Peut-on gouverner sans gouvernement ? Cela paraît impossible ! C’est pourtant l’intention qui fonde l’idéologie de la gouvernance. Issue de courants de pensée contemporains et d’un retournement des revendications gauchistes, cette fiction inspire les gestionnaires d’une économie moderne radicalement athée – non sans paradoxes ni dangers redoutables.

On crut d’abord à un effet de langage, à la répétition inconsidérée d’un mot appelé à se démoder. Puis la gouvernance devint d’un usage courant dans les cercles dirigeants. Sans s’interroger sur une définition précise, on associa ce néologisme promu au rang de concept à la douceur d’un pilotage tout en souplesse des démocraties les plus avancées. Ce mode de gestion « décomplexé » – comme dirait Nicolas Sarkozy – serait le propre des organes du pouvoir politique mais aussi des collectivités décentralisées et des entreprises privées.

Au sortir du siècle des totalitarismes, après tant d’exemples rebutants de la froide application de la « raison d’Etat », l’idée de gouvernance paraît au premier abord fort sympathique. Mieux ! Elle est effectivement séduisante car elle répond ou paraît répondre à un désir qui est au cœur de l’homme moderne : se gouverner lui-même, devenir le maître de son propre destin et agir de telle sorte que la société puisse s’administrer par ses propres soins. C’est ainsi que se réaliserait, à l’époque post-moderne, le principe du « gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple » qui définit l’état démocratique.

Une philosophe, Madeleine Arondel-Rohaut et un économiste, Philippe Arondel, ont pris au sérieux le nouveau concept (1). Sans nier ce pouvoir de séduction, ils ont cherché à définir la gouvernance, à retracer sa généalogie et à examiner les points d’application de ce qui apparaît comme une idéologie se manifestant dans les plus pragmatiques des déclarations d’intentions.

Un projet d’émancipation

La gouvernance est sans doute typique de la prétendue « post-modernité » mais l’idée vient de loin. Dès l’Antiquité, les sophistes pointent la difficulté qui menace la « belle totalité » grecque : comment peut-on instituer la Cité sur un droit qui n’est qu’une somme de conventions tout affirmant que ses fondations sont dans l’ordre naturel ? Les sophistes récusent cette référence : pour eux, la Cité est une construction artificielle qui doit être radicalement opposée à la nature. Ils en concluent que le pouvoir politique se trouve privé de légitimité. On retrouvera cette volonté de délégitimation du politique dans l’idéologie de la gouvernance, hostile au « constructivisme » dénoncé par Hayek. Et les théoriciens de la gouvernance voudront agir selon une conception de la loi qui est identique à celle des sophistes : au lieu de s’interroger sur le fondement philosophique des lois, au lieu de se demander comment faire pour qu’elles soient justes, il suffirait selon eux d’en fabriquer qui soient utiles à des individus qui cherchent leurs seuls intérêts – et non à des citoyens soucieux de l’intérêt général. Du moins, la sophistique, telle que l’exprime Protagoras, reste inscrite dans l’enceinte de la Cité et demeure ainsi une pensée sur le politique en tant que tel.

Ce sont les libéraux anglais qui poussent jusqu’à son terme anti-politique la contradiction entre le naturel et l’institué : John Locke réduit le politique à une armature juridique destinée à protéger les droits fondamentaux qui appartiennent par nature à l’homme ; Adam Smith remplace le pouvoir politique par une « main invisible » qui assure le fonctionnement naturel de l’économie de marché. Dans les deux théories, c’est le « sociétal », comme on dit aujourd’hui, qui prime sur le politique et c’est l’individu qui est au centre de cette société : Emmanuel Kant joue à cet égard un rôle décisif lorsqu’il invite le sujet à penser par lui-même selon les lumières de la raison.

Au 20ème siècle, plusieurs philosophes ont travaillé dans le droit fil du kantisme. Parmi eux, Jürgen Habermas, théoricien très prisé de « l’agir communicationnel ». La formule est amphigourique mais l’idée de base est à la fois simple et attrayante : penser la « société civile » comme espace de délibération entre des sujets qui développent une argumentation rationnelle. Ces libres individus discutent dans le cadre de diverses associations agissant selon des procédures qui permettent de faire remonter vers le haut les problèmes repérés et les solutions proposées : tel est le projet, démocratique, fondé sur une communication que les nouvelles techniques permettent de développer au niveau local comme à l’échelle mondiale.

Comme le dit Habermas, cette société civile devient une institution démocratique à part entière dans la mesure où elle se définit comme une « procédure de transformation de la communication sociale en pouvoir politique légitime et de celui-ci en règle de droit ». Cette nouvelle légitimité de la « société civile » s’oppose à la classique légitimité de l’Etat : clairement, la démocratie participative est destinée à remplacer la démocratie représentative – ceci pour une collectivité qui constituerait un ensemble « post-national ». Ainsi, la société civile, productrice de ses propres lois, pourrait gouverner sans gouvernement et construire une « démocratie cosmopolitique » (Kant, encore) fonctionnant grâce à un parlement composé par les peuples du monde et non plus par les gouvernements.

Le projet paraît utopique mais on en trouve quelques points d’application dans une certaine conception de l’Union européenne, qui fonctionne avec une assemblée élue (entre autres organes) et qui a pu être pensée sur le mode post-national. De même, on évoque le dialogue entre les organes mondiaux de gestion de l’économie (l’Organisation mondiale du Commerce par exemple) et la société civile internationale (les ONG, les altermondialistes…) selon une vision planétaire de la gouvernance.

L’influence de Jürgen Habermas est patente mais n’oublions pas Michel Foucault, inventeur du concept de « gouvernementalité » qui conduit, selon Philippe et Madeleine Arondel, « à l’intime même de la philosophie de la gouvernance ». L’auteur de « Surveiller et punir » affirme que toute la réflexion sur la Souveraineté, l’Etat et la Loi a perdu son intérêt depuis l’apparition de micro-pouvoirs dans la société et de techniques raffinées de gestion de l’économie. L’Etat doit se faire modeste : réguler ce qui doit l’être, affronter les problèmes de manière pragmatique au plus près du terrain, garantir les droits des individus, ne plus se poser en détenteur de vérité mais s’en tenir au vérifiable selon les lois du marché. Moins de gouvernement pour plus d’efficacité, c’est déjà la deuxième gauche rocardienne et la droite néo-libérale, adeptes sans toujours le savoir de la gouvernementalité des compétences évaluées selon le critère de l’utilité ! Dès lors, l’Etat est condamné à abdiquer en se « gouvernementalisant » : cela signifie qu’il doit réduire sa pratique à une gestion par procédures selon des normes (non plus des lois) édictées pour le bon fonctionnement du marché.

Telles sont les idées que l’on retrouve aujourd’hui dans le discours sur une « bonne gouvernance » et sur des « actions conformes » qui, expliquent Madeleine et Philippe Arondel, se concrétisent sur deux plans : « … des actions régulatrices dont le principal objet est la stabilité des prix en tant que contrôle de l’inflation, et des actions ordonnatrices qui, en s’effectuant sur les techniques, les régimes juridiques de tel ou tel secteur professionnel, les populations, touchent aux conditions du marché pour qu’il fonctionne au maximum dans ce qu’on estime être son fondement absolu : la concurrence ».

Le « gouvernement de société » comme dit Foucault, conduit à la gouvernance de soi-même. Le néo-libéralisme économique se présente ainsi comme un projet d’émancipation de l’individu qui est appelé à la performance et à l’auto-évaluation dans le cadre de ses activités sur le marché des biens économiques et des produits financiers. Il s’agit de devenir sa propre unité de production, assurant ses investissements, calculant sa rentabilité, veillant sur son capital-enfants comme sur sa maison. L’homo oeconomicus est un entrepreneur de soi-même, un sujet économique actif appelé à mettre en valeur sa subjectivité dans le cadre de la démocratie participative.

L’extrême gauche se trompe lorsqu’elle dénonce un complot du grand capital visant à l’asservissement des masses. La théorie et la pratique de la gouvernance ne sont pas secrètes et le capitalisme libéral recèle bien un projet émancipateur qui semble accomplir le programme du libéralisme politique. D’où la séduction exercée par cette gouvernance globale qui assurerait aux sociétés post-modernes une existence apaisée.

 Une tyrannie douce

Faut-il se laisser prendre aux filets dorés de cette séduction ? Madeleine et Philippe Arondel répondent résolument par la négative et explicitent leurs raisons. La première tient à la logique du système présenté comme l’aboutissement de l’histoire : cet Etat inclus dans le sociétal et cet homo oeconomicus calculant précisément ses choix permettent l’avènement d’une société pleinement suffisante à elle-même qui est régie par la « main invisible » (selon Adam Smith) et qui est persuadée (par Hayek) que la totalité du processus économique n’est pas connaissable.

Cette régulation automatique de mécanismes qui échappent à notre entendement signifie que la société est désormais dépourvue de toute transcendance : c’est un matérialisme économique rigoureusement athée qui est en train de s’affirmer. Dieu est congédié comme autorité supérieure et ses commandements sont invalidés : tu aimeras ton prochain à condition que cela serve tes propres intérêts ! Telle est en effet la maxime implicite de certaines organisations humanitaires dépourvues de scrupules… Mais c’est aussi toute forme de transcendance, même mineure, qui se trouve révoquée : le matérialisme économique ne tolère aucune autorité qui, surplombant le terrain de la concurrence, pourrait faire prévaloir des droits et des valeurs. Pas d’extériorité, pas de médiation, pas de recours en dehors du marché : un tel schéma conduit nécessairement à une violence extrême, à la « guerre de tous contre tous ».

Cette société économique affranchie la source divine de la loi et libérée de l’Etat est présentée comme un modèle d’autogestion accomplie et comme un complet achèvement de la démocratie. Bien entendu, cette société est une fiction idéologique (l’Etat existe, les nations résistent, le don, sous toutes ses formes concrètes, détruit la théorie de l’utilité) mais Madeleine et Philippe Arondel soulignent une déplaisante vérité : les partisans de l’autogouvernement souhaitent explicitement le dépassement de la démocratie représentative. A quoi bon être en démocratie – régime institué – si l’on peut soi-même être démocratique, c’est-à-dire tolérant, ouvert, apte à l’analyse experte et au dialogue argumenté ?  Cette vision sympathique, si elle se réalisait, nous conduirait à vivre dans une société post-démocratique : l’individu participatif y remplacerait le peuple comme corps constitué ; et les « collectifs » de sujets utilitaristes seraient consultés sur la production de normes alors que les citoyens votent pour des législateurs. La gouvernance est ennemie de la loi, « expression de la volonté générale », ce qui se vérifie dans l’Union européenne où des règles décisives sont édictées par des organismes non élus – la Commission de Bruxelles, la Banque centrale européenne…

Il est piquant de constater que les théoriciens de la gouvernance ont habilement récupéré les philosophes des années 1968 et les variantes libertaires de l’extrême gauche : les milieux patronaux comptent parmi leurs meilleurs théoriciens un disciple de Michel Foucault – François Ewald. Ils ont même poussé le spontanéisme jusqu’au bout en procédant à l’amalgame entre l’anarchisme de Bakounine, la théorie marxiste du dépérissement de l’Etat et la doctrine économique du marché sans frontières. Mais on s’aperçoit que la synthèse libérale-libertaire, très tentante, a des effets désastreux.

Alors que les démocraties politiques ne cachaient pas leurs conflits et leurs faiblesses mais savaient trouver des armistices dans les « guerres civiles froides » et des compromis dans les luttes de classes, la gouvernance du sociétal impose les diktats de la communication de masse et les tyrannies momentanées du sondage d’opinion – tandis que le travailleur idéal de la post-modernité est un individu sans fidélités ni appartenances, un personnage flexible, adapté à la machine économique et qui est appelé à se valoriser en donnant à chaque instant la preuve de son parfait conformisme.

Nous sommes sur la pente d’une tyrannie qui est d’une grande douceur dans ses formulations et ses promesses d’émancipation ; mais ses mécanismes sont durement ressentis par les êtres humains qui éprouvent de très profondes souffrances psychiques : s’évaluer soi-même, c’est se condamner sans rémission ou devenir fou d’orgueil, prouver sa créativité dans le conformisme est une double injonction paradoxale qui conduit elle aussi au déséquilibre mental.

Face aux pièges de la gouvernance, Madeleine et Philippe Arondel disent qu’il est urgent d’en revenir au souci politique : pas de liberté sans institutions légales et légitimes au service de la liberté, pas de peuple sans démocratie représentative de la collectivité, pas de nation (puisque la post-nation est une forme introuvable) sans gouvernement élu pour conduire une politique débattue par un peuple de citoyens.

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(1) Madeleine Arondel-Rohaut, Philippe Arondel, Gouvernance, une démocratie sans le peuple ? Ellipses, 2007.

Article publié sous pseudonyme – 2007

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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