature jusqu’à épuisement est en contradiction avec le thème biblique de « l’alliance avec la nature » qui implique respect de la création et de tous les êtres vivants. Nous voyons aujourd’hui ce qui arrive lorsque, méprisant l’interdit religieux, on fait manger de la vache à la vache.

Le commerce, qui aujourd’hui conçu comme moyen de maximiser son profit, est conçu par les trois religions monothéistes selon une finalité opposée : la relation entre les personnes, dans l’honnêteté, ce qui implique le refus de la parole trompeuse (le dol), de la manœuvre de pure séduction (tout le contraire de la publicité !), et l’échange selon un juste prix (impossible dans un système « dérégulé »).

La supériorité du contrat de droit privé sur le droit public et sur les principes constitutionnels (thème de l’offensive du Medef sous couvert de « refondation sociale) viole délibérément un principe plurimillénaire : celui de la supériorité des lois non-écrites proclamée par l’Antigone de la tragédie grecque ; celui de la prévalence de la loi divine qui commande l’amour du prochain aux juifs, aux chrétiens et aux musulmans. Dès lors, le patron est, comme toute autre personne, le gardien de son frère : ce qui interdit de considérer le travail comme une marchandise, et les travailleurs comme un matériau qui comporte nécessairement un certain pourcentage de déchet.

La norme de l’efficacité est évidemment contraire à la justice, qui est désigné comme principe de vie sociale et objectif final de toute collectivité politique par le judaïsme, l’aristotélisme, le christianisme, et les philosophies modernes des droits de l’homme. Par conséquent, le système oligarchique (quelques riches s’attribuent le pouvoir politique) qui tend à se substituer à la démocratie est dépourvu de légitimité.

Enfin, le discours du sacrifice, de la purge, de la pénitence, qui prétend justifier les prescriptions de la Banque mondiale (les « programmes d’ajustement structurels ») et la gestion néo-libérale (rétention de monnaie, austérité budgétaire) est, malgré les apparences, étranger à nos grandes philosophies morales, qui visent toutes au bonheur des êtres humains. Délice du chabbat. Eudémonia grecque. Bene vivere des théologiens chrétiens. « Idée neuve » du bonheur dans l’Europe des Lumières… Certes, le bonheur n’est pas la pure jouissance : il suppose des vertus effectivement exercées et s’inscrit dans métaphysique et (ou) une théologie. Mais il y a, chez l’homme religieux, la joie de participer à la dynamique créatrice, de même qu’il y a, chez l’homme de l’humanisme, la volonté de réaliser ici-bas le bien commun – point séparable d’un progrès matériel et moral. Tout le contraire de l’asservissement sans fin qui est imposé à la plus grande partie de l’humanité par un petit groupe d’individus qui sont, stricto sensu, sans foi ni loi.

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Références :

Shmuel Trigano, Le monothéisme est un humanisme, Editions Odile Jacob, 2000.

Raphaël Draï, L’économie chabbatique, Fayard, 1998. (cf. Royaliste 725)

Francis Wolff, Aristote et la politique, PUF, Philosophies, 1991.

Pierre Vidal-Naquet, : Les Grecs, les historiens et la démocratie, le grand écart, La Découverte, 2000.

Bernard Bourdin : « La théologie de l’autorité politique chez saint Thomas »,in Aspects de la pensée médiévale dans la philosophie politique moderne, (sous la direction de Yves Charles Zarka), PUF, Fondements de la politique, 2000. 1999. (cf. Royaliste n°)

Bernard Bourgeois, Philosophie et droits de l’homme, de Kant à Marx, PUF, Questions, 1990.

Marcel Conche, Le Fondement de la morale, PUF, Perspectives critiques. (date ?)

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Article publié dans le numéro 763 de « Royaliste » – 2000

 

 

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