Sur la première page de grands hebdomadaires, des titres qui « accrochent » et inquiètent. Ainsi, il y aurait une affaire Brasillach (1), et les collabos seraient de retour (2) ? La première réaction est d’agacement. On se dit que le thème est cyclique, et qu’il a le douteux avantage d’assurer, en période creuse, de bonnes ventes. Chacun sait qu’il suffit de deux livres, de trois articles et d’un événement mineur pour que n’importe quel sujet soit mis à la mode pendant quelques semaines, sans incidences politiques notables.

Mais s’agit-il seulement d’une banale mise en scène ? Il y a dans l’actualité une série de faits qui méritent des articles, des dossiers, et une réflexion angoissée. D’abord le procès de Klaus Barbie, qui ne ressemblera à aucune autre comparution de criminel nazi en raison du talent, de la passion et de l’intelligence diabolique de Me Vergès. L’avocat révolutionnaire, donc peu suspect de complaisance pour son client, plaidera au fond, jettera, comme il l’a déjà fait, le doute sur la Résistance, et ne manquera pas de présenter l’homme de la Gestapo comme le classique officier d’une armée d’occupation accomplissant son difficile devoir.

Dans un domaine certes différent, on se souvient aussi de la manifestation organisée par le Front national à Marseille, inquiétante par son ampleur et sa violence mal contenue, et des déclarations de Jean-Marie Le Pen demandant que soient enfermées les personnes atteintes du Sida. Des immigrés aux malades contagieux, c’est toujours la même logique de l’exclusion haineuse … Il y a enfin, dans l’ordre intellectuel, la conjonction déjà ancienne, que relevait Luc Ferry dans notre dernier numéro , entre une extrême droite et une extrême gauche qui absolutisent les différences ethniques, culturelles, ou les deux à la fois. Ajoutons les délires chroniques de Louis Pauwels, l’apologie de Brasillach, les déclarations de Bardèche déplorant, lors d’un numéro d ‘« Apostrophes », que les lois en vigueur lui interdisent de développer certains arguments, qu’on devine antisémites.

CLIMAT

Ces coïncidences ne sont pas fortuites. Il se crée depuis quelques années un état d’esprit, certes pas dominant mais significatif, sur fond de nostalgies troubles, de nietzschéisme sommaire, de racisme honteux ou avoué, par lequel certains prétendent atteindre à une vérité et une équité supérieures. Faut-il dénoncer une situation pré-fasciste ? L’ensemble des phénomènes relevés participe plus certainement d’un climat nihiliste, aux effets peu visibles mais cependant redoutables.

Le nihilisme s’avance masqué. Loin des provocations grossières, des discours décapants, il se pare d’idées généreuses – pacifistes, révolutionnaires, libérales – affirme sa lucidité, établit des équivalences qui paraissent de simple bon sens. Si toute guerre est ignoble, aucune armée ne vaut mieux qu’une autre. Si la Révolution est la seule issue, les différences entre les dictatures fascistes et les démocraties capitalistes procèdent d’une analyse superficielle. Si la liberté est invoquée, il faut laisser s’exprimer ceux qui nient le génocide perpétré par les nazis. Telle est l’insoutenable « vérité » affirmée dans certains livres et bientôt dans le prétoire. Klaus Barbie n’est pas plus coupable qu’un officier français opérant en Algérie. Robert Brasillach est un martyr aussi respectable que Jean Moulin. Et, selon Bardèche, il ne faut pas oublier les souffrances du peuple allemand pendant la guerre, qui valent bien, ce qu’il suggère, celles du peuple juif. L’équivalence ainsi posée est évidemment artificielle. Pour l’établir, il faut à tout prix gommer certaines horreurs (d’où le succès de Faurisson auprès de gauchistes dévoyés) et trouver des excuses à certains coupables (3). Mais le retournement nihiliste a tôt fait de se produire. Puisque tout se vaut, rien ne mérite d’être défendu, aimé, ou cru. Il n’y a pas de vérité, sinon celle d’un monde sordide, pas de justice, en dehors de celle du vainqueur.

FRAGILITE

0n aurait tort de négliger ce nihilisme militant, qui s’inscrit dans la crise générale des valeurs, l’aggrave et menace les acquis de la société démocratique. Je ne sous-estime pas la force du processus individualiste analysé par Tocqueville et d’excellents sociologues contemporains : il s’oppose au fascisme et le traversait peut-être insidieusement, ce qui n’a d’ailleurs rien empêché. Mais il n’est pas sûr que les hommes puissent vivre longtemps sans autres valeurs que celles qu’ils se donnent – et telle est bien l’épreuve que nous connaissons. Et rien ne prouve que nous soyons à l’abri d’un retour du refoulé hiérarchique et communautaire qui se traduirait, comme autrefois l’hitlérisme mais sous d’autres formes, par une subversion violente et totalitaire.

Le révisionnisme de Faurisson, le dénigrement de la Résistance, la propagande xénophobe, la glorification des collaborateurs, offrent un terrain favorable à cette réaction. Je ne dis pas qu’elle aura lieu, ni qu’elle sera victorieuse. Mais le risque existe, et grandira d’autant plus que la pensée sera défaite, et la classe politique incapable de concevoir de nouveaux projets. Maurice Clavel rappelait souvent que la politique, comme la nature, a horreur du vide. II ne faut pas que n’importe qui puisse le combler.

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(1) L’Evénement du Jeudi », 9-15 avril.

(2) « Nouvel Observateur », 17-23 avril.

(3) cf. le livre décisif d’Alain Finkielkraut.

Editorial du numéro 470 de « Royaliste » – 29 avril 1987

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