Le pouvoir sur scènes – Entretien avec Georges Balandier

Mai 31, 1993 | Entretien, Res Publica

 

Sociologue et anthropologue de réputation internationale, Georges Balandier se consacre depuis plusieurs années à l’étude des sociétés modernes, qu’il éclaire en faisant un détour par les sociétés de la tradition. Invité à plusieurs reprises à s’exprimer dans nos colonnes et dans nos réunions, Georges Balandier a bien voulu nous présenter son dernier ouvrage, dans lequel il analyse le spectacle médiatique et souligne les menaces qu’il fait peser sur la vie politique.

Royaliste : Dans votre analyse des sociétés modernes, vous avez pour méthode de multiplier les points de vue. Est-ce le cas dans « Le pouvoir sur scènes » ?

Georges Balandier : Oui. Il y a quelques armées, vous avez présenté à vos lecteurs un de mes livres qui s’intitule « Le Détour » : ce détour par d’autres cultures et par l’histoire est en effet nécessaire pour mieux comprendre notre propre société. En ce qui concerne le domaine politique, ce détour anthropologique montre avec un effet de grossissement certains aspects du pouvoir que les sciences établies – la science politique, la sociologie – n’avaient guère fait apparaître.

Royaliste : Lesquels ?

Georges Balandier : La part du symbolique, la part du mythe, de l’imaginaire, dans tout fonctionnement de pouvoir. Il faut aussi ajouter la part de la dramatisation, le caractère théâtrocratique du pouvoir – ce qui se révèle quand on lit les grands auteurs et tout particulière ment Shakespeare, qui est le premier des auteurs « politiques ».

Ceci doit être souligné, car la tradition de notre philosophie politique a tendance à présenter le droit moderne et les institutions qui l’accompagnent, comme étant liés à une sorte de progrès continu de la rationalité. Ainsi Ernst Cassirer, dans son « Mythe de l’Etat », montre le risque majeur qu’il y a à soumettre le politique au mythe ; il souligne la nécessité, si l’on veut que le politique soit acceptable, non tragique comme il le fut avec les totalitarismes, de parvenir à élargir l’empire de la raison sur le politique. Il s’agit là, pour moi, d’une quasi-impossibilité. Je ne pense pas que le politique puisse fonctionner sous le seul éclairage de la raison – pas plus qu’il ne peut fonctionner avec la seule coercition, légitimée et consentie.

Royaliste : Quels sont les effets sur le politique en tant que tel de la culture du regard ?

Georges Balandier : Vous évoquez là une des révolutions les plus importantes de ces dernières décennies, que nous avons accomplie sans toujours nous en rendre compte. Nous vivons dans un univers panoptique, où tout peut se traduire en visuel. Ce qui a des conséquences sur le fonctionnement du social, de la culture et de la politique.

Observons, par exemple, l’élection présidentielle américaine de novembre dernier. Ce qui frappe, c’est l’utilisation de la dramatisation : l’élection américaine, plus encore que la nôtre, tend à être de moins en moins un affrontement d’idées, de doctrines, et de plus en plus un affrontement image contre image, spectacle contre spectacle. La dramatisation y a pris largement le pas sur l’argumentation. Il y a bien sûr l’aspect kermesse au moment des Conventions démocrates et républicaines et pendant les campagnes électorales. Mais le plus important est l’utilisation de tout événement – celui qui advient effectivement comme celui qui est artificiellement créé – pour faire valoir un candidat et dévaloriser son adversaire. Ainsi Bill Clinton fut accusé de manquer de patriotisme, sa vie privée fut passée au crible etc. Les femmes des candidats furent elles aussi opposées, Mme Bush étant présentée comme le parangon des vertus traditionnelles, alors que Mme Clinton a été démonisée comme féministe, gauchiste, dangereuse pour la famille américaine. Plus significatif encore est le cas de Ross Perrot, personnage plutôt falot qui a accédé à l’existence politique uniquement par les médias et a finalement obtenu près de 20 {9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} des voix. Pourquoi ? Parce que sa fortune lui a permis d’acheter des minutes d’antennes qui lui ont donné la présence médiatique. Mais Ross Perrot représentait aussi l’Américain ordinaire qui a réussi dans l’industrie ; c’est aussi un Texan qui, à ce titre, mobilise tout un imaginaire engendré par les « séries » de la télévision. Enfin, on ne sait pas assez que Ross Perrot voulait établir un pouvoir médiacratique : il souhaitait créer un gigantesque centre interactif télévisuel qui lui aurait permis de s’informer de l’état des opinions et de gouverner en fonction de celles-ci. Nous n’en sommes pas là en France, mais cela mérite réflexion.

Royaliste : Cette tendance étant repérée, comment apprécier les effets de la communication ?

Georges Balandier : Il faut parler d’une construction de l’événement par les techniques de la communication et de la médiatisation. La figure politique est fabriquée, elle doit pour une part son existence aux techniciens de la communication et des médias, et l’événement est lui aussi fabriqué. Une efficacité technique croissante permet de faire de l’événement ce que l’on veut qu’il soit, avec une crédibilité d’autant plus grande qu’on nous montre des images-preuves.

Pour illustrer ce point, il faut évoquer d’un mot Timisoara. Même si l’exemple a beaucoup servi, il importe de souligner que la pseudo-révolution roumaine s’est faite avec un pseudo-sacrifice fondateur, par détournement de cadavres. Prenons d’autres exemples : l’opération au Koweït est la première guerre qui s’est déroulée sous observation continue (par satellite etc.) et qui a été peu connue dans sa réalité par les téléspectateurs, sauf par les images des véhicules détruits sur la route du Koweït à Bagdad à la fin de la guerre et celles présentées par la télévision irakienne à des fins de propagande. Pour le reste, nous avons vu un « wargame », une « guerre propre », un montage destiné à légitimer cette guerre. Autre exemple, le coup d’État manqué de Moscou en août 1991. Après coup, on découvre qu’il y a eu représentation d’un drame monté à la façon d’une tragédie classique, avec des comploteurs invisibles et ce peuple jeune qui défend la démocratie, avec Eltsine dressé sur son char manifestant qu’il est le rempart de la paix civile et de la liberté. Loin de l’événement, beaucoup se demandent ce qu’il faut croire dans tout cela, s’il n’y a pas eu quelque manipulation permettant de trouver le chemin du pouvoir, et si, finalement, les médias n’ont pas eu autant d’importance que les forces en présence pour consacrer Eltsine et pour lui assurer l’appui des pays étrangers. Le troisième cas, encore proche, est l’intervention occidentale en Somalie avec ce débarquement gêné par les journalistes et leur matériel, mais aussi avec le soupçon d’un jeu politique et diplomatique caché par le spectacle médiatique.

Tous ces événements posent un problème qui n’est pas nouveau mais qui a pris une très grande acuité : c’est le problème de la vérité dans son rapport à l’Histoire et au politique. Ce problème est grave parce qu’il ne peut y avoir de démocratie sous le règne du soupçon.

Royaliste : Qu’en est-il du citoyen-spectateur ?

Georges Balandier : Le fait est que dans nos sociétés, il n’y a plus de citoyen tout court, mais des citoyens qui sont plus ou moins citoyens et plus ou moins spectateurs. Sommes-nous déjà en « médiacratie », pour reprendre l’expression de F.-H. de Virieu ? Sommes-nous déjà des citoyens assujettis au pouvoir des communicateurs ? Pour tenter d’éclairer les réponses possibles à cette question, je voudrais souligner l’existence d’un véritable paradoxe. Au moment même où, nous dit-on, les politiques sont en discrédit, où la communication politique est prise en défaut d’efficacité, les politiques bénéficient de dispositifs d’influence comme ils n’en ont jamais eus ; ils ont des moyens d’information et d’expression considérables, et ils ne cessent de se découvrir « séparés ».

Royaliste : Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

Georges Balandier : Le premier point, c’est que la parole politique est « déforcée ». Or il n’y a pas de rapport de gouvernement sans jeu de parole – à tel point que dans les sociétés de la tradition l’économie linguistique du pouvoir, la circulation de la parole politique, obéissaient à des contraintes très précises quant au lexique et à quant à l’expression : la parole politique était estimée si forte qu’elle ne pouvait pas circuler comme la parole ordinaire, quotidienne. Au contraire, dans nos sociétés, la parole politique coule en trop grande abondance, en trop de lieux, en trop d’occasions, elle perd son prestige pour se fondre dans le quotidien.

Le deuxième point, c’est la nécessité d’exister par l’image, de paraître : exister politiquement, c’est exister médiatiquement, comme je le disais plus haut Or il faut ajouter ceci : si l’on existe par l’image, on disparaît aussi par l’image. Le politique n’est pas dissocié d’une certaine part de tragique, il porte en lui le sacrifice : or, maintenant, le sacrifice s’effectue sur l’écran, comme nous l’avons vu lors du débat sur la traduction de trois anciens ministres en Haute-Cour. C’est vrai aussi pour l’image souveraine, pour la charge suprême : il y a un sacrifice que les médias accomplissent, en reproduisant d’anciens rituels ? J’ai étudié des monarchies africaines où le souverain déforcé, estimé sans prise suffisante sur les hommes et les choses, est averti selon une procédure rituelle que son temps est terminé et qu’il doit s’effacer…

En troisième lieu, il y a la dérive vers le spectaculaire que vous avez évoquée dans votre journal lors de la parodie de débat organisée par Guillaume Durand sur la défunte 5ème chaîne. Le mélange du débat et du spectacle est devenu banal, et l’échange des rôles est fréquent : l’homme politique devient homme de spectacle, le comédien (Yves Montand dans une célèbre émission consacrée à la crise) devient une sorte d’homme politique. La confusion nuit à la démocratie. A mêler l’homme politique à trop de spectacles, on le banalise : toute scène politique implique des transfigurations.

Quant au gouverné – vous, moi – il devient un citoyen-spectateur avant d’être un citoyen impliqué. Plus grave encore, nous devenons les complices des simulacres ; personne ou presque ne résiste à l’envie de paraître à la télévision. Et le citoyen-spectateur peut éprouver le sentiment d’avoir une prise sur les choses lorsque quelques-uns de ses pairs sont conviés sur un plateau de télévision ; il a l’impression d’être présent par délégation, ce qui est une nouvelle source de confusions. Le public d’un plateau de télévision n’est pas un échantillon socio-professionnel, et encore moins l’équivalent d’un groupe de « représentants ».

Royaliste : A partir de ces constats, comment envisager l’avenir de la démocratie ?

Georges Balandier : Ma première remarque sur ce point, c’est que la démocratie gagne en extension, ce qui nous procure une satisfaction qui est peut-être déçue par de nouvelles régressions. Mais, en même temps, là où elle est présente avec une histoire déjà longue, la démocratie n’a pas trouvé les moyens de s’ajuster à la culture médiatique, ce qui la met à l’épreuve. Dès lors, comment assurer l’ajustement à l’univers de la communication ?

Il faut d’abord établir certaines distinctions. Tous les médias ne doivent pas être soumis au même degré de suspicion : la presse écrite de qualité garde une bonne part de son crédit, de même la radio qui préserve en partie la force de la parole. Le principal problème est posé par la télévision. Régis Debray a écrit naguère qu’elle jouait le rôle d’un parti unique – jugement excessif mais qui contient une part de vérité – alors qu’un sociologue, Dominique Wolton, soutient que la télévision réalise l’égalité entre les hommes (ils regardent tous les mêmes images) et permet un accès à l’information sans lequel il n’y a pas de démocratie. Je rappelle de façon trop schématique ce débat, mais je crois que nous sommes là au cœur du problème. Une des réponses tient peut-être dans la création de télévisions civiques, qui existent déjà aux États-Unis et au Canada. Nous n’avons quant à nous que les transmissions télévisées des séances parlementaires du mercredi.

A long terme, il faudra envisager un nouveau contrat politique, mais dans l’immédiat une action en profondeur me paraît possible et nécessaire : si l’on croit à la démocratie, si l’on pense que la démocratie consiste à faire participer le plus grand nombre possible de citoyens au débat public, si l’on pense que la démocratie doit donner le moyen d’exprimer les passions publiques, alors il faut préparer le citoyen-spectateur à distendre la dépendance médiatique. Pour cela, il faut notamment enseigner la logique de l’image. La démocratie ne sera désormais fondée que s’il y a une pédagogie de l’image, si l’on enseigne aux gens sa fabrication, son langage, son idéologie, etc. Ainsi à Brasilia, un petit groupe de sociologues audacieux enseigne en milieu universitaire la connaissance de l’image et des médias. Dans une démocratie incertaine, cette pédagogie est estimée capable de la fortifier.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 602 de « Royaliste – 31 mai 1993.

Georges Balandier, Le pouvoir sur scènes, Editions Balland.

 

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