Le choc des empires selon Jean-Michel Quatrepoint

Mai 24, 2014 | Chemins et distances

Le monde n’est pas un grand marché où se rencontreraient des producteurs et des consommateurs. Le jeu des nations et des empires n’a pas cessé et nous assistons à une nouvelle configuration impérialiste : les Etats-Unis tentent de se maintenir au premier rang face à la montée en puissance de la Chine et l’Allemagne est devenue le troisième Grand.

De livre en livre, Jean-Michel Quatrepoint nous informe de la marche d’un monde qui est aujourd’hui dominé par trois logiques impériales alors que la fin de la Guerre froide semblait marquer le triomphe de l’hyperpuissance américaine. Il faut observer la nouvelle configuration formée par les Etats-Unis, la Chine et l’Allemagne aussi froidement que possible en se gardant de deux facilités : le fatalisme, qui consiste à dire que le monde est ainsi, il faut s’y adapter – et les fatalités rétrospectives des experts du lendemain matin qui démontrent, chiffres à l’appui, l’évidence des succès enregistrés la veille au soir. Rien n’est joué d’avance. Rien n’est joué définitivement – y compris la partie qui est en cours. Mais pour changer la donne, il faut examiner les moteurs de la puissance des trois pays dominants. Ils ne sont pas en tous points identiques mais présentent des analogies qui méritent examen.

C’est d’abord l’histoire qui doit être prise en compte car c’est l’aventure singulière de chaque peuple et ses propres représentations – la certaine idée qu’il a de lui-même et des autres – qui sont à l’origine des dynamiques actuelles. L’idéologie américaine, messianique, est bien connue (2). La Chine reste confucéenne et le parti unique, plus chinois que communiste, a repris la philosophie bimillénaire qui enseigne la soumission à l’empereur – à charge pour lui d’assurer le bien-être et l’égalité d’accès aux plus hautes responsabilités. L’Ecole du Comité central a repris les fonctions de l’Académie impériale, Mao est le symbole de l’indépendance retrouvée après les humiliations infligées par les Traités inégaux et Deng Xiaoping est vénéré parce qu’il a lancé la politique de développement économique qui a fait naître et prospérer une classe moyenne de 500 millions de citoyens. L’Allemagne avait elle aussi une revanche historique à prendre. Après 1945, ses dirigeants ont agi selon la tradition nationale, faite de religion chrétienne et de morale kantienne, en théorisant une « économie sociale de marché » qui est devenue la doctrine officielle de l’Allemagne avant comme après sa réunification.

Le deuxième élément, intimement lié au premier, est politique. Rien n’est possible sans un pacte entre le pouvoir et le peuple. L’Etat donne ou redonne au peuple sa fierté et lui assure – ou du moins assure à ses fractions les plus dynamiques – une amélioration constante de son niveau de vie. Ce pacte existe entre la direction du Parti communiste et la classe moyenne chinoise, entre Angela Merkel, le patronat allemand, les salariés de l’industrie et tous les citoyens qui sont heureux de voir que l’Allemagne a retrouvé dans le monde une place éminente. Le pouvoir politique est reconnu dans sa légitimité s’il associe le peuple ou de larges fractions du peuple à un projet collectif de reconquête ou de réaffirmation – dans le cas des Etats-Unis – de la puissance nationale ou impériale.

La volonté des dirigeants, qu’elle s’exerce ou non dans un cadre démocratique est le troisième facteur de la réussite collective. De Den Xiaoping à Xi Jingping, de Gerhard Schröder à Angela Merkel, de George Bush à Barack Obama, le projet est effectivement incarné, pour le peuple concerné et pour le monde entier, par un homme ou une femme qui est de facto un monarque désigné par un appareil ou élu plus ou moins directement par le peuple après qu’il a passé des accords avec des fractions de l’appareil et des groupes de pression.

La volonté de puissance impériale ou nationale se manifeste classiquement par le déploiement de moyens militaires imposants (les Etats-Unis, maintenant de la Chine mais pas l’Allemagne) et elle est dans tous les cas mise au service d’une stratégie économique fondée sur l’idéologie nationale : messianisme américain, économie sociale de marché, économie socialiste de marché. La Chine mène depuis plus de trente ans une stratégie mercantiliste qui a réussi car les exportations ont effectivement permis la croissance. Il s’agit maintenant de « basculer d’un modèle purement mercantiliste à un système où la consommation intérieure assurera l’essentiel du taux de croissance ».  L’Allemagne mène également une politique mercantiliste. Après avoir retrouvé sous protection américaine sa puissance industrielle et sa respectabilité au sein du Marché commun et de la CEE, elle a récupéré après la réunification son hinterland de l’Est : c’est là qu’elle fait fabriquer des produits à bas coûts assemblés sur le territoire allemand selon le modèle de l’économie de bazar que la République fédérale avait mis au point, malgré le Mur, avec la République démocratique allemande. Les Etats-Unis, qui ont compris tardivement que la Chine voulait être la première puissance mondiale, tentent de déployer contre elle un double système d’alliances avec l’Asie et l’Ouest européen destiné à perpétuer leur domination.

Dans les stratégies impérialistes, la monnaie joue un rôle décisif. Les Etats-Unis manipulent le taux de change du dollar selon leurs intérêts propres – où est donc la « solidarité occidentale » ? – et Jean-Michel Quatrepoint explique pourquoi les Américains ont accepté que la Chine et une partie du Sud-Est asiatique entrent dans la zone dollar. Il montre aussi comment, en 1985, les Etats-Unis ont cassé le projet de zone yen en imposant au Japon une réévaluation de 100% en un an – évidemment désastreuse – puis autorisé Shinzo Abe à laisser filer le yen en 2012. La Chine joue habilement du taux de change du yuan, peu à peu réévalué par rapport au dollar et à la livre mais dévalué de 15% par rapport à l’euro. L’Allemagne a accepté la « monnaie unique » à ses conditions et selon sa doctrine et la zone euro, malgré les bonnes intentions de François Mitterrand, ne nous a pas fait sortir de la zone mark. Beaucoup trop élevé pour ses partenaires européens, le taux de change de l’euro par rapport au dollar convient tout à fait à l’économie allemande.

Aussi efficaces soient-elles, ces politiques impérialistes ont aussi leurs faiblesses et leurs violences que Jean-Michel Quatrepoint ne manque pas de souligner. L’avenir démographique de la Chine et de l’Allemagne est sombre, les réactions des populations dominées peuvent faire obstacle à la volonté de puissance et les Etats-Unis, la Chine et l’Allemagne fondent leur stratégie sur l’exploitation impitoyable d’une main d’œuvre servile et dans le mépris de l’environnement. En Chine, la corruption et les inégalités considérables peuvent entraîner une rupture entre le peuple et un pouvoir devenu trop manifestement prédateur. Il n’est pas sûr que les Etats-Unis puissent imposer leur Trans-Pacific Partnership et leur Pacte transatlantique. Le système bancaire allemand est très fragile et l’internationalisation du capital des groupes allemands les pousse à concevoir des projets pour leur seul profit et non dans l’intérêt de l’Allemagne – ce qui pourrait à moyen terme créer un conflit entre ces groupes multinationaux et d’autres groupes, par exemple les petits entrepreneurs et les syndicats, soucieux de défendre l’économie nationale.

Mais la France ? Les analyses de Jean-Michel Quatrepoint sont à tous égards accablantes. De droite ou de gauche, les dirigeants français ont multiplié les erreurs et continuent de se fourvoyer.   

Erreurs sur l’Allemagne. Surpris par la réunification, ils n’ont pas mené en Europe centrale et orientale la politique d’aide massive, de restructuration et de co-développement que nous aurait permis de contrer l’Allemagne dans l’ensemble de son hinterland. Ils ont cru que la monnaie unique permettrait d’en finir avec la zone mark et le piège allemand s’est refermé sur eux. Ils ont surtout cru que le « couple franco-allemand » était en train de construire une Europe qui resterait sous influence française alors que l’Allemagne, depuis la guerre, ne songe qu’à reconstruire sa propre puissance. La naïveté européiste des oligarques français et leur vénération pour le prétendu « modèle allemand » a permis que l’Allemagne se retrouve en situation d’hégémonie sur la partie ouest de notre continent. C’est sur cette base qu’elle développe aujourd’hui une stratégie mondiale qui la place en position en troisième Grand – du moins sur le plan économique car l’Allemagne n’a pas et ne peut pas avoir d’ambitions militaires.

Erreurs sur la Chine. Les dirigeants français ont cru au discours dominant qui présentait la Chine comme l’atelier du monde qui fabriquerait les biens de consommation de l’Occident alors que ce n’était que la première phase de la montée en puissance. Ensuite, les groupes chinois ont fabriqué pour le marché local puis sont partis à la conquête des marchés étrangers selon des plans soigneusement élaborés qui visent également les approvisionnements en matières premières.

Erreurs sur les Etats-Unis. Nicolas Sarkozy a décidé de réintégrer la prétendue « famille occidentale » et François Hollande a confirmé notre réintégration complète dans l’OTAN tout en affirmant que le pacte transatlantique négocié par la Commission européenne devait être conclu le plus vite possible. L’alignement sur la politique étrangère des Etats-Unis, agrémenté de pulsions bushistes (quant à la Syrie) ne nous fait pas participer à la puissance américaine mais conforte notre soumission en nous coupant des alliances – notamment avec la Russie – qui nous permettraient de mener notre propre jeu en Europe continentale et dans le monde.

Dans sa conclusion, Jean-Michel Quatrepoint nous appelle au sursaut mais sans tirer les conséquences de son analyse du succès des trois grandes puissances mondiales, qui exercent effectivement leur souveraineté étatique pour mettre en œuvre un projet collectif. Comment la France pourrait-elle réussir une nouvelle révolution industrielle sans pacte entre le pouvoir et le peuple, sans planification nationale, sans disposer de l’arme monétaire ?

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Article publié dans le numéro 1057 de « Royaliste » – 2014

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bertrand RENOUVIN

(1)    Jean-Michel Quatrepoint, Le choc des empires, Le Débat/ Gallimard, 2014.

(2)    Cf. Général Vincent Desportes, Le piège américain, Economica, 2011.

 

 

 

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