C’est un Français comme les autres. Il est jeune, il travaille et réussit. Il aime le vin et le défilé du 14 Juillet. A l’étranger, il fait aimer la France par le french kiss et dans un mauvais anglais… Mais ce citoyen normal a un problème : il s’appelle Mohamed Bechrouri. Ce qui lui vaut, de la part d’un chroniqueur à la mode, une assignation à résidence dans un autre pays que le sien et dans une autre culture…

 

Devant la maison familiale qu’il venait de reconstruire, Pierre m’avait dit : « J’étais Yougoslave et athée, je me suis réveillé Serbe et orthodoxe ». C’était près de Derventa, en République serbe de Bosnie, après la guerre qui avait ensanglanté le territoire de la défunte fédération yougoslave. Mohamed écrit avant la guerre ethnique que certains annoncent et désirent mais qui n’aura pas lieu si nous ne laissons pas plaquer sur les uns et les autres des identités fictives.

Mohamed Bechrouri est français, parisien mais pour certains, parmi lesquels Eric Zemmour, il est et restera à jamais Arabe, Musulman, Marocain parce que ses parents sont nés là-bas. D’autres citoyens français fabriquent pour eux-mêmes et leurs amis des identités qui les transforment en vrais français : ils sont Blancs, Chrétiens, Laïques tendance saucisson-gros rouge et s’arrogent le droit de faire le tri dans le peuple français. Un tri sur le papier mais qui crée le sentiment très réel d’être exclu de la collectivité nationale malgré la carte d’identité qui prouve qu’on est bien d’ici.

Comme les papiers en règle ne suffisent pas, comme notre Mohamed en a marre d’être interrogé sur le Coran, la recette du bon couscous et les balades dans le Moyen-Atlas, il a décidé d’écrire à Eric Zemmour (1), en le tutoyant pour deux bonnes raisons : les parents d’Eric sont nés là-bas, au Maghreb ; Mohamed et Eric sont tous deux circoncis selon le rite commun à deux des trois religions monothéistes. C’est une manière de dire au chroniqueur parisien qu’il y a des liens entre eux, malgré les différences culturelles, et qu’il ne faut pas trop jouer avec les origines car l’imagination est la folle du logis. L’Arabe imaginaire succède au Juif imaginaire et ce dernier ressurgira lors de la prochaine vague d’antisémitisme qui enfermera Eric Zemmour dans une nouvelle identité de Juif d’Afrique du Nord , dont le nom de famille, ajouté à quelques autres, « prouvera » qu’ils sont partout dans les médias. Je l’avais alerté sur ce risque, qu’il n’avait pas pris plus au sérieux que mes histoires balkaniques et j’ai mis fin à nos discussions sans issue puisque toutes mes raisons étaient balayées par la « fatalité » de la guerre ethnique entre les Français et les Arabes.

Mohamed Bechrouri s’y prend mieux que moi : par l’ironie, par la tendresse qui cachent de profondes blessures. A le lire, on s’apercevra que l’Arabe imaginaire est un invraisemblable bonhomme : c’est un jeune de banlieue coiffé d’une casquette à l’envers et vêtu d’une djellaba mais aussi d’un survêt’, qui va à la mosquée en fumant un joint après avoir mangé hallal, son tapis de prière sous le bras – j’allais oublier qu’il pratique un deal assidu à la sortie des lycées. Cet Arabe reçoit sans cesse des injonctions contradictoires.  S’il s’appelle Mohamed, tous les Zemmour de France se disent choqués. S’il s’appelle Mathieu, on l’accuse de cacher son jeu puisqu’il est musulman… Mohamed peut aussi s’appeler Diallo car il y a aussi un Noir imaginaire qui est censé refuser l’intégration même s’il est français depuis plusieurs générations.

Bien entendu, l’Arabe zemmourien est un collage qui comporte des fragments de réalité. Les cancres arrogants, les crétins intégristes, les voyous de banlieue existent, agacent, exaspèrent, menacent, agressent de paisibles citoyens. Ce n’est pas plus tolérable que le soupçon jeté sur des citoyens français qui ne sont pas blancs et qui ne portent pas un prénom chrétien. Né à Gennevilliers, en « banlieue », « issu de l’immigration », de parents « maghrébins », Mohamed Bechrouri n’accepte pas d’être classé parmi les mauvais français et d’être regardé de travers parce que la sociologie zemmourienne affirme que « les trafiquants sont en majorité noirs et arabes ». Citoyen à la peau mate et de surcroît barbu, notre Mohamed a choisi la plus simple et la plus belle des réponses : dire son amour paisible d’une France qui n’est ni « jacobine » ni « multiculturelle » mais une et unique, diverse et familière et qu’il ne sépare pas de son amour pour sa mère.

Elle est marocaine, la maman de Mohamed. Elle porte un foulard, ne sait pas lire, répond à son fils en arabe quand il lui parle français et ne sort pas de son quartier. Mais c’est grâce à elle, chez elle, avec elle que Mohamed est devenu ce Français amoureux, comme elle, de la France. Madame Bechrouri n’a pas voulu suivre de cours d’alphabétisation parce qu’elle voulait se consacrer totalement à ses enfants, veiller à ce qu’ils fassent leurs devoirs et soient rentrés avant la tombée de la nuit. Madame Bechrouri aime la France, la Vache qui Rit, le Brie de Meaux et la mayonnaise, elle est musulmane mais ne songe pas une seconde à islamiser la France. Le Maroc qu’elle connaissait n’existe plus et quand elle retourne là-bas, elle est perdue. « Ma mère est fière de ses enfants. Elle espère que la France est fière d’elle. Elle pense que son amour pour la France passe par l’amour qu’elle nous a donné et qu’elle nous donnera toujours ». Son fils utilise quelques centaines de mots arabes, ne met pas de babouches, apprécie le vin et se fait à l’étranger bon ambassadeur de la France en pratiquant l’art du baiser à la française : « mon french kiss est à l’image de la France : singulier et universel. C’est la France qui embrasse le monde et accompagne l’histoire de notre pays ». Une histoire prise dans son ensemble alors que tant de « Français d’ancienne souche » la réduisent à quelques périodes idéalisées. Mohamed Bechrouri reconnaît même « nos ancêtres les Gaulois », les prend avec lui comme l’ont fait les descendants des légionnaires romains, les Juifs chassés d’Espagne et du Portugal, les fils de la Pologne.

La France francisée des nationalistes n’existe pas : c’est une machine à fantasmes qui alimente leurs discours de guerre civile. Mohamed Bechrouri est le citoyen de la France francisante, qui n’ignore rien des misères et des échecs auxquels nous sommes confrontés et qui font dire à la droite identitaire que l’intégration, ça ne marche plus. En un sens, c’est vrai, la société française est confrontée à un risque de désintégration. Mais le danger ne vient pas des Noirs, des Arabes, de l’Islam, des JeunesdeBanlieue ; c’est la soumission au libre échange, le carcan monétaire, les carences de la politique scolaire et dans l’aménagement du territoire qu’il faut accuser. Mohamed Bechrouri explique très bien le tour de passe-passe d’Eric Zemmour : « Lorsque tu parles de l’islam, tu en fais une nation opposée à la nôtre. Tu additionnes des choux et des carottes. Tu mets la nation et l’islam au même niveau pour donner plus de force à tes idées ». Mais justement, la France n’est pas, ne sera jamais une Yougoslavie avec des Musulmans constitués en nationalité. Nous sommes un peuple de citoyens et notre principe de laïcité nous est devenu tellement consubstantiel que nous pouvons accepter et comprendre des pratiques et des comportements qui ne mettent pas en péril notre unité. D’ailleurs, on s’agite beaucoup sur le halal, le foulard et la culture musulmane sans remarquer que les rites et les habitudes se trouvent intégrés et transformés par ce qu’on peut appeler, pour aller vite, la modernité.

Le halal ? C’est devenu un bizness, une affaire très rentable pour les industriels. La prescription religieuse est emportée dans la logique concurrentielle qui pousse à fabriquer des lardons, du saucisson, de la mortadelle estampillés halal.

Le foulard ? Mohamed Bechrouri le conteste car il fait de chaque homme un prédateur sexuel en puissance. Mais il fait remarquer le port du foulard est très souvent un choix individuel – celui d’une jeune femme qui se balade seule avec son portable à la main et qui porte parfois un jean aussi moulant que ses copines non-musulmanes. Ce n’est pas la société française qui s’islamise, ce sont les valeurs individualistes, c’est le climat général de liberté qui dissout rapidement les structures et les comportements traditionnels.

Bien sûr, il y a, dans certains immeubles et dans certains quartiers, un contrôle oppressant des jeunes, surtout des femmes. Mais la religion est le prétexte d’une surveillance sociale qui est typique de la société villageoise sous toutes les latitudes. Mohamed Bechrouri montre très bien que certaines populations immigrées ont reconstitué dans les banlieues des « villages en étages » – auxquels on échappe par mille stratagèmes et que beaucoup quittent, dès qu’il le peuvent, pour aller vivre leur vie dans l’anonymat des villes.

Tout de même, ces drapeaux algériens brandis dans les stades ? Ces débordements aussi rares que stupides font oublier que nos jeunes Arabes portent le maillot de l’OM ou celui du PSG – pas le maillot de Djerba – et que le peuple d’Alger accueillit Jacques Chirac en brandissant autant de drapeaux français que de drapeaux nationaux. Le problème de ces jeunes, qui seraient incapables d’aller vivre au bled tant ils sont imprégnés de notre modernité, c’est qu’ils vivent sur des « territoires abandonnés PAR la République ». L’américanisation de toute une jeunesse : voilà ce qui inquiète Mohamed Bechrouri qui déplore une « inculture galopante », que Nicolas Sarkozy encourageait par son mépris affiché pour les œuvres littéraires et pour les professeurs. « Chaque fois que je vais chez mes parents, je réalise un peu plus les dégâts de l’inculture, de l’absence de curiosité intellectuelle. Cette population est figée dans le temps. Ceux que j’ai quittés adolescents sont toujours là. Surtout : ils sont les mêmes, les problèmes d’argent en plus. Leur niveau de langue n’a pas changé ; pis, il s’est appauvri. Ils s’abrutissent avec des jeux vidéos et des séries américaines ». Le discours multiculturaliste et les litanies bêtes sur la « diversité » nous font oublier les progrès, trop réels, de la déculturation.

Telles sont les opinions, douces et amères, et les colères jamais désespérées d’un jeune patriote français qui continue de croire à la fraternité.

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Mohamed Bechrouri, L’Arabe imaginaire, Plon, 2012.

Article publié dans le numéro 1015 de « Royaliste » – 2012

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