La guerre des classes fait rage : depuis son élection et tout au long de la bataille sur les retraites, Nicolas Sarkozy a agi comme chef d’une classe mobilisée pour assurer sa propre domination. Dans l’affaire, le supposé président n’est que le fondé de pouvoir de l’oligarchie.

Dans un livre qui a connu un succès immédiat, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot replacent le Président des riches dans la logique d’un système qui est à détruire. Mais comment ?

 

Chère Monique, cher Michel,

Eh ! bien, c’est fait : voici Nicolas Sarkozy habillé pour l’hiver – le long hiver d’un homme qui avait réussi à bluffer une partie du pays et qui se trouve rejeté par une très large majorité de citoyens. Il a voulu se placer en permanence sur le devant de la scène. Il est devenu la cible de millions de manifestants qui le conspuent parce qu’il est depuis son élection le « président des riches », tel que vous le désignez dans votre livre (1).

Je ne reprendrai pas les discours et les actes de l’autocrate, ni les lois qu’il a dictées sous l’influence de ses amis et commanditaires : je renvoie nos lecteurs aux relevés minutieux, aux explications pertinentes que vous avez consignés jour après jour. Chacun pourra utilement se rafraîchir la mémoire et compléter son information sur le bouclier fiscal, les charmes de Neuilly, le réseau des amis (fonctions, propriétés, loisirs, jetons de présence), l’installation du tout-à-l’égout dans la fameuse villa du Cap Nègre et sur bien d’autres détails d’une vie privée insolemment mêlée à l’exercice de la plus haute fonction politique.

Misère de la « communication » : ce spectacle complaisamment orchestré a vite cessé d’attirer les foules. L’antisarkozysme est devenu une passion nationale – clairement exprimée par des millions de manifestants en septembre et en octobre. Mais l’éviction du supposé président en 2012 ne saurait résoudre le problème politique français : telle est bien votre conviction, et la nôtre. Nicolas Sarkozy n’est qu’un cas, outrageusement significatif, que vous avez rencontré au cours de cette enquête sur l’oligarchie qui est la raison de votre livre.

A la Nouvelle Action royaliste, cela fait bien des années que nous utilisons le concept d’oligarchie, aussi vieux que la philosophie politique, pour définir le groupe qui a usurpé la réalité du pouvoir. Nous sommes heureux d’en retrouver une définition précise dans votre livre : « Lorsque tous les pouvoirs sont entre les mains de personnes qui entretiennent des liens étroits et forment un groupe de fait, on peut parler d’oligarchie. La politique, les entreprises, la finance, les médias, le marché de l’art sont contrôlés par des agents sociaux qui se connaissent et se reconnaissent, au sens où ils se cooptent mutuellement dans les instances où ils se retrouvent » (p. 39). Pour se convaincre de la réalité de l’oligarchie, il suffit de consulter la liste des invités aux dîners d’Anne Méaux, conseillère en communication, les fonctions exercées par Michel Pébereau, président de BNP Paribas, le rôle de Stéphane Fouks, président exécutif d’Euro RSCG Worldwide, classé à gauche – et de tant d’autres personnages plus ou moins connus.

L’oligarchie est aujourd’hui la seule classe sociale effectivement mobilisée pour la défense de ses intérêts, qui sont tout à fait compatibles avec l’idéologie ultralibérale : « ses membres peuvent vivre et agir quasi instinctivement dans la mesure où leur représentation du monde est adaptée à leur position : le libéralisme et son adoration pour la concurrence et la lutte de tous contre tous est une idéologie plus pratique que théorique… » (p. 48). L’efficacité de l’oligarchie est d’autant plus redoutable qu’elle réunit toute la droite et une grande partie des dirigeants de gauche : Dominique Strauss-Kahn, Laurent Fabius, Martine Aubry, Jacques Attali sont du même monde que François Pinault et Vincent Bolloré.

En adoptant une attitude « décomplexée », Nicolas Sarkozy a révélé et glorifié des relations qui restaient discrètes au temps de Jacques Chirac. Mais les provocations et les échecs du supposé président peuvent conduire l’oligarchie à choisir un autre fondé de pouvoir : un Fillon peut faire l’affaire, mais aussi un dirigeant socialiste : « n’oublions pas que ce sont des socialistes qui ont nationalisé le système bancaire dans les années 1980 et d’autres socialistes qui l’ont reprivatisé quelques temps après » (47).

Il y a, chère Monique, cher Michel, plein accord sur le constat. Ce qui n’a, pour nous, rien d’une évidence ! Dans les années soixante-dix, les conflits sociaux ne nous semblaient pas relever d’une lutte des classes dont les dirigeants communistes français donnaient une vision sommaire. C’est au Conseil Economique et Social que j’ai vu, concrètement, comment le patronat (CNPF, CGPME) et ses alliés (la FNSEA) menaient bataille, avec un dogmatisme pétri d’inculture, pour défendre les intérêts de leurs mandants. En affrontant ces gens, au sein de la section des Relations extérieures ou en séance plénière, j’ai peu à peu découvert les ressorts de leur argumentation, sommaire et violente, et cette adhésion immédiate, instinctive comme vous le dites, à l’idéologie ultralibérale alors en plein essor. Des amis engagés dans l’action syndicale faisaient sur d’autres terrains des constats identiques aux miens.

Au cours des années quatre-vingt dix, nous avons vu les différents groupes du milieu dirigeant, libérés de la peur du communisme, renforcer leur cohérence et avouer de plus en plus clairement qu’ils voulaient en finir avec les conquêtes du Front populaire et de la Libération. Le Parti communiste était écrasé, bien des socialistes étaient indifférents à l’idéal de la Résistance, les deloristes et les rocardiens avaient ouvert la voie du ralliement du Parti socialiste aux idées et aux recettes ultralibérales : l’oligarchie s’est alors constituée en tant que telle, face à une classe ouvrière éclatée et à d’autres groupes sociaux en perte de repères. Vos livres sur la grande bourgeoisie et les discussions que nous avons eues avec vous aux Mercredis de la NAR nous ont beaucoup aidés à préciser notre pensée sur les luttes sociales et à nous engager de plus en plus nettement dans ce que Warren Buffet appelle la guerre de classes. C’est lui qui emploie cette expression, c’est lui et ses pairs qui ont décidé de mener cette guerre : nous sommes forcés de répliquer sur le même terrain.

J’en viens à la grande question que vous posez en conclusion de votre livre : que faire ? Nous avons participé et participons ces temps-ci à de grandes actions de résistance : le Non au référendum de 2005, le rejet du CPE en 2006, les manifestations de 2009 contre les effets de la crise, le mouvement contre la réforme des retraites. Chaque fois, nous sommes en position défensive alors que les foules rassemblées veulent, comme nous, faire sauter la baraque oligarchique. Une contre-offensive est-elle possible ? Vous désignez avec justesse plusieurs axes que je résume ainsi :

-Face à une classe dominante mobilisée, pas d’autre solution que la mobilisation populaire. Les manifestations et les grèves de septembre et d’octobre montrent que ce n’est pas un rêve : l’esprit du temps est à la révolte et les cibles sont clairement désignées. Bien sûr, on ne peut pas manifester toutes les semaines et il faut s’engager dans des actions moins spectaculaires.

-Il faut, dites-vous, « restituer l’intelligibilité des rapports de classe » (p. 190). Cela signifie que nous devons regagner la bataille du langage que nous avons perdue à la fin du siècle dernier, quand « l’équité » a remplacé la justice », quand le profit s’est caché sous le mot « résultat », quand l’ouvrier est devenu un « technicien de surface », quand les spéculateurs sont devenus des « investisseurs » en bourse, quand les chômeurs et autres travailleurs marginalisés sont devenus des « exclus », autrement dit des incapables.

-Il faut étudier l’adversaire, le connaître précisément, faire des excusions dans les « ghettos du gotha » et, si l’on n’est pas invité dans les dîners en ville, observer les oligarques qui sont sur les plateaux de télévision comme dans leur salon. Connaître l’adversaire est indispensable : vos livres nous y aident et nous faisons pour notre part écho à tous les travaux qui nous permettent d’acquérir une connaissance non fantasmée de la classe dominante et du système ultralibéral.

-Il faut présenter un programme de gouvernement. Nous proposons comme vous la nationalisation des secteurs-clés – en commençant par les banques. Nous voulons que le suffrage universel soit respecté : l’effacement du référendum de 2005 est un viol délibéré de la souveraineté populaire. Nous sommes pour l’interdiction du cumul des mandats car la fonction du Législateur, dans notre régime parlementaire, est exclusive de tout autre. Nous ne nous sommes pas encore prononcés sur la suppression de la Bourse mais la proposition mérite étude attentive car on ne saurait confier la moindre part de l’avenir de la nation à une société de parieurs. Nous avons discuté vos propositions fiscales lorsque vous nous avez présenté votre livre en octobre dernier. Pour formuler un programme complet de gouvernement, vous savez que nous demandons la mise en discussion des propositions présentées par Jacques Sapir.

Hélas, le principal parti d’opposition ne relaie pas nos débats et ne s’intéresse guère à nos propositions. Résultat ? « Une force potentiellement considérable, mais éclatée, sans coordination ni dynamique d’ensemble «  (P. 212). Nous ne pouvons en rester là. D’où ma suggestion : que les chercheurs – sociologues, économistes, géopoliticiens – qui appartiennent à la gauche (dont nous ne sommes pas) et qui ont avancé des éléments de programme demandent à être reçus par les dirigeants socialistes et les somme de se prononcer sur un programme de rupture avec l’oligarchie et avec l’idéologie dominante. Nous ne voulons pas d’un nouveau Jospin. Il faut que vous mettiez les socialistes devant leurs responsabilités historiques puis informer les citoyens des engagements qu’ils auront pris en matière de protection économique, de nationalisations et de juste répartition du revenu national.

***

(1) Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Le président des riches, Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy, Zones, 2010. 14 €.

 

Article publié dans le numéro 978 de « Royaliste » – 2010.

 

 

 

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