Poser la question du peuple en tant que tel, c’est admettre que sa définition est devenue problématique. De fait, la confusion est aujourd’hui totale. Peuple corse, peuple juif, peuple kossovar, nettoyage ethnique, nation homosexuelle, peuple noir, aspirations communautaires, réactions identitaires, minorités visibles : toutes ces manières de vivre ensemble, selon la religion, l’histoire, les mœurs, la fiction, le fantasme, sont célébrées ou dénigrées en fonction de marqueurs idéologiques qui permettent de savoir si l’on est dans la tendance dominante, mais qui brouillent l’idée que nous pouvions avoir du peuple – et singulièrement du peuple français –jusqu’à ces quinze dernières années.

Nul ne saurait s’en étonner. La collectivité improprement appelée « Etat-nation » étant aujourd’hui disqualifiée, il n’est pas surprenant que le « peuple-nation » soit rarement évoqué et discrètement évacué : dans le langage politique courant, « les gens » ont remplacé le peuple[1].

Pour tenter de redonner vie à l’idée, afin de défendre l’adéquation classique du peuple et de la nation, certains républicanistes plus ou moins inspirés par le jacobinisme tentent de mobiliser l’imaginaire national (le peuple du 14 Juillet, de 1848, de 1944) tandis que d’autres invoquent Jeanne d’Arc, héroïne populaire. Dans l’ordre politique, on remarquera qu’il s’agit toujours du peuple en armes, ou du moins fortement mobilisé (le peuple du Front populaire, ou le « peuple de gauche » en mai 1981, auquel la gauche plurielle ne fait plus référence). Les évocations « culturelles » ne sont pas plus satisfaisantes : le « peuple chrétien » est d’ordinaire renvoyé à un passé révolu, et le « peuple juif » semble définitivement assigné à sa destinée tragique qui l’isole dans un océan de compassion.

Ces diverses représentations du peuple sont trop réductrices ou trop exclusives pour en donner une définition. Aussi faut-il procéder à une rapide récapitulation de la manière dont divers peuples se sont conçus et projetés dans l’histoire.

 

1/Références

Au chapitre des références communes, qui donnent sens à notre civilisation, nous inscrivons avec raison les Juifs, les Grecs et les Romains. Trois peuples, justement, qui ont porté ou qui portent les principes théologiques, philosophiques et juridiques qui continuent de nous inspirer, y compris lorsque nous voulons rompre avec le vieux monde. Trois peuples qui se définissent comme tels, mais de différentes manières qui seront évoquées du strict point de vue de l’anthropologie culturelle – donc sans exprimer d’opinion sur les croyances et les religions[2]. Mais se priver de références religieuses, comme la gauche l’a exigé lors de la rédaction de la « charte européenne », nous exposerait à ne rien comprendre à la « nature » du peuple, telle qu’elle a été envisagée pendant plusieurs millénaires.

 

Le peuple d’Israël

HébreuxDans l’histoire de notre civilisation, comme dans la chronologie des religions monothéistes, les Juifs sont le peuple originel, ou plutôt le peuple premier car il n’est pas à lui-même sa propre origine. Les Juifs s’appellent Bnei Israël, les « fils d’Israël », d’Isaac et de Jacob, eux-mêmes fils d’Abraham. Loin de se prendre pour des « Pères Fondateurs », ils s’inscrivent dans l’ordre de la filiation, et dans une généalogie précise – dans la succession des familles dont la Bible raconte l’histoire, depuis Adam et Eve, créatures de Dieu. Tout le contraire de Pharaon, Homme-Dieu qui s’est créée lui-même, qui a créé le Nil et qui est le maître absolu de peuples-esclaves.

Cette représentation généalogique a des implications décisives sur la manière dont les Juifs se regardent entre eux. La filiation crée une situation d’égalité entre tous les « frères » de ce même peuple, et cette conception égalitaire ne souffre aucune exception : tous les pères commencent par être le fils d’un père biologique, tous les enfants mâles et femelles d’une même famille sont à égalité devant le père de famille ; de même les maîtres et les serviteurs, les riches et les pauvres, les étrangers, sont dans une relation d’égalité primordiale.Cependant, cette relation ne se confond pas avec l’idéologie moderne de l’égalité, telle qu’elle s’affirme avec la Révolution française. La modernité aspire à une fraternité sans paternité, à une société d’égaux débarrassé de toute transcendance – divine ou royale. Le peuple d’Israël est celui qui reçoit la révélation d’un Dieu unique, créateur du monde ; le peuple chrétien croit par définition à la résurrection du Christ, fils de Dieu ; le peuple musulman est, Inch Allah, à la grâce de Dieu. Dans les trois religions monothéistes, il y a égale dignité des hommes devant le Dieu transcendant.

Société d’égaux, les fils d’Israël deviennent un peuple historique par l’acte libérateur de la sortie d’Egypte. Mais la liberté conquise n’est pas celle de l’indétermination, de l’errance et de l’indifférence, encore moins celle du « jouir sans entraves ». Les hommes libres et égaux qui se mettent en chemin apprennent la responsabilité[3], selon la loi qui leur est donnée par Dieu. Les Fils d’Israël se conçoivent comme peuple de l’Alliance nouée entre Dieu et le peuple, entre Dieu et chacun des membres du peuple. Notons que cette alliance (Brith) est supérieure au simple contrat (h’ozé) passé entre deux personnes et qui ne peut en aucun cas contredire ou nier la loi fondamentale[4].

Ce n’est pas assez dire que les Fils d’Israël forment un peuple religieux. A la suite de Raphaël Draï, il faut le comprendre comme peuple du « recueillement » au sens du mot nitsav. La racine TsV « désigne, au contraire du dérèglement et de la dispersion comme de l’ordre monolithique, la régulation consentie et collective, le recueillement, tant externe qu’intérieur, qui qualifie le peuple en tant qu’ensemble parce qu’il fonde sa cohérence non sur l’exercice de la contrainte, mais sur l’adhésion à une Loi, une Torah dont chacun de ses membres représente un visage personnel qui n’est véritablement visage humain que dans son face-à-face avec son prochain et avec Dieu. C’est pourquoi le peuple est ici tout entier rassemblé et recueilli, en ensemble uni par une adhésion endogène, devant Dieu, chacun des Bnei Israël devenant alors ich-Israël, homme-Israël, incarnant sa double dimension infractable, particulière et universelle, ouverte sur le genre humain. Parce que les Bnei Israël, sans exception ni discrimination, femmes, enfants, étrangers, du responsable de la tribu au puiseur d’eau, sont entrés dans l’Alliance de Dieu, une Alliance qui transcende le temps, qui ne se réduit pas à l’expérience singulière d’une génération, mais dont sont d’ores et déjà autorisées à se réclamer les générations à venir. »[5]

 

Le démos athénien

Classiquement, l’analyse portera sur le peuple (démos) athénien car l’homme grec (celui qui pense et parle grec et qui honore les dieux de la Grèce) ne se conçoit pas hors de la cité. On sait que cet homme est par définition un « animal politique » (zôon politikon), c’est-à-dire un membre de la polis, un « animal civique » et pas seulement un animal « social » (koïnonikon), ou «économique » (oïkonomikon) au sens étroitement familial du terme. Ce n’est pas non plus, pour ce qui concerne le citoyen d’Athènes un « animal ethnique » car l’ethnos est une communauté (koïnonia) plus vaste (quant au territoire, au nombre d’habitants) mais moins civilisée que la polis : la « communauté ethnique » peut avoir des lois et honorer des dieux mais elle n’a pas de constitution et ne peut donc atteindre à une pleine totalité.

La vie sociale n’est cependant pas figée dans un ordre immuable. Selon Aristote, la cité est l’aboutissement d’un mouvement naturel, ce qui le rend très différent de la généalogie juive. Le fondateur de la science politique décrit un processus génétique qui part d’un couple uni en vue de procréer : une famille (génos) se constitue, puis plusieurs familles se rassemblent dans un village, et la cité se forme à partir de la « communauté de plusieurs villages » [6]. Il y a donc processus logique (ordonné en vue d’une fin naturelle, la cité constituée) plus que généalogique, bien que l’engendrement charnel soit au point de départ (et non pas la fécondation d’une femme par un dieu prenant forme humaine ou animale comme dans certains mythes d’origine), bien que les données biologiques ne soit pas écartées : à Athènes, comme dans beaucoup d’autres cités grecques, c’est par la naissance que s’acquiert le droit de cité.Il est « politiquement acceptable », dit Aristote[7] de définir le citoyen comme « enfant né de parents tous deux citoyens » – formule simple qui favorise la paix sociale.

Trois mots résument l’état de citoyen : éleutheria, isonomia, iségoriè

Eleuthéria. Le mot signifie liberté, mais ce n’est pas la liberté absolue des modernes – celle de l’individu qui désire vivre pour lui-même. C’est une liberté politique, c’est la liberté d’un homme qui est à la fois soumis aux lois de la cité et qui participe à l’institution de ces lois, au gouvernement de la cité comme membre du Conseil et comme magistrat. Ce sont ces hommes politiquement libres qui constituent le démos.

Isonomia. Ces hommes libres se regardent comme des citoyens égaux. Egaux (isos) selon la loi (nomos), ce qui favorise la création d’un régime politique démocratique qui est à l’opposé de l’oligarchie. Aristote préfère cette démocratie égalitaire au pouvoir souverainement exercé par une petite élite :« la multitude, en effet, composée d’individus qui, pris séparément, sont des gens sans valeur, est néanmoins susceptible, prise en corps, de se montrer supérieure à l’élite de tout à l’heure, non pas à titre individuel, mais à titre collectif : c’est ainsi que les repas où les convives apportent leur écot sont meilleurs que ceux dont les frais sont supportés par un seul »[8]. D’où la présence au sein de l’Assemblée (ekklésia) d’hommes pauvres et de simples artisans. Cette participation des humbles scandalisait Platon, farouche adversaire de l’isonomie. Mais c’est dans un de ses dialogues que se trouve énoncé, par Protagoras, le principe de l’égalité démocratique tel que nous l’entendons aujourd’hui. Comme le montre Pierre Vidal-Naquet dans un lumineux commentaire du Théétète, « La question à laquelle Protagoras tente de répondre est justement celle des artisans et de leur rapport à la politique. Si la cité a besoin de construire, elle s’adresse à un architecte et ainsi de suite. Mais « lorsqu’il s’agit de délibérer sur l’administration de la cité [texte grec] on voit se lever indifféremment pour prendre la parole, architectes, forgerons, corroyeurs, négociants et marins, riches et pauvres, nobles et gens du commun, et personne ne leur jette leur incompétence à la figure » (319 d).

« Autrement dit, ni les métiers, ni les oppositions de fortune, ni les différences de castes ne jouent le moins du monde. La démocratie athénienne n’est pas censitaire. Pour expliquer ce phénomène étrange, Protagoras raconte à la façon de Platon un mythe. Tout homme a reçu de Zeus via Hermès une technè que les animaux ne possèdent pas, que les hommes eux-mêmes ne possédaient pas avant l’invention de la cité et qui seule a rendu cette invention possible. Tout homme a reçu une parcelle de technè politikè qui lui permet de débattre avec tous de toute question politique. Je dis bien : tout homme. Protagoras ne pose dans ce texte ni la question des femmes, ni celle des esclaves, alors qu’il répond explicitement à celle des artisans. Seuls les « sauvages », ceux que représenta sur la scène le poète comique Phérécrate, en 421, ne possèdent pas la politique, et ils ne sont pas des hommes, mais des « misanthropes », des ennemis du genre humain. Il va sans dire que toute cette argumentation est ensuite bombardée par Socrate et réduite à néant, mais cela ne diminue en rien son importance philosophique fondamentale : la démocratie est possible parce que la politique est possible, et la politique est, par définition, l’affaire de tous ».[9]

Bien entendu, Pierre Vidal-Naquet n’ignore pas que le démos athénien est encore très éloigné de la démocratie effective puisque les femmes, les étrangers et les esclaves ne sont pas des citoyens.

Iségoriè. Le principe de l’égalité n’est pas « abstrait », comme l’affirment les adversaires de la démocratie. C’est une réalité effectivement vécue dans la polis puisque l’égalité des hommes en droit s’accompagne d’un même droit à la parole (iségoriè). Mieux encore : pour que chacun, riches et pauvres, philosophes et artisans, puisse s’occuper des affaires de la cité, une indemnité de fonction (misthoi) est versée aux non seulement aux magistrats mais à tous les citoyens qui assistent aux séances de l’Assemblée. « Le misthos et le tirage au sort, écrit Pierre Vidal-Naquet, telles sont les deux innovations cardinales de la démocratie athénienne [10].

Ainsi assemblés autour de leurs temples et par leurs institutions, les citoyens savent que leur polis n’est pas vouée à la seule « gestion » économique, et qu’il n’ont pas seulement à veiller au bon fonctionnement du régime politique. Dès les premières pages de sa Politique, Aristote écrit que la cité est « formée au début pour satisfaire les seuls besoins vitaux, [mais qu’] elle existe pour permettre le bien vivre »[11], l’eudémonia. Le bien vivre est la finalité de la cité qui est tout entière ordonnée au bien, sa cause finale, de même que l’homme est disposé au bien et se trouve ainsi porté à la vertu, donc à accomplir la justice : « la vertu de justice est de l’essence de la société civile, car l’administration de la justice est l’ordre même de la communauté politique, elle est une discrimination de ce qui est juste ».[12]

Populus Romanus

Dans sa définition, le peuple de la Rome antique est proche de la Grèce, mais s’en distingue cependant sur un point important.

Proximité. L’homme romain est citoyen (cives romanus) ou il n’est rien. L’homme « tout simple » (homo) est un être dépourvu de ce qui constitue le citoyen : les temples, le forum, les institutions de la cité (Sénat), la loi et les tribunaux, les droits et les devoirs (militaire, civique, fiscal) de chacun qui organisent le métier de citoyen [13] … Tous les citoyens romains sont égaux selon le droit, les autres habitants de la cité sont étrangers ou esclaves.

Différence. Les Romains se sont dotés d’un régime censitaire dont Claude Nicolet montre le caractère « absolument central et fondamental ».« Tout en dépend :le recrutement de l’armée, l’évaluation et le règlement de l’impôt, l’organisation des assemblées politiques, l’accès aux magistratures et, d’une façon générale, à la classe dirigeante. Les distinctions qu’il suppose ne sont pas seulement naturelles ou sociales : elles sont assumées, prises en compte officiellement par la cité elle-même, et collent à l’individu comme une part de sa propre identité. Elles lui assignent, dans une hiérarchie officielle (et statale), une place et, du même coup, un rôle parfaitement définis. Mais il serait faux de croire que cette hiérarchie soit seulement celle de la fortune : en assumant la responsabilité de définir, de classer, et, en quelque sorte, d’appeler à leur véritable existence les citoyens, la cité corrige dans une large mesure les hasards de la naissance ou de la fortune, et sait faire leur part – plus ou moins grande selon les époques – aux mérites de chacun ou aux intérêts collectifs de l’Etat. Cette hiérarchie volontaire que la cité, en la personne des censeurs, établit entre les citoyens obéit au grand principe de la recherche de l’ « égalité proportionnelle » ou « géométrique ». En gros, elle proportionne devoirs (militaire et fiscal) et responsabilité (politique) à la place dans la hiérarchie du cens. Aux riches, aux nobles et aux puissants, reviennent le principal effort militaire et fiscal comme le rôle principal dans la prise des décisions et dans leur exécution. Accablés par la fortune, les pauvres sont « soulagés » de ces diverses charges et responsabilités. » [14].

Cela signifie que, dans la Rome républicaine, le peuple n’a jamais gouverné lui-même : il est « à peine acteur et presque seulement spectateur » [15]. Aussi, gardons-nous des anachronismes et des visions idéalisées qui firent fureur pendant la Révolution française.

2/ Le peuple français avant 1789

Entre l’élection de Hugues Capet (987) et la prise de la Bastille, de sa très discrète naissance à sa proclamation à la face du monde comme peuple-nation, il est évident que l’histoire du peuple français, dans ses définitions, sa composition, ses représentations est d’une richesse inépuisable. Faute de pouvoir l’évoquer ici, on se bornera à une platitude (il y a unité croissante du royaume et diversité extrême de ses peuples, nations, langues, populations et catégories sociales) qui doit être suivie d’une mise en garde : les mots dont on se sert pour qualifier le peuple de l’ancienne France sont tous piégés, par l’apologétique monarchisante (quand elle célèbre le « corporatisme » ou la « décentralisation ») et par la propagande antimonarchique (qui fustigeait les « nobles » et les « aristocrates » pour mieux faire ressortir la misère du paysan qui « mangeait des racines »). La prudence commande donc de renvoyer à des ouvrages classiques, ou qui le deviendront [16], tout en relevant quelques points afin de dissiper quelques malentendus tenaces.

Comme le peuple juif, comme tous les peuples chrétiens, le peuple français est peuple de Dieu. Les chrétiens croient que Dieu a envoyé son Fils à tous les hommes, égaux en dignité et tous reconnus dans leur liberté. L’homme chrétien est une personne libre par essence, alors que l’Antiquité grecque et romaine ne connaît pas le libre arbitre et ne reconnaît pas la personne humaine, définie comme « substance individuelle de nature rationnelle »[17]. Cette définition a donné lieu à d’immenses débats. On se contentera ici de souligner que l’homme chrétien est un être de raison, qui l’exprime en faisant usage de la parole, et qu’il bénéficie d’une condition politique – la cité étant la collectivité au sein de laquelle l’être humain se manifeste habituellement comme être raisonnable et parlant.

Cependant, la personne qui vit hors d’une cité reste pleinement humaine, égale aux autres personnes et aussi libre qu’elles. Dans le monde juif comme dans le monde chrétien, la fraternité civique s’élargit pour devenir une fraternité humaine – universelle. Tous les hommes étant frères, il n’est plus pensable de réduire autrui en servitude (même si cela se fait dans le haut moyen âge puis dans les empires) et le peuple du royaume de France bénéficie très vite d’une politique d’affranchissement massif. Le peuple de Dieu doit être un peuple d’hommes libres.

Or il n’y a pas de liberté sans pouvoir. Dans la cité chrétienne médiévale ordonnée en vue du bien commun (on retrouve ici la finalité aristotélicienne), le peuple (multitudo) dispose du pouvoir de faire la loi comme le dit Thomas d’Aquin : « Etablir un ordre en vue du bien commun, cela revient à la multitude tout entière ou à quelqu’un qui représente la multitude. C’est pourquoi le pouvoir de légiférer appartient à la multitude entière ou bien à un personnage officiel qui a la charge de la multitude. La raison est qu’en tous les autres domaines, c’est toujours à celui dont la fin relève directement qu’il revient de tout ordonner en vue de cette fin ». [18] Et ailleurs : « Le peuple parmi lequel une coutume s’introduit, peut se trouver en deux Etats. S’il s’agit d’une société libre capable de faire elle-même sa loi, il faut compter davantage sur le consentement unanime du peuple pour faire observer qu’une disposition rendue manifeste par coutume, que sur l’autorité du chef qui n’a le pouvoir de faire des lois qu’au titre de représentant de la multitude. » [19] Cela ne signifie pas que le peuple soit souverain au sens moderne du terme. Dans son commentaire des deux citations de saint Thomas, Bernard Bourdin montre que la représentation princière n’est pas une délégation mais une personnification : « (…) premièrement, le Prince personnifie celui dont il est le vice-gérant, deuxièmement cette vice-gérance est une fonction au service des personnes représentées. Ainsi, l’autorité incarnée par le Prince est celle de la communauté politique tout entière, pour autant que celle-ci, visant la réalisation du bien commun, porte en elle-même le pouvoir de déterminer les lois qui conduiront à ce bien. L’autorité personnifie le corps politique, non pas en ce sens que celui-ci est absorbé par le premier, mais parce qu’il existe une corrélation de l’un avec l’autre. Dans cette perspective, le corps politique ne désigne pas la multitude empirique des personnes, mais la multitude des citoyens en tension vers la fin visée qu’est l’unité. » [20]Cette multitude empirique, c’est l’infinie diversité des êtres humains – chaque individu étant en lui-même insondable, sauf par Dieu– dont nous saisirons jamais que quelques aspects au cours d’une quête ou d’une enquête dans laquelle nous risquons de nous perdre. Au contraire, le peuple rassemblé par l’autorité légitime forme un ensemble défini (la cité) et capable de se pro-jeter dans un avenir qui est lui-même défini : comme la personne, le peuple est disposé au bien et il est capable de le réaliser sous le forme de l’unité politique. Contre le cliché d’une scolastique ratiocinante et figée dans son dogmatisme, il importe de souligner le dynamisme de la théologie médiévale et de la philosophie politique qui s’en inspire.

Quant au sujet qui nous occupe, ce dynamisme se manifeste dans le dépassement de l’aristotélisme, à la fois par la philosophie de la personne humaine, par la conception de la relation entre les personnes humaines (qui se conçoit selon la relation entre les personnes divines) et dans la conception du peuple. Ainsi Suarez[21] montre que seul l’homme est capable de recevoir la loi, à la fois dans sa généralité et dans sa relativité – comme loi particulière d’une communauté. Cette communitas populi n’est pas un simple « accident » mais qui convient à l’homme, comme propriété se rapportant au caractère rationnel de la créature de Dieu.

Cette conception de l’existence per se de la cité implique une rupture avec la théorie génétique qui est mise en évidence par Martine Pécharman [22] : à l’encontre d’Aristote, Suarez pense qu’il n’y a pas de continuité entre la famille, le village et la cité, et refuse la célèbre définition aristotélicienne de la cité comme amitié (philia) : le rapprochement des groupes familiaux n’est qu’une agrégation par accident et l’amitié entre les hommes (celle du voisinage, de l’entr’aide) n’engendre pas l’unité morale qui porte la société humaine vers sa perfection.. Pour que plusieurs familles se rassemblent « in unam civitatem » ou « in unum poliicum corpus », il est nécessaire selon Suarez que s’ajoute « le consentement » (consensus) de toutes les personnes qui forment cette communauté. En effet, « […] La communauté adéquate à la sociabilité ne saurait se former sans un tel consentement, et donc « sine aliquo pacto expresso, vel tacito » ; si elle a une nécessité naturelle, c’est en tant qu’elle est rassemblée « humainement » (humanitus), c’est-à-dire par la volonté des hommes : la « virtus » permettant de composer ou produire une communauté parfaite est en effet naturellement distribuée entre les individus, puisqu’elle est une suite de la forme même de l’homme, qui est l’âme rationnelle. Le principe de la composition du peuple, qui est la communauté nécessaire à la satisfaction de la sociabilité, se trouve ainsi ex vi creationis en chaque homme, et la créature qui a la puissance de recevoir la loi naturelle a sous la même supposition théologique la capacité d’être assujettie à la loi civile.

« Les hommes n’atteignent le terme que leur sociabilité leur fait rechercher que par leur « conjunctio moralis », qui est l’union de leurs volontés : la communauté politique se réalise seulement si chaque volonté individuelle a pour objet un accord avec toutes les autres. L’union politique, l’union de plusieurs hommes in unum populum, consiste dans cette union morale, « morale » au sens de voulue par tous ceux qu’elle met en relation (car un effet n’est dit « moral », qu’en tant qu’il dépend de la volonté). »[23]Contre la thèse nominaliste d’un peuple regardé comme simple collection d’hommes(populus est plures homines) Suarez affirme que l’unité (unitas) d’un peuple est le résultat de l’union (unitio)des volontés [24]qui fait de la cité une réalité irréductible à toute autre forme d’association entre les hommes.

 

La division de l’Europe chrétienne au 16ème siècle à la suite de la Réforme, les guerres de religions et les luttes civiles (la Fronde), mais aussi les transformations de la philosophie politique (Jean Bodin) favorisent l’émergence d’un Etat absolutiste qui ne détruit pas le peuple (comme le totalitarisme moderne) ni ne l’asservit (comme le despotisme). Le peuple, dans sa grande majorité, continue de se concevoir comme peuple de Dieu, mais après la Révocation de l’Edit de Nantes c’est surtout le peuple selon l’Eglise catholique qui ne tolère ni les protestants, ni les jansénistes[25]. Ce peuple continue de se définir comme une multitude d’hommes libres rassemblée sous l’égide de l’Etat, mais le pouvoir souverain ne tient guère compte de son consentement et de sa capacité législatrice. Telle est une des causes profondes de la Révolution française, au cours de laquelle le peuple se trouve réinventé[26].

 

3/ Le peuple-Un

L’évocation de l’Antiquité et du Moyen Age chrétien permet de mettre en évidence la mutation radicale qui s’opère en 1789 : de l’unité du peuple, qui est le résultat bienfaisant de la réunion de personnes diverses, on passe à l’Un-Peuple. Le peuple est alors pensé comme un bloc, comme une totalité qui paraît dans un premier temps parfaitement fraternelle (bien que déjà violente), magnifiquement chaleureuse, mais qui implique une exclusion prenant la forme d’un anéantissement. Le sujet hérétique du roi de France peut se convertir pour échapper à la répression : cette conversion forcée, qu’un chrétien comme Pascal réprouve, ne met pas en question l’humanité de l’homme, mais « seulement » l’expression d’une croyance[27].La pensée de l’Un, quant à elle, exclut qu’il y ait de l’Autre – sinon l’Un ne serait plus un. La Révolution française oublie l’enseignement platonicien, de même qu’elle oublie la pensée aristotélicienne de la médiété (du juste milieu) qui équilibre les différentes formes de pouvoir. C’est que la plupart des acteurs de la Révolution sont des « républicains de collège », qui agissent selon une vision idéalisée de la Rome antique et qui, à l’Athènes démocratique, préfèrent l’austérité civique et l’ordre militaire spartiates. Déjà Jean-Jacques Rousseau avait fait de Sparte son modèle. Saint-Just et Robespierre partagent son admiration, alors que Camille Desmoulins est « athénien », comme Benjamin Constant dès Thermidor[28]. Le Peuple-Un, qui résorbe la nation dans la volonté souveraine de cet « individu collectif »[29] , qui ne se reconnaît point de représentants mais se retrouve dans des figures vertueuses, c’est bien entendu dans le jacobinisme qu’il se manifeste au plus au point, puis dans le blanquisme et surtout dans le léninisme. Toutes ces idéologies politiques se fixent comme idéal la création d’un homme régénéré (ainsi l’Abbé Grégoire pour ce qui concerne les Juifs) et d’un peuple nouveau que les communistes veulent purifier des miasmes de la religion, « opium du peuple », libérer d’une bourgeoisie vouée à l’élimination, et purger de ses déviationnistes et autres dissidents.

En France, la 3ème République qui se proclamait héritière des « grands ancêtres » jacobins n’a pas sombré, on le sait, dans cette radicalité. Malgré sa nostalgie robespierriste, elle accepte la démocratie représentative, et le parlementarisme malheureusement privé de la médiation d’un Etat arbitral. L’empreinte libérale sur le républicanisme est indéniable, le divers est toléré (non sans poussées d’intolérance laïciste), les libertés sont peu à peu inscrites dans le droit, mais le peuple des citoyens reste travaillé en profondeur par la logique originelle de l’exclusion. Tel est le point que souligne Shmuel Trigano[30]. Cette logique est très embarrassante pour le républicanisme jacobin et pour la conception naïvement moralisante des droits de l’homme qui a cours depuis une vingtaine d’années. Pourquoi ?

Parce que la régénération souhaitée par l’abbé Grégoire et ses disciples signifie qu’il n’y a pas de citoyen sans que l’homme ait été retravaillé dans sa nature même (tel qu’il est né) car il y a, dans la société moderne des égaux, des traits physiques qui ne sont pas tolérés, des particularités qui excluent d’emblée certains êtres de l’humanité.

Comme Léon Poliakov l’avait déjà souligné, c’est dans la philosophie des Lumières qu’on trouve l’origine de l’antisémitisme raciste, et la modernité qui conduit aux camps de rééducation par le travail et aux hôpitaux psychiatriques soviétiques qui « soignent » les déviants. Si l’Un-Peuple est la vérité absolue, tout ce qui ne se confond pas avec l’Un, ou qui s’en distingue même de manière infime est une figure négative, celle du Mal qu’il faut éliminer. On croit aujourd’hui que les « idées abstraites » sont inopérantes, et on professe ouvertement la haine de la pensée. C’est pourtant une confusion tout à fait théorique entre l’unité et l’Un qui a provoqué la souffrance et la mort de dizaines de millions d’êtres humains dans les camps du 20ème siècle.

C’est aussi l’impossibilité de penser le lien entre l’homme universel et l’homme singulier qui marque dangereusement l’esprit démocratique. Shmuel Trigano écrit que « la nativité de l’homme [reste] le mystère le plus grand de la modernité politique. C’est bien ce qui fait obstacle à la pleine égalité des Juifs, des femmes et des Noirs ou à la reconnaissance de l’étranger (non reconnu dans la citoyenneté quoique « homme »). On ne sait pas quoi faire de la naissance dans la démocratie. Ce qui suppose qu’on ne sait que faire des hommes réels »[31].

D’où le paradoxe d’une démocratie qui ne parvient pas à reconnaître l’homme simplement humain, né avec ses particularités biologiques, alors que la modernité a proclamé sa volonté de mettre l’Homme au centre du monde. Comme si la nature biologique était en contradiction avec la naturalisation politique. L’antisémitisme nationaliste est le fruit empoisonné de ce paradoxe, mais aussi le mouvement xénophobe qui, en France, a dénoncé la présence de certains résidents étrangers et de certains citoyens récemment naturalisés – « Arabes » le plus souvent,« Noirs » parfois. Le populisme se constitue contre le peuple, non contre la démocratie dont il est l’excès. Voilà un constat difficile à admettre, mais qu’il faudra affronter[32]philosophiquement si nous souhaitons éviter un nouveau retour de logiques infernales.

 

4/ L’INSTITUTION DU PEUPLE

La tentation de tout ramener à l’Un a marqué une partie du 20ème siècle, et s’est manifestée sous la forme de tyrannies qui se sont heurtées, même dans les camps de concentration, au caractère irréductible de la personne humaine : l’homme ne peut être réduit à une définition, sociale ou «raciale » ; il ne peut pas être réduit à l’animalité ; il ne peut pas être réduit à une totale servitude car il garde en lui l’espoir de la délivrance ou s’échappe dans la mort, que les croyants considèrent comme un passage.

L’effondrement du communisme européen a fait renaître une autre tentation, contraire à la première, qui consiste à regarder la société comme une addition d’individus absolument libres, et se réunissant selon des affinités plus ou moins éphémères : l’idéologie individualiste a triomphé, elle marque nombre de comportements sociaux et fait craindre une tentative violente de retour à une identité perdue.

Pour tenter d’échapper à ce mouvement de balancier qui va de l’Un au multiple et du multiple à l’Un, en mutilant ou en détruisant sans cesse les êtres humains, il importe de revoir notre définition du peuple et de repenser la question des médiations politiques.

1/ Définition

Au risque de décevoir ceux qui attentent d’une hypothétique post-modernité le renouvellement total des concepts politiques et des relations sociales, il y a lieu de reprendre la définition traditionnelle du peuple. Non par goût d’un passé qui n’était pas idyllique, mais au nom de la prudence (vertu politique éminente) qu’inspire le souvenir des enfers totalitaires.

Le peuple, ce n’est pas un concept, une idée, un Tout. C’est d’abord un ensemble de personnes. La personne échappe à toute définition, mais nos principales traditions théologiques et philosophiques affirment le respect de chaque individuqui peut être regardé :

– comme être libre, donc capable de volonté

– comme être de raison exprimant celle-ci par le langage

– comme être de désir – du simple désir de persévérer dans son être au désir de trouver Dieu [33]. L’homme n’est pas un être fixé, « enraciné », mais au sens premier un aventurier, quelqu’un qui va de l’avant, qui se pro-jette dans le monde.

Ces personnes libres sont toujours des personnes en relation, qu’ils s’agissent de relations selon le droit (famille, propriété privée, contrats de droit privé, échanges de biens et de services) et (ou) selon les affinités – amicales, amoureuses, cultuelles, culturelles…

Cet ensemble de personnes libres et en relations peut être appelée multitude : autrement dit une population constituée d’éléments d’une extrême diversité, qui ne saurait être ramenée à un concept ou à un comportement unique (Peuple-Race, Peuple-Travailleur, Peuple-Citoyen) par un groupe (par exemple un parti), par un individu (un dictateur) ou par un Etat.

Pour sauvegarder la liberté, il faut accepter le multiple, le divers, le différent, admettre qu’il ne sera jamais pleinement connu ni compris. Mais on ne saurait oublier que ces innombrables particularités n’excluent pas des comportements généraux (ce qui permet la démarche scientifique, sociologique, économique, ethnologique) et que cette diversité n’exclut pas que chacun puise reconnaître son prochain selon des références communes : invocation d’un principe transcendantal, mémoire d’une religion révélée impliquant certaines habitudes de pensée et à certaines manières d’être, soumission à des règles de droit écrit ou coutumier qui ont valeur universelle. La singularité n’est pas concevable sans référence à une universalité, qui permet de se reconnaître entre humains et de se connaître entre peuples différents.

On peut voir dans cette affirmation un parti pris universaliste (rejeté par la Pensée correcte aux Etats-Unis) mais cet universalisme est préférable au communautarisme qui aboutit à un paradoxe violent : le repli « communautaire » rend étranger à ce qui est commun, et l’individu qui refuse l’universel glisse sur la pente vertigineuse de la différence[34], qui est l’affirmation de toujours plus de différence – à moins qu’un Maître (aimablement désigné comme gourou mais en fait auto-proclamé) n’incarne fermement (et parfois avec une extrême dureté) l’identité du groupe. Préserver la relation dialectique entre le singulier et l’universel est un souci primordial.

Comment ? Faire en sorte que la multitude se rassemble ou demeure rassemblée en un peuple. Un peuple se pense comme unité (non comme l’Unique, exclusif de tout autre), ce qui implique la reconnaissance de la diversité comme ensemble d’éléments constitutifs de l’unité, d’une identité collective qui implique un libre jeu des différences. Ceci sans oublier qu’identité est synonyme d’égalité. Entre les êtres humains, les différences sont toujours moins fortes que les ressemblances : selon les philosophes, on parlera de l’humanité qui est en chaque homme, de l’égale dignité des individus, de l’égalité devant le Dieu unique, ou plus prosaïquement de l’égalité juridique. L’humble acceptation du divers, et la protection qu’elle implique, signifie la reconnaissance du fait de la naissance, de la filiation, de l’origine étrangère.

Cette unité est d’ordinaire vécue sur un même territoire (mais le peuple juif est géographiquement dispersé), selon une même expérience du passé et du présent, et parfois selon une même visée spirituelle lorsque l’unité du peuple est assurée par une référence religieuse.

L’unité du peuple s’accomplit de manière dynamique, dans l’histoire. Un peuple qui se projette dans l’histoire du monde écrit son histoire particulière – celle d’une nation parmi d’autres nations. Cette historicité est gage d’humanité[35].

Cette existence historique n’est pas concevable sans une autorité, politique ou religieuse , parfois politico-religieuse. Cette unité se réalise habituellement par le moyen d’un Etat, qui élabore la loi et qui met en œuvre le droit. La nation, au sens moderne du terme, se définit donc comme une collectivité historique et juridique, constituée d’hommes nés libres et égaux, et respectant les conditions particulières de la naissance de chacun citoyen selon un système de droits (droit à la sûreté, droit du sol, droit d’asile, droit de la famille) qui assurent la liberté et la dignité de chaque individu, avant même qu’il ne devienne citoyen.

2/ Médiations

Il faut encore consentir un effort politique décisif :refuser d’ériger le Peuple en totalité close, selon une unité conçue en elle-même et pour elle-même.

Autrement dit, il ne suffit pas d’unifier prudemment la multitude et de proclamer qu’elle constitue désormais un seul et même peuple.

Ce peuple n’est jamais seul : il est en relation avec les autres peuples, il est un parmi d’autres dans l’humanité. De même, la naissance au sein d’un peuple, sur un certain territoire, est un « accident », au sens philosophique du terme : on n’est pas Français par essence.

Ce peuple existe dans la dialectique du même et de l’autre, du semblable et du différent, qui se développe à l’infini, sans perspective d’une fin temporelle et paradisiaque de l’histoire, où toutes les contradictions seraient dépassées, épuisées ou anéanties.

Il faut que ce peuple soit constamment maintenu dans un jeu complexe de relations offrant diverses possibilités de médiations par lesquelles la liberté sera préservée. Sans prétendre à une description complète, on peut appréhender ces relations sous divers angles :

 

Selon l’histoire. Nous sommes dans la relation dynamique qui unit l’autorité[36], le peuple et la nation. L’autorité, généralement politique, rassemble le peuple selon un projet historique qui s’accomplit dans une nation ou dans un empire.

Selon la légitimité. Nous sommes dans la relation politique qui institue le consentement du peuple, la continuité historique de l’Etat, et le service rendu par l’Etat à la nation.

Selon la souveraineté. Nous sommes dans une relation temporelle entre la souveraineté du peuple, l’Etat souverain et la souveraineté nationale.

Selon la volonté. Nous sommes dans une relation démocratique qui compose le consentement populaire (ou volonté générale), la visée étatique (législatrice, diplomatique, planificatrice) et le projet national (volonté de vivre ensemble la même aventure historique).

Selon le pouvoir. Nous sommes dans une relation logique par laquelle le pouvoir politique médiatise (fonction « arbitrale » active) par son logos (la raison politique de l’Etat, la parole politique dans les Assemblées représentatives de la nation) des couples antinomiques (liberté-égalité, désir-liberté, droit-vouloir, vouloir-histoire) selon l ’exigence de justice : reconnaître ses droits au peuple tout entier et à chacun de ses membres…

Selon le manifesté. Nous sommes à proprement parler dans une relation dialectique qui met en jeu le suffrage populaire, la figure personnifiée du pouvoir souverain et la représentation nationale, selon les divers choix qui s’effectuent en certains moments : élection du chef de l’Etat au suffrage universel (qui peut prendre la forme d’un choix dynastique), élection directe des députés et indirecte des sénateurs, expressions diverses des désirs de la population dans les réunions, manifestations, grèves – toutes libertés régies par le droit public.

Selon l’humanité. Le souci de la personne humaine n’est pas une déclaration de bonnes intentions, ni un « impératif catégorique » inefficient. La reconnaissance et la protection de la personne, à tout moment et en tous lieux, se concrétise dans la relation établie par l’Etat sur le territoire national entre le Singulier et l’Universel (par la mise en œuvre du droit) et par l’organisation des Etats sur le plan inter-national, notamment dans l’institution appelée à juste titre Organisation des Nations Unies.

 

Chacune des catégories médiatrices est médiatisée (l’Etat relie la nation et le peuple, le peuple reconnaît l’Etat légitime et veut maintenir la nation dans le mouvement de l’histoire) et chaque système de médiation doit être mis en relation avec tous les autres : la démocratie est le résultat d’une dynamique historique qui n’existerait pas sans volonté étatique). Ce jeu est complexe, jamais parfaitement articulé ni complètement construit, et c’est cet inachèvement qui assure la dynamique d’une liberté créatrice.

Ces constructions, encore à l’état d’ébauche, peuvent paraître artificielles. L’histoire montre qu’il est tragique de les ignorer ou de les mépriser. Il est nécessaire de distinguer les catégories politiques (pouvoir, peuple, nation) et de toutes les maintenir dans un jeu dialectique [37]afin d’éviter les confusions funestes dont nous avons fait ou dont nous pouvons faire l’expérience :

La Nation qui se confond avec l’Etat, c’est le jacobinisme. Vertu dominatrice et terroriste, dont le peuple est victime.

L’Etat (réduit à l’appareil du Parti) qui résorbe le Peuple, c’est le stalinisme. Triomphe de la Volonté.

Le Peuple (fictif) qui absorbe l’Etat : c’est le populisme. Désir impulsif, empire de la pulsion – généralement la pulsion de mort.

L’Etat qui devient le partenaire (« modeste ») des autres acteurs sociaux cesse d’être le médiateur, facteur de justice, et le protecteur, garant des libertés. Le pouvoir passe alors aux oligarques, la société est livrée aux diktats corporatistes et menacée par les implosions particularistes.

Il n’y a pas de peuple qui puisse exister dans la spontanéité. Un peuple libre est toujours un peuple qui veut l’institution de la liberté dans un pouvoir politique qui a la justice pour finalité. En somme, tout le contraire de ce qui est aujourd’hui « communiqué » (au mépris de la parole populaire) et vendu sous étiquette ultralibérale.

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Article publié dans la revue « Cité » n° 36

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[1]Cf. l’article de Criton des Alpes, page… de ce numéro.

[2]Les lignes qui suivent sont à mettre en relation avec ma communication sur « Géopolitique et souveraineté », publiée dans Cité n°31.

[3]Cf. Raphaël Draï, La Traversée du désert, L’invention de la responsabilité, Fayard, 1989.

[4]Le h’ozé est le contrat au sens du droit civil, qui fait loi entre deux parties volontairement contractantes. Mais il « ne saurait porter atteinte à la brith du peuple ni à celle qu’incarne chaque individu en sa propre vie. Un contrat qui viole la liberté d’autrui, ou tente de l’exploiter, serait-il valable formellement, serait invalidé comme contraire à la structure et à l’esprit de la brith. »Draï, Traversée du désert,64.

[5]Raphaël Draï, La Traversée du Désert, p. 335

[6]Aristote, Politique, I, 2, 1252b

[7]Politique, III, 2, 1275b

[8]Politique, III, 11, 1281b

[9]Pierre Vidal-Naquet : « Une invention grecque : la démocratie » Les Grecs, les historiens et la démocratie, le grand écart, La Découverte, 2000. p. 170-171

[10]Sur ce point, cf. Pierre Vidal-Naquet, op.cit.p. 167-169.

[11]Politique, I, 2, 1252b. Traduction Tricot.

[12]Politique, I, 2, 1253a

[13]Claude Nicolet, Le métier de citoyen dans la Rome républicaine,NRF, Bibliothèque des histoires, Editions Gallimard, 1976.

[14]Claude Nicolet, op. cit. p. 509

[15]Claude Nicolet, op. cip. 521

[16]Colette Beaune, Naissance de la nation France, Gallimard, 1985 ; Luc de Goustine, La grande peur de Saint-Angel, Aventure d’un brigand gentilhomme, Honoré Champion, 2000.

[17]cf. L’introduction d’Axel Tisserand aux Traités théologiques de Boèce, GF Flammarion, 2000. p. 19-20. Ainsi que l’article de Yves Floucat : « Enjeux et actualité d’une approche thomiste de le personne », Revue thomiste 2000, n°3 p. 384-422.

[18]Som.Théol. Ia II ae, qu. 90,3

[19]Som. Théol., Ia II ae, qu. 97, 3 :

[20] Bernard Bourdin : « La théologie de l’autorité politique chez saint Thomas »In Aspects de la pensée médiévale dans la philosophie de la pensée politique moderne, sous la direction de Yves Charles Zarka, PUF, 1999. p. 29.

[21]Le jésuite Francisco Suarez est notamment l’auteur d’unDe legibus. Cf. Michel Bastit, Naissance de la loi moderne, PUF, « Léviathan », 1990.

[22]Martine Pécharman, « Les Fondements de la notion d’unité du peuple selon Suarez »in Aspects de la pensée médiévale … précité.

[23]Martine Pécharman, op. cit. p. 118-119.

[24]« (…) l’unité requiert que l’union entre les parties fournisse une médiation à leur relation au tout » écrit Martine Pécharman (op. cit ; p. 122). La phrase mériterait un long commentaire.

[25]Notons à la suite de Ran Halévi que la Révocation ne résulte pas d’une volonté d’exclusion du royaume, mais au contraire d’une volonté royale de réduire les sujets à l’obéissance. Les protestants ne sont pas expulsés, c’est parce qu’ils refusent d’obéir au roi qu’ils choisissent l’exil.

[26]Cf. les ouvrages indispensables de Pierre Rosanvallon : Le Sacre du citoyen, Histoire du suffrage universel en France, 1992 ; Le Peuple introuvable, (1998) ; La démocratie inachevée, Histoire de la souveraineté du peuple en France, 2 000, aux éditions Gallimard.

[27]Cette observation n’est pas une approbation. « Celui qui tue un hérétique accomplit un péché inexpiable » (Saint Jean Chrisostome).

[28]Cf. Pierre Vidal-Naquet : « Lumières de la cité grecque », in Les Grecs, les historiens et la démocratie, le grand écart, La Découverte, 2000 : « Robespierre et Saint-Just utilisent Sparte pour voir leur propre société comme transparente, comme idéalement unifiée ; ils repoussent toute idée de conflit de classes, d’intérêts ou de partis. Ils ne connaissent que des hommes purs et, en face, des traîtres, et des fripons qu’il serait licite d’éliminer ». p. 188

[29]la formule est de Lucien Jaume. Cf. son ouvrage capital : Le discours jacobin et la démocratie, Fayard, 1989.

[30]Shmuel Trigano, L’Idéal Démocratique à l’épreuve de la Shoa, Editions Odile Jacob, 1999.

[31]Shmuel Trigano, op.cit. p. 218.

[32]L’ouvrage précité de Shmuel Trigano soulève bien d’autres questions qu’il n’est pas possible d’aborder dans le cadre limité de cette communication. Cf. mon article dans Royaliste n° 748, « Péril en la modernité ».

[33]Cf. par exemple : Claude Bruaire, L’affirmation de Dieu, essai sur la logique de l’existence, Le Seuil, 1964, et plus particulièrement dans la deuxième partie les trois syllogismes de la liberté, du langage et du désir.

[34]Cf. mon article sur « Identité et différence »,revue Ubuntu n° 4.

[35]« Ce qui fait l’humanité de l’homme, c’est qu’il est inscrit dans l’histoire et non dans la « nature ».Shmuel Trigano, op. cit. 178

[36]Cette autorité peut être spirituelle et inspirante ; ou politique, et inspirée par des préceptes religieux, moraux, idéologiques…

[37]cf. mon article « Etat, nation, pouvoir dans la philosophie politique de Claude Bruaire, dans Cité n°26.

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