Le poids du passif

Mai 30, 2020 | Economie politique

 

Emmanuel Macron a installé le 29 mai une commission d’économistes chargés de réfléchir aux “grands défis” constitués par le changement climatique, les inégalités et la démographie. Ils doivent ensuite “présenter des recommandations pour rendre les politiques économiques plus efficaces”. Quelle bonne idée !

Il est en effet plus qu’urgent de réfléchir mais l’orientation néolibérale de la commission que préside Jean Tirole pose d’emblée une question de méthode : est-il raisonnable d’attendre des propositions pertinentes d’experts qui se réfèrent presque tous à une théorie naufragée ? La réponse pourrait être positive si ces sommités prenaient au sérieux la nécessité, soulignée par Emmanuel Macron, de “repenser nos dogmes économiques”. Or il est permis de douter.

Comment se fait-il que le chef de l’école néo-libérale française, consacré par un prix Nobel d’économie, n’ait pas procédé à une révision de sa dogmatique après la crise de 2008 ? Comment se fait-il que ses compères n’aient pas vu que l’austérité ne permettait pas de rembourser la dette publique et de relancer l’activité, que les “réformes structurelles” provoquaient des catastrophes sociales, que le libre-échange et la libre circulation des capitaux étaient facteurs de désastres industriels, agricoles et financiers ? Plus lucide que Jean Tirole, Alain Minc confiait au Figaro du 25 août dernier son désarroi : qu’il s’agisse de la création monétaire, de l’inflation, des salaires, des taux d’intérêt, tout ce que le porte-parole du Grand capital avait considéré comme vérités intangibles était démenti par les faits !

Emmanuel Macron aurait composé tout autrement sa commission s’il avait lu l’ouvrage de David Cayla (1) et compris grâce à lui que l’école néoclassique “s’avère sans doute utile pour comprendre certains phénomènes localisés ou certains comportements économiques” mais qu’elle “sera en revanche largement inadéquate pour appréhender un phénomène systémique, une crise globale…”.

En mars, nous sommes entrés dans une crise globale face à laquelle les États doivent créer de la monnaie, subventionner des entreprises privées, payer une partie des salaires… Le débat ne porte ni sur “le marché”, ni sur la prétendue “loi de l’offre et de la demande” ; il doit ou devrait concerner l’étendue et les modalités des interventions étatiques, sans oublier le contrôle démocratique de cette politique. Car le demos ne saurait être enfermé dans les figures idéales du Consommateur, du Producteur, de l’Épargnant… La crise sanitaire a une fois de plus montré ce que l’on constate dans toutes les crises : la société résiste grâce au rôle protecteur de l’Etat et grâce au dévouement de citoyens généralement mal payés et méprisés. Ceci sans oublier qu’en période ordinaire le fonctionnement très partiel mais très violent du marché est compensé par les prestations sociales et par une administration bénévole de la misère qui mobilise des centaines de milliers de personnes.

Ces remarques ne permettent pas de cerner l’ampleur du problème auquel nous sommes confrontés. Souvent dénoncé comme le premier responsable de tous les maux qui nous frappent, Emmanuel Macron paie le prix de son égotisme. Il n’est pourtant que le dernier venu, dans la série des dirigeants qui ont accepté de subir les transformations du monde. L’apôtre de la “start up nation” a accepté cet héritage d’inertie, de compromissions et de démissions, caché sous la fable de l’ancien monde et d’un nouveau monde dont il serait le pionnier. Or le voici rattrapé par l’histoire et pris au piège : il voudrait faire du nouveau, alors qu’il incarne jusqu’à la caricature l’ancien monde et le refus obstiné des gens de sa caste de tirer les leçons des crises que nous avons connues depuis 1968.

La critique de la société de consommation a été étouffée par l’obsession du taux de croissance et le productivisme a prévalu sur l’inquiétude écologique. On a laissé se constituer le système de l’endettement privé et se développer le travail servile en prétendant lutter contre l’exclusion – alors que le système fonctionnait par l’exclusion. On nous a promis la prospérité par la mondialisation et le bonheur de vivre avec les nouvelles technologies, en traitant de ringards, de nationalistes, ceux qui dénonçaient les violences et les impasses suicidaires du monde qui est en train de s’effondrer…

Le cas de l’automobile est à cet égard tristement exemplaire. Le problème de la voiture individuelle et plus largement du transport routier est posé depuis la crise pétrolière de 1974. Malgré les accidents, la pollution, l’enlaidissement des villes et des paysages, on a continué à laisser faire les constructeurs et l’on se retrouve, quarante-six ans plus tard, avec le drame de Renault. Faute d’un plan de réorientation de l’industrie automobile en fonction de la baisse, nécessaire, de la circulation routière, on en est réduit à tenter un sauvetage, dans l’urgence, face à la révolte justifiée des salariés. Les erreurs et les fautes des classes dirigeantes, ce sont toujours les mêmes qui les paient.

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(1) David Cayla, L’économie du réel, Face aux modèles trompeurs, Editions Deboek supérieur, 2018. Cf. “Royaliste” n° 1159, 14 janvier 2019.

Editorial du numéro 1191 de « Royaliste » – Mai 2020

 

 

 

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