Les intellocrates et la crise ukrainienne – 2004

Déc 4, 2004 | Chemins et distances

En Europe de l’Ouest, les milieux bien-pensants continuent d’imaginer que notre continent reste le lieu d’affrontement de deux empires – européo-atlantique et russo-soviétique.

La guerre froide n’est pas terminée. Son fantôme revient agiter les intellocrates et certains dirigeants politiques (droite classique, moralistes du centre) chaque fois qu’un conflit éclate sur un territoire situé à l’Est de l’ancien rideau de fer.

Ce qui se manifeste dans maintes exhortations, ce n’est pas une doctrine clairement exprimée mais des mots d’ordre enrobés de considérations démocratiques : faire reculer la Russie, à défaut de l’abattre ; détruire ses alliés réels ou supposés, discréditer les chefs d’Etat et de gouvernement européens qui pensent que l’Europe ne peut pas se faire contre la Russie, mais avec elle.

C’est la même fraction de l’intelligentsia qui a soutenu les adversaires de la Serbie dans les guerres yougoslaves, qui promeut les extrémistes tchétchènes et qui a poussé, dans la dernière semaine de novembre, à l’épreuve de force en Ukraine.

Ces intellocrates ne se sont jamais souciés de prévenir les conflits, de favoriser les partisans de la paix, de conforter les médiations politiques et diplomatiques visant à mettre un terme à la dictature de Milosevic et, ailleurs, aux exactions des soldats russes. Au contraire, nous nous souvenons qu’ils ont soutenu le dictateur croate et ses bandes nazifiantes, qu’ils ont glorifié le potentat de Sarajevo et ses brigades de tueurs islamistes, qu’ils trouvent des excuses aux terroristes tchétchènes. Que d’exemples de démocratie et d’humanisme !

Les hallucinés qui confondaient l’armée yougoslave et l’armée rouge ont laissé libre cours à leurs pulsions de mort dès que la crise a éclaté en Ukraine. Tirant parti de la fraude électorale (incontestable) et des interventions (inacceptables) de Vladimir Poutine dans la campagne électorale, ils ont construit un conflit entre le soviétisme oriental et la démocratie occidentale, coupé le pays entre partisans éclairés de l’Ouest et suppôts de Moscou – et publiquement appelé les Ukrainiens à trancher dans le vif. Les principaux médias parisiens et les grandes consciences européennes ont immédiatement emboîté le pas.

Comme d’habitude on ne prit pas la peine de s’informer (1). Comme d’habitude, on envoya à Kiev des journalistes qui, saisis par l’ambiance, se transformèrent en propagandistes des partisans de Viktor Iouchtchenko – assurément sympathiques et parfaitement sincères. Les reportages confortaient les préjugés des excités de Paris et de Bruxelles, qui envoyaient à tous vents des communiqués confortant les envoyés spéciaux.

C’est ainsi que des gens qui se sont toujours gardés de faire les guerres civiles dans lesquelles ils engageaient leur plume ont une nouvelle fois cherché a créer un climat de guerre civile – sans aucun souci des Ukrainiens de tous bords qui en auraient été victimes.

Nous savons que certains intellocrates poussent au crime pour jouer un rôle et que d’autres n’en finissent pas de régler des comptes avec leur passé stalinien ou maoïste. Mais tout un milieu politico-médiatique cultive une étrange nostalgie du Saint Empire romain-germanique (sans religion ni empereur) qui se mêle au regret d’une guerre froide qui traçaient nettement la frontière entre le Monde libre européo-atlantiste et le camp communiste.

Ces fantasmes historiques produisent des rêvasseries impérialistes : face à la barbarie russe, l’Occident poursuivrait sa poussée vers l’Est, consolidant son glacis polono-tchéco-hongrois et conquerrant de nouveaux territoires. Fin novembre, on crut que Lvov et Kiev seraient conquises et que la ligne de partage entre les civilisés et les sauvages serait tracée par le feu et le fer.

Les Ukrainiens ont heureusement choisi une voie démocratique et pacifique, selon une histoire et des enjeux infiniment plus complexes (2) que le schéma asséné par les manichéens. Mais n’en doutons pas : nous retrouverons les boutefeux professionnels sur d’autres théâtres.

***

(1) Il suffisait pourtant de lire l’article de Jacques Sapir : « L’urgence d’une solution pacifique », Le Figaro du 27 novembre.

 

Article publié dans le numéro 849 de « Royaliste » – 2004.

 

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