L’Europe, c’est-à-dire l’humanité

Jan 13, 1992 | Chemins et distances

 

Dans le monde des revues, voici une naissance deux fois bienvenue. D’abord parce qu’elle marque, par son titre même (1), le retour de la philosophie politique auquel sa directrice Blandine Barret-Kriegel a tant contribué. Mais aussi par le choix d’un premier thème de réflexion – l’Europe – qui est, sous la banalité des discours, d’une belle et stimulante complexité.

Précisons d’emblée qu’il n’est pas question dans ce numéro des aspects institutionnels de la construction européenne (point ignorée ni méprisée mais au contraire précisément inscrite dans sa perspective juridique) mais de l’idée, de la pensée, de l’identité ou si l’on veut de la culture européenne telle qu’elle est conçue et vécue dans sa relation à l’universel.

Ah ! la culture européenne… On la salue de loin d’un coup de chapeau, on égrène les grands noms et les grandes œuvres avant de retourner aux tâches politiciennes du jour. Platon a toujours la cote, chez les hommes politiques interrogés par la revue, même chez les plus cyniques, et Marx tient le coup. Ont-ils consulté un catalogue, ou apprécient-ils vraiment ceux qu’ils ont cités ? Mystère… En tous cas, pour les rédacteurs de « Philosophie politique », pas question de se parer de références culturelles comme on mettait autrefois son costume du dimanche, ni de les mettre au service d’une stratégie médiatique esquissée naguère chez Bernard Pivot et désormais étendue au continent européen. Nous avons affaire à une réflexion savante, assurément rigoureuse, mais exposée avec un souci de clarté (2) qui la rend accessible au public extérieur à l’Université. Mieux, ce numéro sera utile aux citoyens accablés de définitions contradictoires, qui recèlent autant d’oublis que d’exclusives inavouées.

L’Europe, faut-il toujours la penser selon la parole originelle de la Grèce comme le fît Heidegger « oubliant » la tradition hébraïque, est-ce seulement l’Europe chrétienne célébrée par un pontife catholique soucieux de reconquête spirituelle, ou celle des Lumières qui auraient été immédiatement porteuses de république et de démocratie ? On ne s’en tirera pas non plus en invoquant Athènes, Rome et Jérusalem, quelques monuments et les célèbres « anciens parapets » qui font si bien dans le paysage. Alors ?

Renouer avec le Moyen Age

Alors pour se repérer dans ce que l’excellent Alexis Philonenko nomme « l’Archipel de la conscience européenne » (3), il faut suivre des guides très sûrs qui nous permettront de retrouver des itinéraires perdus, de redécouvrir des penseurs couverts d’opprobre, et de commencer à rassembler nos idées en vue d’une philosophie politique de l’Europe. Trouver des itinéraires perdus, c’est d’abord renouer avec le Moyen Age et reconnaître, comme nous y invite Léo Moulin, que l’Europe en est la « fille aînée ». Ampleur de notre dette à l’égard de la raison médiévale, de la technique médiévale mais aussi des règles électorales et délibératives en usage, notamment, dans les ordres religieux. Voici balayée la légende absurde de l’obscurantisme « moyenâgeux», qui se double ordinairement d’une apologie de la Renaissance finalement assez étrangère à l’esprit de ce temps.

Arrachant la trop méconnue et très savante Frances Yates aux courants les plus douteux de l’ésotérisme contemporain, Blandine Barret-Kriegel souligne en reprenant ses travaux ce que la révolution scientifique de la Renaissance doit à l’hermétisme et au kabbalisme juif puis chrétien qui font prévaloir, contre Aristote, l’idée d’infini. Quant à Franck Tinland, il montre que l’Etat de droit est un héritage du XVIIème siècle européen à travers une analyse du « Léviathan » de Thomas Hobbes, qu’on cite d’ordinaire avec horreur sans l’avoir toujours lu. Ainsi, les lumières de la raison ont brillé de mille feux sans lesquels le siècle des Lumières n’aurait pu advenir comme l’explique Paul Vernière dans une forte synthèse qui nous permet de prendre l’exacte mesure des enjeux politiques et des impasses dont nous restons aujourd’hui prisonniers.

Redécouvrir Kant et Hegel

Au chapitre des redécouvertes, ainsi inauguré par la relecture de Hobbes, il faut inscrire l’étude que Bernard Bourgeois a consacrée à la philosophie allemande de l’Europe. Emmanuel Kant impressionne, dont l’œuvre semble réservée aux agrégés de philosophie. On sera frappé par l’actualité et la pertinence du philosophe de Königsberg, qui est… un des ancêtres du projet de Confédération européenne. Cette Europe, que Kant identifie à la rationalité, ne saurait être réduite à son expression géographique ni représentée par une seule de ses nations – la française, ou l’allemande. Elle ne saurait non plus prendre la forme d’un Etat supranational, nécessairement despotique, mais au contraire réaliser son idée par la coexistence pacifique des nations, dans un « congrès permanent des Etats ».

Nous voici prêts à ouvrir timidement Kant en attendant le deuxième numéro de la revue, qui lui sera consacré. Mais Hegel ? Dénoncé comme « maître-penseur » par les Nouveaux philosophes, sa cause semblait entendue : système totalisant, logique totalitaire, et le Goulag comme conclusion de la « Phénoménologie de l’Esprit ». Au contraire, Bernard Bourgeois nous donne à lire un philosophe libéral, ennemi de l’impérialisme – germanique ou non – et attaché à l’équilibre des nations unifiée par l’esprit.

Mais aujourd’hui ? L’équilibre n’est pas atteint, et l’unité n’est pas faite. Rappelant comment les empires qui ont voulu unifier l’Europe sous prétexte de catholicisme et par pure volonté de puissance ont été brisés, Alexandre Adler montre que la grande Europe démocratique qu’on croyait en bonne voie il y a deux ans n’est qu’une hypothèse, l’autre étant celle d’un national-populisme qui sévit désormais à l’Est comme à l’Ouest. Sommes-nous déjà devant l’alternative posée par Husserl en 1935 – celle où l’Europe aurait une nouvelle fois à choisir entre « la haine de l’esprit » et l’« héroïsme de la raison »? Il faut espérer, en méditant avec François Guéry sur la couleur de l’Europe, que celle-ci poursuivra le projet rationnel inauguré dans la Grèce antique Jusqu’au point où elle atteindra son universalité « car l’humanité est « Europe », et le saura tôt ou tard ». Qu’on partage ou non les points de vue exprimés, ce premier numéro de « Philosophie politique » donne amplement matière à penser.

***

(1) Philosophie politique, n°1, L’Europe, Presses Universitaires de France, octobre 1991.

(2) …malheureusement atténuée par de regrettables coquilles : l’ouvrage de Husserl « La crise de l’humanité européenne et la philosophie » devient crise de « l’immensité » européenne (!), l’anthropologue Georges Balandier fait place à un certain Georges « Balandin » et Olivier Mongin, directeur d’Esprit, est remplacé par O. « Mougin ». N’y aurait-il donc plus de correcteur aux PUF ?

(3) Alexis Philonenko, L’archipel de la conscience européenne, Grasset, 1990.

Article publié dans le numéro 571 de « Royaliste » – 13 janvier 1992

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