Le sacrifice des vieux, selon Hakim El Karoui – Chronique 162

Août 5, 2020 | la lutte des classes

 

En 2006 puis en 2011, j’avais pris plaisir à discuter avec Hakim El Karoui lors de réunions aux Mercredis de la NAR, puis à faire la critique de ses livres dans “Royaliste” (1). Hakim le Jeune publiait des analyses fort intéressantes sur l’avenir de la France et les enjeux géopolitiques ; ses critiques de la classe dirigeante laissaient espérer des ruptures constructives.

C’est tout le contraire qui s’est produit. Prenant de l’âge et menant ses affaires, dans une banque puis comme consultant, Hakim El Karoui est rentré dans le rang. On trouve la preuve de cet alignement, sans doute profitable, dans l’entretien que le “senior fellow” de l’Institut Montaigne (2) a accordé au “Figaro” (3). L’argumentaire a la simplicité d’un direct à la mâchoire : on a arrêté l’activité économique pour protéger les Vieux, il faut maintenant que les Vieux fassent preuve de reconnaissance en acceptant une baisse des pensions de retraite qui permettra de rembourser la dette publique. Il le faut d’autant plus qu’il y a beaucoup moins de pauvres chez les Vieux que chez les Jeunes et que les retraites ne sont pas “corrélées” à l’activité économique alors que les Actifs vont subir de plein fouet le chômage.

Ce n’est pas tout. Cette contribution à “l’effort de guerre sanitaire” serait d’autant plus justifiée, nous dit Hakim El Karoui, que les Vieux portent une écrasante responsabilité dans la croissance de l’endettement public : “La génération du baby-boom, qui a fait peu d’enfants, aurait dû épargner pour le financement de ses retraites, sachant que le nombre d’actifs par retraités allait s’effondrer. Non seulement elle ne l’a pas fait, mais elle a endetté l’État sans mesure. Les baby-boomers ont inventé la solidarité à l’envers: des pauvres endettés (les jeunes) vers les riches qui vivent à crédit (les baby-boomers)”.

Les Vieux, responsables en 2020 de l’arrêt de l’activité et de la crise, sont coupables d’avoir endetté le pays depuis 1960… La violence de la charge  n’étonne pas : elle vient d’un “senior fellow” d’une officine patronale, qui porte un message de guerre sociale enrobé comme il se doit des valeurs de justice et de solidarité et inséré dans une sociologie du conflit des générations. Si ma mémoire est bonne, cette sociologie à coup de marteau a inspiré d’innombrables couvertures du “Point”, en alternance avec les titres vengeurs sur les fonctionnaires. Brillant héritier d’un couple d’universitaires, ancien normalien, essayiste prometteur, Hakim est aujourd’hui plus vieux que lui-même, plus vieux que les plus vieux de la génération qu’il fustige. Tant de livres lus, étudiés, compris, pour en arriver à ce bavardage sénile… Quelle pitié !

Quand Hakim El Karoui appelle les Vieux à faire preuve de reconnaissance, il se moque du monde. Il sait pertinemment que les retraités ne vont pas mettre la main à leur poche et que son exhortation sera lue à l’Elysée et à Matignon, là où l’on décide de taxer, de raboter et de tondre. Cette idée de “reconnaissance” est d’autant plus pernicieuse que, parmi les Vieux, il faut se souvenir des résidents des Ehpad, durement frappés par le virus et par le confinement dans des établissements où l’on prend plus soin des actionnaires que du bien-être et de la sécurité des pensionnaires. La nationalisation-sanction de ces établissements serait une première mesure de prise en compte des souffrances passées, avant réorganisation de l’accueil et des soins. Ce n’est pas le système des Ehpad qui a été “pris de court” comme le glisse pudiquement Hakim El Karoui, c’est la loi implacable du profit qui a provoqué insupportables ravages.

L’homélie sur la “reconnaissance” prouve que Hakim le Vieux ne veut pas comprendre ce qu’est un système de solidarité, dans lequel on paie des cotisations et par lequel on est pris en charge sans distinction d’âge et de statut, quelle que soit la cause de la maladie. Si dans un an, les jeunes, ou les femmes, sont massivement touchés par une épidémie, va-t-on leur demander ensuite de contribuer aux dépenses faites pour les guérir ?

L’important, pour Hakim le Vieux, c’est d’imposer la thématique du conflit de générations sans se soucier des invraisemblances du schéma. Il lui faut en effet inventer une conscience générationnelle et une concertation générale des “baby boomers” décidant d’endetter le pays au lieu d’épargner – comme si nous avions vécu dans un système de capitalisation. La conscience de cette génération et son égoïsme sont des fictions : la Sécurité sociale a fait l’objet de décisions prises par des forces politiques à l’époque où les “baby boomers” étaient encore au berceau et les “réformes” successives du système des retraites ont été conçues par d’autres forces politiques, malgré des manifestations massives unissant toutes les générations – notamment en 2010 et en 2019-2020.

Ces manifestations s’inscrivaient dans la longue histoire de la lutte des classes que le messager du patronat voudrait nous faire oublier. Ce ne sont pas les “baby boomers” qui sont responsables de l’endettement public, mais les gouvernements qui ont organisé la baisse des recettes fiscales et le recours à l’emprunt sur les marchés financiers au nom de choix économiques et monétaires désastreux. Quant à la dette-qui-va-peser-sur-nos-enfants, c’est une fable puisque l’Etat ne paie jamais la dette mais seulement les intérêts de la dette. Hakim le Vieux sait tout cela mais il veut nous faire accepter comme primordiaux les intérêts de sa classe qui se résument en un mot : déflation. Il s’agit bien entendu de la déflation salariale, qui permet de maintenir ou d’augmenter les profits.

La déflation et l’inflation ne sont jamais l’effet des seuls mécanismes économiques et monétaires: la baisse de la valeur de la monnaie, comme son augmentation, résultent de rapports conflictuels entre les forces sociales. Hakim le Vieux l’a oublié, mais il est établi que l’inflation favorise les classes nouvelles et les entrepreneurs au détriment du capitalisme rentier car elle agit comme une taxe sur le capital. Contrairement à une idée reçue, l’inflation ne pénalise pas les salariés et les retraités, dès lors que les organisations syndicales et les partis politiques qui défendent leurs intérêts sont assez puissants pour imposer l’indexation des salaires et des retraites sur le mouvement des prix. La déflation a des effets inverses : elle pénalise la production et la consommation au bénéfice des détenteurs de capitaux (4).

Depuis la “désinflation compétitive” jusqu’au système de l’euro qui interdit la dévaluation de la monnaie nationale et impose du même coup la déflation salariale, nous sommes dans un système qui provoque la baisse du niveau de vie et la désindustrialisation. Hakim El Karoui veut durcir ce système en taxant les Vieux, tandis que d’autres pratiquent le chantage aux licenciement pour faire accepter des baisses de salaires. C’est suicidaire. Un retraité taxé chaque mois de 50 euros sur les conseils d’Hakim le Vieux ira moins souvent boire un café sur une terrasse et emmènera moins souvent ses petits-enfants au restaurant. Or les cafés et les restaurants ont aujourd’hui besoin d’une clientèle abondante pour survivre. Sinon, ils fermeront et jetteront de nouveaux chômeurs sur le pavé, qui restreindront à leur tour leur consommation. Il n’est pas besoin d’être économiste pour comprendre que cette spirale est mortifère. Mais Hakim s’en fout, comme s’en foutaient ceux qui conseillaient la déflation au chancelier Brüning en 1930 et à Pierre laval en 1935.

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(1)  cf. https://bertrand-renouvin.fr/opposition-au-declinisme/ ethttps://bertrand-renouvin.fr/lintrouvable-occident-dhakim-el-karoui/

(2) Officine néo-libérale fondée par Claude Bébéar. “Fellow” est un titre honorifique attribué à une personnalité considérée comme méritante.

 

 

 

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