L’éthos désigne la manière d’être, le caractère, la disposition de l’âme, l’état d’esprit d’une personne ou d’un peuple. C’est ce mot grec qui s’impose à la lecture de l’ouvrage que trois éminents spécialistes ont consacré à la lutte clandestine dans la France occupée (1). L’histoire de la Résistance semble connue mais elle est victime des fabricants d’une légende romantique tissée d’héroïsme simplet et, surtout, de ce mépris savant selon lequel les Résistants seraient somme toute des braves types perdus dans un océan de veulerie. De braves types conduits par un mégalomane qui aurait, après coup, forgé le mythe d’une France résistante…

Dans leur dernier chapitre, Sébastien Albertelli, Julien Blanc et Laurent Douzou contestent très directement les thèses d’Henri Rousso sur le « résistancialisme ». Le Mémorial de la France combattante inauguré par le général de Gaulle le 18 juin 1960 est dédié aux combattants français de 1939-1945 et pas aux seuls Résistants. Très peu de timbres-poste ont porté les visages des héros de la Résistance ; très peu de films ont été consacrés à l’Armée des ombres, généralement sur le mode réaliste ou comique et, très tôt, Albert Camus et Vladimir Jankélévitch ont protesté contre l’oubli et l’ingratitude tandis que beaucoup de combattants choisissaient de se taire.

Il est vrai que la lutte clandestine, pour ceux qui l’ont vécue, est difficile voire impossible à évoquer. On peut apporter son témoignage sur les relations avec les envoyés de Londres, sur l’art et la manière de descendre un officier allemand mais comment dire l’attente, le courage, la peur, l’espérance ?  Nos trois historiens exposent très clairement la part visible de la Résistance – ses aspects politiques et militaires alourdis d’échecs, de conflits internes et de trahisons à partir d’une photographie, d’une feuille de journal, d’un tract maladroit. Avec leur vive intelligence des êtres et des situations, ils nous permettent de mesurer sa part irracontable.

La Résistance commence avec un morceau de craie, un bout de papier. Mais pour tracer la croix de Lorraine sur un mur, pour imprimer quelques mots vengeurs, il faut qu’il y ait eu l’instant mystérieux de la décision. Celle-ci ne pouvait résulter, sauf chez quelques-uns, d’une analyse politico-stratégique car la situation était à tous égards désespérante en juin 1940. Il fallait faire un choix selon l’éthique, ou plus exactement selon son propre éthos, car la décision d’entrer en résistance contre les Allemands ne pouvait être prise à la suite d’une délibération collective ou selon les prescriptions d’un manuel d’insurrection. C’est après la décision qu’on cherche d’autres compagnons et qu’on s’inquiète des techniques. La Résistance est l’invention collective d’amateurs qui procèdent par essais et erreurs – empirisme cruel car on peut payer de sa vie une toute petite imprudence.

La mort est, chaque jour, chaque heure, à l’horizon de l’action résistante. Pourtant, ce n’est pas la peur de mourir qui hante les esprits mais celle de parler sous la torture – avec pour certains la possibilité libératrice de croquer la pilule de cyanure. L’éthos du courage ne préserve pas de la faiblesse. La décision de se suicider dès l’arrestation peut être brisée par le désir de persévérer dans son être. La Résistance est une philosophie en acte (2), c’est une somme de décisions philosophiques qui donnent tragiquement chair à des abstractions. Au lieu de rester dans sa chambre à compter ses tickets de rationnement en faisant confiance au Maréchal, dans un premier temps, puis en attendant le Débarquement, on sort de chez soi parce que la Patrie est en danger, on accepte de risquer sa peau pour la Liberté.

La Résistance se vit sur le mode de la transgression, au sein de ce qui va devenir une contre-société très hiérarchisée. Dans les réseaux, dans les Groupes francs, la discipline plie devant les joies de l’amitié, et parfois – souvent ? – s’oublie dans les bonheurs de l’amour. Car la Résistance est une affaire d’hommes et de femmes qui vivent, sous divers noms et apparences, plusieurs vies. Joie, bonheur, ces mots semblent déplacés dès lors qu’on songe aux fusillés, aux suppliciés, aux déportés. Pourtant, la peur incessante et la mort qui attend au premier tournant étaient transcendées par un extraordinaire sentiment de liberté, sublimées par la fraternité dans l’espérance.

Peu à peu, cette ferveur s’est diffusée à l’ensemble de la société française, qui est devenue de plus en plus accueillante et protectrice pour les combattants. Les 600 000 Résistants homologués n’auraient pas pu vivre ou longtemps survivre à la Gestapo et à la police vichyste sans la complicité active ou passive d’innombrables Français. Ceux qui ont tendu au peuple français le tableau de ses « années noires » se sont trompés ou lui ont menti. Etrange défaite de certains historiens, aveuglés par d’obscures passions.

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(1) Sébastien Albertelli, Julien Blanc, Laurent Douzou, La lutte clandestine en France, Une histoire de la Résistance 1940-1944, Le Seuil, 2019.

(2) Cf. le beau livre d’Alya Aglan, Le Temps de la Résistance, Essai, Actes Sud, 2008. Présentation dans le numéro 950 de « Royaliste ».

Article publié dans le numéro 1170 de « Royaliste » – juin 2019

 

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