Publiée par Philippe Cohen et Pierre Péan, la biographie de Jean-Marie Le Pen a provoqué la colère de plusieurs adversaires patentés du Front national et fortement déplu aux admirateurs de son président d’honneur. Le travail des deux enquêteurs mérite mieux que ces oukases suivis de silences médiatiques. Au siècle dernier, toutes les forces politiques ont contribué au succès de Jean-Marie Le Pen, qui s’est lui-même solidement entravé.

Cette histoire française (1) racontée avec beaucoup de précision ne saurait convenir aux admirateurs de Jean-Marie Le Pen. Philippe Cohen et Pierre Péan décrivent un grand vivant, fort en gueule, amateurs de femmes et soldat courageux – ce qui peut attirer ou fasciner ceux qui cherchent dans leur jeunesse un chef de bande ou, plus tard, un tribun de belle allure. Mais le portrait, au fur et à mesure qu’il se précise, fait apparaître un individu que l’on pourra trouver, selon son humeur, insupportable ou franchement odieux. Ce paterfamilias fort peu affectueux fut un grand soiffard et reste un coléreux. Cet homme fort riche est étonnamment cupide et vit aux dépens du Front national – ce qui a provoqué le départ de certains militants confrontés aux réalités sordides qui sont décrites dans le livre.

Même s’il est démontré que Jean-Marie Le Pen n’a probablement pas torturé lorsqu’il servait dans une unité parachutiste en Algérie, les révélations sur le comportement privé du président d’honneur du Front national auraient dû réjouir les maîtres-à-penser des médias. C’est le contraire qui s’est produit. Sur France inter, au Nouvel observateur et même à Marianne où Philippe Cohen était grand reporter (2), les deux biographes ont été accusés de vouloir réhabiliter Jean-Marie Le Pen… qui a porté plainte contre les auteurs du livre ! La raison de ce procès en sorcellerie ? Une attitude constante de la gauche française : pour elle, Le Pen est le Diable incarné ; quiconque conteste sa noirceur absolue est porté au bûcher. Or Jean-Marie, homme privé, est complexe – comme toute personne humaine, figurez-vous. Et le personnage public ne sort pas du passé italien ou allemand mais s’inscrit dans une histoire française : celle de la vie politique sous la IVe et la Ve République, celle de l’extrême droite bien de chez nous après la guerre.

Telle qu’elle est décrite, témoins à l’appui, l’enfance du chef n’est pas celle d’un fasciste. Fils d’un pêcheur breton, tôt devenu orphelin, élève des jésuites, monté à Paris et devenu président de la Corpo de droit puis député poujadiste, Jean-Marie Le Pen fait partie de ceux qu’on appelait à cette époque les « nationaux » : des gens de droite, d’une droite dure, qui se situent dans la tradition du nationalisme français. Jean-Marie Le Pen est un défenseur de l’Empire – il sert en Indochine – puis un partisan de l’Algérie française et, jusqu’à l’effondrement de l’Union soviétique, un anticommuniste décidé. Ce nationaliste n’est pas un idéologue : pas trace chez lui de maurrassisme ni de racisme nazi. Son mode de vie n’est pas celui d’un traditionnaliste coincé. Celui qui est devenu le fédérateur de presque toutes les extrêmes droites a pu se laisser imprégner par des bribes d’idéologie mais jamais elles n’ont fait système. Cet homme cultivé, qui professe  la « solidarité des vaincus » – ceux de la droite – s’est laissé convaincre de lancer les thématiques xénophobes qui ont, pour partie, assuré la percée en 1984 d’un homme qui réunissait 0,75% des voix à la présidentielle de 1974 et qui n’avait pas pu se présenter, faute d’un nombre suffisant de signatures, à l’élection de 1981.

L’arrivée du Front national dans le champ politique correspond au « tournant de la rigueur » qui marque le début  du ralliement des socialistes aux préceptes néolibéraux auxquels se rallient nombre d’intellectuels de gauche. Durement affectés par la révélation médiatique du totalitarisme soviétique et par la lutte de Solidarnosc en Pologne, les communistes continuent de céder du terrain électoral et de perdre leur prestige dans une partie de l’opinion publique. Sous la conduite de Jacques Chirac, les gaullistes ou réputés tels se convertissent au reaganisme. Dans le même temps, beaucoup de Français s’aperçoivent que les immigrés vont rester : ce qui déclenche des paniques culturelles que le Front national va exploiter.  La classe ouvrière ou plus largement les classes populaires, de moins en moins encadrées par le Parti communiste,  font les frais de la rigueur et sont abandonnées par les socialistes et par les gaullistes tout en étant confrontées, dans leur vie quotidienne, à l’immigration (3).

On ne saurait cependant affirmer que le Front national était dans la logique des choses et qu’il fut, à la fin du siècle dernier, un « dégât collatéral » du grand tournant libéral et européiste. Philippe Cohen et Pierre Péan montrent au contraire que plusieurs forces politiques ont contribué au succès de Jean-Marie Le Pen – volontairement ou non. Il ne s’agit pas d’une thèse complotiste. François Mitterrand, Jacques Chirac, la gauche bien-pensante, la droite conservatrice, SOS Racisme et la Ligue communiste révolutionnaire ont manœuvré face au Front national dans un kriegspiel dont Jean-Marie Le Pen aurait dû sortir vainqueur.

François Mitterrand est régulièrement accusé d’avoir fait « monter » le chef nationaliste. C’est vrai et faux. Aux élections cantonales de 1982 – à une époque où la classe politique ne s’intéresse pas à Jean-Marie Le Pen – les listes frontistes font de bons résultats (plus de 10% à Dreux, dans la banlieue de Lyon, à Dunkerque, sur le thème de la lutte contre le chômage et contre l’immigration qui séduit des classes moyennes fragilisées par la crise. Les élections municipales de 1983 confirment  ce frémissement lorsque Jean-Pierre Stirbois obtient 16,7% des suffrages en septembre 1983 à Dreux.  François Mitterrand n’est pour rien dans cette percée qui est confirmée par les bons résultats du Front national aux élections européennes de 1984 : 10, 95% des suffrages, soit 2 110 000 voix. Philippe Cohen et Pierre Péan révèlent ceci : en décembre 1984, au cours d’une discrète conversation, Roland Dumas suggère l’introduction de la proportionnelle au président de la République, qui approuve : alors que la rigueur plonge la gauche dans l’impopularité, la proportionnelle permet de diviser la droite. François Mitterrand n’a pas peur de Jean-Marie Le Pen – un « faluchard » – et l’Elysée favorise le développement de SOS Racisme qui assure la diabolisation du Front national à coup d’émissions télévisées et de concerts géants. Mais la diabolisation ne faire pas fuir l’électorat frontiste qui veut exprimer sa colère contre ce que Jean-Marie Le Pen nomme « l’establishment ». De plus, les attaques des réunions frontistes par la Ligue communiste révolutionnaire favorisent la victimisation de ceux qui sont dénoncés comme fascistes.

Jacques Chirac  et la direction du RPR portent, eux aussi, une lourde responsabilité. A Dreux en 1983, la liste RPR-UDF fusionne avec celle du Front national et remporte largement l’élection municipale.  En 1985, Jacques Toubon, secrétaire général du RPR, accepte sereinement les accords locaux avec le parti d’extrême droite. Après les élections de 1986, qui permettent l’arrivée de 35 députés frontistes à l’Assemblée nationale, le gouvernement de droite donne un formidable crédit aux thèmes xénophobes du Front national en faisant adopter une réforme restrictive du code de la nationalité. Dans plusieurs régions, des accords tacites seront noués entre le Front national et la droite pour que celle-ci puisse conserver le pouvoir.

La droite, la gauche, l’extrême gauche et les médias ont donc propulsé sur le devant de la scène un « monstre » politique qui profite de tout : la peur qu’il suscite, la complaisance dont il est l’objet, le mépris des grands bourgeois de droite, la démagogie chiraquienne. Dans la perspective de la campagne présidentielle de 1988, Jean-Marie Le Pen amorce une campagne qui s’annonce très prometteuse jusqu’au scandale du «détail » qui éclate le 13 septembre 1987. Les deux biographes publient le texte de l’émission au cours de laquelle Jean-Marie Le Pen prononce les mots qui détruisent tout ce qu’il a fait pour devenir respectable. Horrible dérapage ? Peut-être… Même s’il en dit long sur ce qui lui trotte dans la tête, le président du Front national aurait pu se rétracter. Il choisit de se taire avant de faire mise au point ambigüe sans un mot d’excuse pour les Juifs. Par la suite, Jean-Marie Le Pen continuera ses provocations sur le « détail » et sur les Juifs avant de casser l’appareil du Front national dans le conflit qui l’oppose à Bruno Mégret. Il se retrouve au deuxième tour en 2002 sans l’avoir voulu et sans en profiter- avant de se faire doubler par Nicolas Sarkozy… L’homme vénéré par ses partisans et dénoncé par la gauche comme un fasciste-nazi de la pire espèce ne veut pas du pouvoir, ni même d’une participation à un gouvernement : il se contente de gérer son capital politique et son patrimoine matériel, jouissant tout à la fois du culte et de la haine dont il est l’objet.

La gauche morale et les professionnels de l’antifascisme, qui n’ont toujours pas remis en cause leurs analyses, veulent à tout prix que Marine Le Pen soit la parfaite réplique de son père. Les aperçus que donnent Philippe Cohen et Pierre Péan devraient pourtant faire réfléchir. Entre Jean-Marie et Marine, il y a des différences de comportement, des conflits anciens et d’autres très récents qui touchent aux relations privées mais qui se lisent aussi dans la nouvelle ligne politique esquissée par la jeune présidente d’un parti fragile, divisé mais qui bénéficie, que cela plaise ou non, d’une large faveur populaire.

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(1) Philippe Cohen – Pierre Péan, Le Pen, une histoire française, Robert Laffont, 2012.

(2)  f. l’article de Maurice Szafran : « Jean-Marie Le Pen, la réhabilitation », Marianne n° 814 du 24 novembre 2012 et le droit de réponse des deux biographes dans Marianne, n° 818-819 du 22 décembre 2012.

(3)  Pour une analyse complète, cf. Gaël Brustier, Voyage au bout de la droite, Des paniques morales aux contestations droitières, Mille et une nuits, 2011.

Article publié dans le numéro 1030 de « Royaliste » – 2013

 

 

 

 

 

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