Les Français sont collectivement malheureux parce qu’ils n’acceptent pas l’abaissement de la France. Dans son nouveau livre (1), Marcel Gauchet explique la conjonction de facteurs qui, au cours des quarante dernières années, ont gravement affecté la nation française.  Malgré sa perte de puissance et la désertion de ses élites acquises à la mondialisation, à l’Europe de Bruxelles et à l’ultralibéralisme, les Français ont gardé leur conscience historique et la nation a résisté à la dilution. L’impasse politique demeure cependant. Est-il possible d’en sortir ?

L’analyse de Marcel Gauchet est saisissante au sens où le lecteur qui subit plus ou moins lucidement le malheur dont il parle est saisi d’effroi devant le tableau récapitulatif des septennats et quinquennats que nous avons vécus depuis le départ du général de Gaulle. On peut discuter dans le détail, se faire plus sévère pour Valéry Giscard d’Estaing et un peu moins pour François Mitterrand mais le regard d’ensemble me paraît incontestable : depuis 1981, les présidents ont fait le contraire de ce qu’ils avaient annoncé, jusqu’à François Hollande qui n’avait pas de projet et qui a tout de même réussi à décevoir.

Bien entendu, Marcel Gauchet ne s’en tient pas à ce jugement qu’il explicite de manière impitoyable. Il n’oublie pas un instant la très longue histoire de France (2) et il montre que depuis 1970 les présidents successifs ont été tantôt les jouets tantôt les agents de puissants facteurs conjugués. Après le choc pétrolier de 1974, l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher en 1979 et de Ronald Reagan en 1981 marquent le triomphe de l’ultralibéralisme. A la même époque, la logique individualiste érode les liens des nations avec leur passé historique et les relations hiérarchiques qui existaient entre les individus : la famille cesse de se concevoir comme cellule sociale de base ; l’enseignement subit à la fois les ravages du pédagogisme et les effets de la crise de l’autorité ; les derniers restes de structuration religieuse disparaissent.

Après la chute du Mur, la mondialisation s’annonce comme une déterritorialisation généralisée et bienfaisante tandis que l’Europe – celle des traités – se conçoit comme une entité post-nationale. Dans le chapitre qu’il consacre au « piège européen », Marcel Gauchet note que « L’épreuve de réalité n’a pas de place dans le discours sur [l’Europe]. D’une certaine manière, la construction du socialisme, en d’autres temps, a dû remplir une fonction analogue : quand on essayait d’introduire la question de la réalité effective du fonctionnement de l’URSS, on vous répondait par la grandeur du projet ! Le discours sur l’Europe est toujours incantatoire : il ne porte pas sur la réalité, on ne nous explique jamais le modus operandi, c’est un projet politique très curieux qui polarise la volonté du bien. »

De fait, notre époque est imprégnée d’idéologie mais il ne s’agit pas de ses formes extrêmes, communiste ou national-socialiste : c’est une « idéologie pratique », qui n’a pas besoin d’une véritable doctrine et de grands discours devant les foules assemblées. L’ultralibéralisme affirme tranquillement sa radicalité : il n’y a que des individus qui ont des intérêts et des droits. Cette société des individus se conçoit contre le pouvoir politique, hors de la nation et au-delà de l’histoire. Le passé est aboli par les désirs individuels, exprimés dans l’instant présent ; le futur est déjà là, dans les anticipations individuelles sur le marché mondialisé. Du coup, il n’y a plus d’utopies politiques mais seulement des anticipations techniciennes sur les ordinateurs et la post-humanité : « le néolibéralisme a sa propre utopie, elle lui est immanente : le libertarisme. Il a dévoré l’anarchisme ». Les médias sont immergés dans cette idéologie, libertarienne et moralisatrice, fondamentalement incapacitante : toute action politique digne de ce nom est récusée et dénoncée sur le mode hystérique qui est typique du gauchisme soixante-huitard qui a pris le pouvoir médiatique : Serge July hier, Michel Field aujourd’hui et bien sûr Edwy Plenel qui « a recyclé le deuil de ses espérances dans une négativité absolue vis-à-vis des gouvernements en place quels qu’ils soient ».

Les socialistes ont accepté et absorbé tout ce contenu idéologique. François Mitterrand avait associé le tournant de la rigueur au gauchisme culturel de Jack Lang et Lionel Jospin a masqué l’abandon du social par la promotion du sociétal. Après 1994, ils ont abandonné le gouvernement pour la gouvernance et continuent de privatiser et de dé-symboliser la chose publique. Les socialistes ont trahi leurs électeurs mais ils ne se sont pas trahis : ils faisaient partie des élites françaises, ils ont suivi le chemin parcouru par l’ensemble de ces élites. Dans le prolongement de la Révolution française, les nouvelles élites formaient un corps méritocratique voué à la direction des affaires publiques et qui a connu son apogée après la Seconde Guerre mondiale avec l’ENA, les grands services publics et l’ardente obligation du Plan. Après les Trente Glorieuses, « la dilution de la fonction gouvernante a engendré ce qu’on peut appeler une privatisation morale et sociale des élites ». L’éthique du service public a été abandonnée au profit de carrières déterminées selon des calculs de rentabilité. Les « entrepreneurs politiques » et de nombreux membres de la haute administration sont dans cette logique parfaitement accordée aux valeurs de l’individualisme.

Comme l’ensemble des élites ouest-européennes, les dirigeants politiques, les grands journalistes et les hommes d’affaires français ont transféré sur la mondialisation un universalisme qui supposait autrefois la médiation nationale. Pour les «déterritorialisés universels », les « territorialisés moisis » de la France trop petite, repliée sur elle-même, sont des êtres méprisables, vis-à-vis desquels les puissants daignent faire preuve de pédagogie quand ils n’ont pas compris les « réformes » destinées à éliminer ringardises et ringards. Telle est la cascade de mépris qui humilie le peuple français et qui explique, pour une bonne part, le succès du national-populisme. Un succès que les élites s’efforcent de contrer par l’intimidation moralisante et par diverses formes d’une « intolérance douce » qui contredit l’apologie libertarienne de la tolérance généralisée.

Les élites françaises, entre autres, sont cependant confrontées à un sérieux problème : l’autodestruction de leur utopie ultralibérale. Aux Etats-Unis, modèle des modèles, on n’y a jamais cru puisque nous avons vu, surtout depuis le 11 Septembre, que la défense de la nation était sacrée. L’Union européenne est quant à elle rejetée dès que les peuples sont autorisés à s’exprimer et Bruxelles n’a aucune réponse à apporter à la crise économique pas plus qu’aux arrivées de migrants. Mieux encore, les nations ont résisté à la dilution et il y a chez les peuples une résilience qui s’exprime par la défense de l’identité qui est « la forme résiduelle du sentiment d’appartenance à une collectivité » loin de toute surenchère nationaliste.

Il est donc possible d’envisager une réorientation de notre histoire nationale dans la perspective d’un formidable sursaut faisant suite à la période d’humiliation que nous sommes en train de vivre. Ce mouvement se développera sans doute selon la dialectique typiquement française de l’Ancien Régime qui renaît dans le projet révolutionnaire et contre lequel de nouvelles révolutions sont nécessaires : « la Révolution française accomplit quelque chose de l’Ancien Régime et le reprend à son compte avec, pour rançon, le fait que le révolutionnarisme à la française va constamment ramener en son sein un héritage de l’Ancien Régime, en relançant sans cesse l’exigence de rompre avec lui. » Cette dialectique est facile à comprendre pour ceux qui, comme nous, se situent dans la filiation des Monarchiens qui ont voulu faire la Révolution, proclamer les droits de l’homme et abolir les privilèges, mais en donnant à la monarchie sa pleine rationalité au lieu de la détruire (3). A raison et contre François Furet, Marcel Gauchet proclame que « la Révolution est interminable ».

Pour conclure, Marcel Gauchet énonce plusieurs principes pour une réorientation politique. Il faut  d’abord  une Nuit du 4 Août contre la nomenklatura afin de réduire la fracture entre le peuple et des élites qui devront être formées autrement. Il faut agir selon l’histoire de notre pays et non contre tout ce qui nous constitue en nation. Il faut refaire de la politique, ce qui consiste à « décider collectivement de notre sort ». Il faut un « réajustement » du rapport entre la France et l’Europe. Marcel Gauchet dit aussi que « la France ne sera jamais plus une grande puissance » et qu’il n’y a rien à regretter. Cela mérite débat. Il est vrai que la France ne sera jamais plus une grande puissance coloniale, ni une puissance impériale – ce qu’elle était brièvement devenue au rebours de sa vocation nationale. Il est vrai qu’il n’est pas dans la vocation de la France de dominer l’Europe car au rebours du nationalisme, une nation historique se conçoit dans le concert des nations. Mais il faut que la France dispose d’une puissance suffisante pour préserver son vaste domaine terrestre et maritime, pour diffuser sa culture  et pour participer au maintien ou au rétablissement des grands équilibres mondiaux – politiques, économiques, écologiques…  Dans les dernières lignes, Marcel Gauchet évoque la liberté d’esprit et la capacité d’imagination qui permettent à la France et aux Français d’être utiles au monde et parfois exemplaires.

Retrouver une exemplarité française selon notre vocation universaliste : telle est bien l’ambition qui nous arrachera à notre malheur.

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(1)  Marcel Gauchet, avec Eric Conan et François Azouvi, Comprendre le malheur français, Stock, les essais, 2016. Les citations sont tirées de cet ouvrage.

(2) Cf. mon éditorial du numéro 1098 : « La France et ses abîmes ».

(3) Marcel Gauchet rappelle que « les républicains sont une rareté dans l’enceinte de la Constituante. L’idée dominante était de faire de la monarchie ce qu’elle devait être, sur la base de l’hypothèse que la rationalité était parfaitement compatible avec la monarchie. » op. cit. page 205.

 

 

 

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